Ils crient. Ils boivent. Ils gesticulent. Que des hommes. Que des soldats. Ils se sentent forts. Forts d'être des hommes. Forts d'être nombreux. Forts d'être encore vivants. Un moment de trêve. Un moment où il est possible d'oublier la souffrance. La peur. L'horreur. Ils sont à l'abri de la guerre. ...
Ils crient. Ils boivent. Ils gesticulent.
Que des hommes. Que des soldats.
Ils se sentent forts. Forts d'être des hommes. Forts d'être nombreux. Forts d'être encore vivants.
Un moment de trêve. Un moment où il est possible d'oublier la souffrance. La peur. L'horreur.
Ils sont à l'abri de la guerre. De la mort. Du reste du monde.
Ça sent le vin, la sueur et le tabac. Et cette puissante odeur du désir des hommes, quand il ne reste rien d'autre à attendre qu'un petit instant de plaisir et de rigolade.
Elle arrive. Menue, fragile, comme un animal effrayé sur le chemin de l'abattoir. Elle baisse les yeux, elle danse d'un pied sur l'autre, elle ne sait pas quoi faire de ses mains, dans sa robe trop ample et défraichie.
Elle a peur, elle a honte, elle ne comprend rien. Jeune allemande, livrée en pâture à la violence joyeuse des soldats, objet de convoitise et de moqueries.
La foule de soldats en liesse la hue, la conspue, la dévore des yeux. Comme il fait bon se sentir enfin puissants, unis dans la même hystérie et la même détresse.
Il faut qu'elle chante. Le filet de voix qui réussit à sortir de sa bouche provoque les rires et les railleries des soldats. Elle chante dans la langue honnie, la langue des ennemis, celle qui fait habituellement trembler, ou qui déclenche une haine viscérale. Mais, ce soir, la voix étranglée de ce petit bout de femme se mêle aux larmes, et pleure la nostalgie des jours passés et la crainte de ce qui peut advenir.
La chanson se fraye un chemin, résonne jusqu'à ces hommes, ces brutes avinées, ces soldats en délire, qui finissent par l'entendre. Ils l'écoutent. La voix fluette d'une femme qui perce leur armure de survie. Elle leur parle de ces émotions que ces hommes croyaient avoir oubliées. Elle leur impose le silence. Elle laisse libre cours aux larmes. Les larmes de la jeune femme. Les larmes de ces hommes. L'enfer des tranchées, les ordres stupides et meurtriers, l'abomination différée.
Instant de grâce. Parenthèse de vie. La mort suspendue.
C'est le temps des larmes et d'un peu d'humanité.
Mais qui sont-ils, ces hommes ? Tous identiques au premier regard, vêtus du même uniforme, les traits fatigués, la bouche amère, soldats-pions, apparemment indistincts dans cette foule avinée ? Ce ne sont que des hommes.Si vous vous approchez, si vous les regardez de plus près, vous les verrez. Chacun différent. Jeune homme imberbe qui n'a peut-être encore jamais tenu une femme dans ses bras. Vieux soldat à la peau tannée, qui attend chaque jour une lettre de sa femme et des nouvelles de ses enfants.Celui-là, fier de ses muscles et de sa virilité, bagarreur, voyou, redouté dans son quartier, qui cache son cœur tendre sous son pardessus réglementaire. Ils ont perdu leurs amis, leurs compagnons, leurs frères, dans ces combats qui n'en sont pas. Ils n'ont pas fait partie des malheureux qu'on a sortis du rang pour l'exemple. Pour le moment, ils sont encore vivants.
Leur colonel surprend ses hommes dans ce moment d'émotion partagée. Emu malgré lui par la voix de la jeune fille allemande.
Il se détourne, le devoir l'appelle, un nouvel assaut se prépare. Il s'agit d'envoyer une fois de plus ces hommes à l'abattoir. Il n'a pas le choix, lui aussi doit obéir aux ordres.
Pourtant, il hésite. Quelque chose l'arrête. Le souvenir du jeune homme qu'il a été, naïf et idéaliste ? La nostalgie du temps où il croyait encore au bienfondé de cette guerre devenue une boucherie ? La réminiscence des plaintes et des supplications de tous ces soldats fauchés par des ordres absurdes ?
Quoi qu'il en soit, le voilà qui fait volte-face et retourne à pas lents vers la porte éclairée du mess. Il traverse la salle sans hésiter. Les soldats reconnaissent leur colonel, et leur chant se transforme en murmures, tandis que leur supérieur monte sur la scène improvisée. Il s'approche de la jeune fille allemande, enlève sa veste pour lui en couvrir les épaules. Le silence envahit la salle, les soldats fixent cet étrange spectacle, les yeux écarquillés, le souffle coupé. Ahuris, mais aussi émerveillés, ils suivent du regard le colonel et la jeune fille qui descendent de l'estrade, main dans la main, retraversent la salle, passent la porte, et s'éloignent d'un pas léger vers l'aube d'un nouveau jour.
Parce que… Pourquoi pas ?
Vous savez bien que l'histoire ne se termine pas ainsi, que le colonel tournera le dos à ses soldats et se préparera au nouvel assaut où il doit entrainer ses soldats.
Oui, mais pourquoi pas ? Pourquoi pas un peu de rêve et d'espoir, dans ce monde de larmes ? Pourquoi pas une dernière scène chimérique pour un mystérieux happy end ? Pourquoi pas la promesse d'un ordre renversé ? Pourquoi…