Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clam...
Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le seuil et de petits pas décidés se dirigea vers le bénitier pour se signer. Puis, dans la pénombre de la nef, elle s'avança vers ce qu'elle considérait comme sa place, à droite de l'allée centrale, la troisième chaise, au deuxième rang, se délesta de son cabas sur la chaise voisine, épousseta du revers de la manche le dossier du prie-Dieu, fit le signe de croix, s'agenouilla et commença ses dévotions, comme chaque matin.
Albertine Parut avait ses habitudes. Le dimanche c'était la messe le matin, les vêpres l'après-midi, le jeudi c'était confesse. Les autres jours, elle se recueillait, implorait, suppliait, elle priait. Les autres jours, elle tentait de résister au tourbillon d'images qui envahissaient son esprit, qui la torturaient, à la vue du triptyque majestueux qui ornait l'arrière de l'autel. Fascinée, glacée par ces représentations diaboliques d'animaux étranges, de créatures monstrueuses, chaque jour elle s'efforçait d'éloigner son regard de ces excentricités qu'elle n'aurait jamais osé imaginer par elle-même, sans y parvenir. Elle en avait le vertige.
Dès qu'elle entra dans l'église, la fraicheur fit frissonner Albertine, elle resserra son petit manteau sur ses maigres épaules, réajusta son chapeau et alors qu'elle allait tremper l'extrémité de ses doigts dans l'eau froide du bénitier, alors qu'elle levait les yeux vers l'autel pour se signer, un vacillement de tout son corps l'ébranla.
Derrière les flammes tremblantes de quelques bougies rabougries, à travers les vapeurs d'encens, des personnages hybrides, bizarres, ambigus célébraient une étrange cérémonie, défilant autour d'elle d'une façon vertigineuse puis disparaissant aussitôt remplacés par d'autres. Un gros poisson affublé d'une queue de scorpion, un homme à tête de porc, un diable coiffé d'un entonnoir, un poulet géant se parlaient, se rapprochaient d'elle, l'entouraient, en même temps que des chants, des supplications, des cris s'élevaient, comme une danse macabre dont elle était le centre. Privée de souffle, épouvantée, elle resta là comme sidérée.
Ses prières assidues, sa vie bien rangée ne suffisaient donc pas, elle n'avait pourtant pas quitté son cilice depuis des mois. Ce combat qu'elle menait chaque jour contre ses pensées honteuses, les pénitences, les mortifications, tout cela l'épuisait. Ce monde grouillant de monstres, cet enfer auquel elle essayait d'échapper, elle n'en pouvait plus !
Le souffle court, secouée de palpitations, la vieille femme reprit son cabas qui lui sembla bien lourd ; à petits pas elle se dirigea vers sa place, s'agenouilla lentement sur le prie-Dieu et, les yeux fermés, commença à marmonner ses litanies, comme tous les jours.
Demain elle irait à confesse.
Illustration : La tentation de saint Antoine (détail) de Jérôme Bosch