Je descends de voiture avec ma chair mère. J'ai écouté scrupuleusement ses indications, empruntant son itinéraire pour se rendre à la Grande maison comme elle dit. Je la laisse me guider, encore et encore cette fois. Elle vit seule dans un petit appartement en ville, depuis quelques mois. Nous appro...
Elle a traversé tout Paris en apnée, sourde au charivari turbulant environnant. Trottinant à la cadence enlevée d'un air entêtant qui trottait dans sa tête, clic clac, clic clac, ses petites bottines ont butiné le macadam des enivrantes notes qui caracolaient, fleurissaient, fanfaronnaient sourdement en elle. Souvent diffusé à la radio, -c'est un classique-, elle aime l'écouter comme le tube qu'il fut, dit-on, à son époque. Arrivée à destination, personne devant l'église. Elle est en avance. Elle en avait pris, comme toujours ; une habitude de ponctualité superstitieuse qu'elle honorait à chaque rendez-vous. Ce soir, plus que jamais, elle se devait d'être à l'heure, pour s'asseoir au premier rang.
Elle pousse la massive porte en bois de l'église. Sous le poids des ans, ses gonds usés, rouillés, endoloris, craquent, crient comme ses propres genoux fléchis quand elle se relève. En pénétrant dans le sanctuaire, encore froidement silencieux, elle perçoit le souffle ténu mais tenace des prières portées par les cierges crépitants et fumants. Sans les connaître, elle imagine des êtres désespérés murmurant leurs plaintives supplications quand d'autres agenouillés se sont consumés en allègres actions de grâce. Dispersés dans les travées, ces luminaires dévoilent la forêt de piliers aux feuilles à jamais muettes et la réchauffent de leurs bruissantes lueurs.
Derrière elle, elle sent la houle trépidante des spectateurs remonter le chœur. Leurs talons caquettent sur le dallage, leurs voix s'ébrouent, caverneuses, cristallines, des chuchotis aussi cherchent le silence, des pieds de chaise raclent, grincent, crissent comme la craie sur le tableau noir. Elle s'en souvient. Elle râle, peste, tempête, sans voix. Cette brouillonne cacophonie d'avant le recueillement l'exaspère.
Elle ferme les yeux. Une salve d'applaudissements d'abord feutrés s'amplifie jusqu'à couvrir, étouffer les dernières palabres de retardataires nonchalants. Enfin, dans les respirations retenues, un coup d'archet, un autre, un autre encore, discordant, s'accordent, éclaboussant l'attente fébrile. Elle frissonne. Non pas d'un fiévreux frisson mais du plaisir à venir.
Une voix a capella s'élève, enfle, l'enveloppe. Est-ce celle d'une femme, d'un homme ? Le souffle enchanteur d'une flûte s'envole à son tour, la viole de gambe soupire après elle, le clavecin égrène ses guillerettes notes métalliques mélodieusement mélancoliques. Pas mélomane pour deux sous, elle ne s'explique pas ce qui l'émeut tant dans cet ensemble baroque. Le chœur chante-t-il en anglais, en latin, en vieux français ? Peut-être en latin, une messe. Agnus dei. Kyrie Eleison. Sanctus. Pater noster. Oui. Ces mots elle les a déjà psalmodiés, le cœur croyant. C'était il y a longtemps. Maintenant, elle ne croit plus mais elle se laisse encore transpercer par ces chants liturgiques d'antan. D'un autre temps. Elle est là mais déjà ailleurs, transportée au-delà.
Sous ses paupières closes, elle sent rouler des larmes qu'elle accueille sans gêne, avec gratitude. Quelle béatitude !
Soudain, en contrepoint, un aigre raclement de gorge. Elle ouvre les yeux. Le raclement s'est tu. Elle se laisse de nouveau emporter par sa méditation. Pas pour longtemps. Malgré elle, une salve d'éternuements capte son attention. Chromatiques, chuintants, assourdissants. Sporadique, une toux caverneuse qui semble chronique, répond aux bruits de gorge qui reprennent. Ce funeste ensemble acoustique donne de la voix, lui susurre un lancinant refrain qui s'immisce dans le flot de sa rêverie et l'interrompt. Les notes se disloquent. L'harmonie de la partition vole en éclats. Le chœur se meurt en rumeur. Comme quand elle cherche à reprendre le rêve que le réveil a interrompu, elle referme les yeux, concentrée à se raccorder au souffle divin du clavecin, de la viole, de la flûte. Mais le charme est rompu. Elle attendra malgré tout la fin du concert avant de repartir, sans tambour ni trompette.
Le thème du "paysage sonore" est à retrouver en lisant cet article.