Elle a traversé tout Paris en apnée, sourde au charivari turbulant environnant. Trottinant à la cadence enlevée d'un air entêtant qui trottait dans sa tête, clic clac, clic clac, ses petites bottines ont butiné le macadam des enivrantes notes qui caracolaient, fleurissaient, fanfaronnaient sourdemen...
Maintenant que c'était fini, il était revenu.
A peine arrivé sur le chemin forestier, il découvrit avec effarement un autre monde.L'impression était saisissante : devant lui, à perte de vue, un cimetière se dressait vers le ciel. Des squelettes d'arbres gisaient au sol. Pas un chant, pas un appel, un silence oppressant ; les animaux semblaient avoir déserté les lieux ; à peine le craquement d'un bois mort dans sa chute vers le sol le faisait sursauter et puis le son étouffé de ses pas dans le tapis de cendres encore chaudes dont il devinait par endroits les braises encore actives.
Il voulait voir si sa forêt était encore vivante. Il avait bravé l'interdiction d'y pénétrer, encore en vigueur ; des semaines après, le feu couvait toujours.
L'air était lourd, encore chargé de l'odeur âcre de bois brûlé et de relents désagréables qu'il ne parvenait pas à identifier. Il avançait lentement les yeux rivés sur ce paysage désolé qui n'avait plus rien de familier. Machinalement il lécha les larmes qui ruisselaient sur son visage. De ce qui était sa forêt, son jardin, il ne reconnaissait plus rien. Jamais il n'aurait pu imaginer un tel désastre, une telle dévastation.
Il quitta le sentier et s'enfonça plus profondément dans la forêt. Rien n'avait été épargné par les flammes. Devant lui un dédale de fûts de pins calcinés aux allures fantomatiques, d'un noir macabre, profond. Plus une ombre de vert, plus une feuille. A chacun de ses pas, de légers nuages de cendres se soulevaient pour retomber aussitôt. La puanteur douceâtre et oppressante qui imprégnait tout l'espace s'empara de lui et l'envahit d'un malaise indéfinissable ; dans ce lieu étrange, sans repères, il se sentit fragile, vulnérable, comme si quelque chose de lui avait aussi disparu.
Il avançait, se frayant un chemin dans ce paysage en ruines, contournait les souches noircies, franchissait les murs de taillis qui ensuite retombaient en cendres derrière lui. Par moments il s'arrêtait, croyant percevoir des soupirs étouffés, des présences invisibles qui l'observaient. Il accéléra le pas. Le ciel bleu qu'il apercevait entre les cimes atrophiées dressées comme des poings levés, lui semblait irréel. Il lui rappelait ce ciel qui s'était embrasé en plein après-midi et avait pris les couleurs d'un coucher de soleil, magnifique, brûlant, effrayant.
Il eût le sentiment que tout pouvait arriver, encore.
Soudain, un cri rauque, intense, traversa le silence. Son corps se raidit, l'angoisse le fit frissonner, parviendrait-il encore à décrypter les sons de la forêt ? on aurait dit une plainte, peut-être un animal blessé…, à moins que ce ne soit un signal, une alerte …
Il avait beau regarder autour de lui, plus rien de sauvage ne vivait dans cet environnement chaotique. Pour la première fois il sentit que la forêt lui était devenue hostile.
Alors qu'il cherchait un passage à travers les bois noirs pour fuir cette désolation, il repéra une zone qui lui sembla plus dégagée, une sorte de clairière, bornée tout autour par un enchevêtrement de bois calcinés, de troncs dépouillés. Il s'approcha et découvrit un espace lunaire comme labouré, piétiné, cent fois, mille fois, à l''odeur pestilentielle.
Il s'arrêta net, sidéré, ébranlé par ce qu'il voyait.
Au centre du cercle, ils l'attendaient.
Ils se tenaient là, regroupés, une trentaine de créatures, ou du moins ce qu'il en restait, qui le regardaient. Certains avaient la tête mutilée, avec des excroissances osseuses qui s'entrelaçaient comme des ronces dont la pointe était dirigée vers le front. Des choses aux membres arqués dans des angles impossibles rampaient en grognant, des êtres à demi-calcinés le fixaient depuis les branches, leurs orbites dilatées remplies d'un liquide opaque.
Aussitôt il comprit l'origine de la puanteur qui régnait dans les bois, celle de la chair consumée.
Epouvanté, il fit un pas en arrière, et ce fût suffisant pour briser le silence.
Un grognement sourd résonna, profond et guttural. Et le plus grand d'entre eux tourna sa tête déformée dans sa direction. Lentement. Ses yeux noirs brillant comme du charbon incandescent. Un canidé sur trois pattes grondait sans discontinuer les crocs à l'air, tandis qu'une sorte de touffe de poils dévoilait des griffes prolongées comme des crochets. D'autres s'agitèrent avec des sortes de claquements désynchronisés.
La vision le figea. Le cœur battant, paralysé par l'effroi, il se savait impuissant contre cette horde monstrueuse qui se tenait devant lui, prête à la charge, tempêtant du sabot sur le sol, ahanant d'impatience avant l'attaque imminente. Dans un déferlement de croassement, de hurlement, de piaillement, de gémissement, implacablement, les créatures avançaient vers lui, se rapprochaient, l'entouraient jusqu'à venir le renifler, le sentir, dangereusement.
Et le cercle se referma lentement autour de lui.
Il était devenu la proie.
Il sentit sa gorge se nouer, la peur sourde se mêlant à une fascination morbide. Là où il était, personne ne l'entendrait crier, il n'y avait plus de lieu où se réfugier.
Il voulait fuir, mais son corps refusait de bouger. Un pas en avant, le renard bondirait sur lui. Un geste brusque et les oiseaux déferleraient comme un nuage de lames tranchantes. Ces créatures n'étaient plus des animaux. Elles étaient autre chose. Nées du feu, de la douleur. Des aberrations des hommes.
Le cerf poussa un cri. Un cri humain.
Le son le déchira de l'intérieur, un mélange de douleur, de rage et d'appel désespéré. A cet instant, il comprit qu'il n'était pas le seul à avoir peur. Ces monstres étaient des victimes autant que lui. Mais cette pensée fût vite balayée par un craquement sec. L'un des oiseaux avait pris son envol, ses ailes déployées révélant des os saillants aux extrémités.
Fou de peur, il recula d'un pas, puis de deux, se retourna et courut aussi vite qu'il le pouvait, poussé par le souffle des créatures qui se rapprochaient dangereusement, les borborygmes, le martèlement chaotique des sabots qui résonnait, transformant la clairière en un tourbillon de sons, de mouvement.
Il fallait échapper à cette folie.
Il ne reviendrait jamais ici. La forêt qu'il avait connue n'existait plus.
Ce qui restait n'était qu'un cauchemar incarné.
Camille L. 07/01/2025
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