Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clam...
Elle était là. Le perfide petit arôme de bonbon acidulé. Dissimulé, caché sous les effluves ordinaires et ennuyants de l'appartement. Tapi dans les plis et replis du voile odorant des parfums de rien qui faisaient le quotidien de Ichiro.
Elle était là. Derrière la senteur moite qui émanait de la cuiseuse de riz qui refroidissait. Trainante dans le sillage des produits ménagers qui avaient imprégné le sol depuis le passage de la femme de ménage la veille. Sous l'odeur du parquet fraichement lavé et ses relents de bois industriel qui semblait crier à qui voulait l'entendre : « je ne suis pas un vrai arbre ! ».
Presque inodore. Mais pas pour Ichiro dont la main était restée prostrée sur la poignée de la porte. Le cœur battant plus vite qu'à l'accoutumée. Il avait les oreilles en feu. Le nez plissé comme s'il le démangeait furieusement. Il se refusait à humer une nouvelle fois l'air de son appartement.
Rien n'avait bougé en apparence : son futon et celui de sa petite amie enroulés dans un coin de la salle, les petits chaussons d'intérieur à quelques centimètres du bac à parapluies, le magazine de Akiko sur la table basse dont elle avait soigneusement plié le coin de certaines pages.
Mais il n'avait pas besoin de ses yeux pour repérer l'intrus. Il savait qu'il n'avait qu'à inspirer une nouvelle fois pour détecter l'horrible petite odeur sucrée. Inspirer à gorge déployée et engloutir le fumet comme on pourrait gober un gros marshmallow trop mou et trop collant.
Ichiro ferme la porte derrière lui. En un coup d'œil, il sait que l'appartement est vide. Que celle qui avait apporté cet irritant effluve jusqu'ici était déjà partie. Cette odeur n'avait rien à faire là, mais, il en était certain, elle était là. Perfide et triomphante avec ses rondeurs féminines qui ne pouvaient jamais tout à fait se dissimuler. Elle n'avait jamais été assez discrète pour ça. C'était une fragrance qui voulait tout entière briller.
Il s'avance. Ferme les yeux et traque le panache de berlingots fuyants. Il s'arrête devant le meuble du salon : elle était là. Elle s'était tenue ici, à cette même place. Peut-être dans sa robe en soie rose. Les rubans qui coiffaient habituellement sa chevelure brune en deux longues tresses lâches courant sur son dos dévoilé. Elle avait peut-être gardé ses ballerines perlées pour traverser impunément le tatami et diffuser la menace sourde de son parfum.
Berlingot, confiseries pour enfants. Son effluve portait son visage. Ses lèvres épaisses pour une Japonaise qui se fermait sur une haleine de fête foraine et de marbré au chocolat. La barbe à papa. Des yeux en amande parfaits qu'il n'avait jamais vus s'endormir à ses côtés. Il s'assoupissait toujours le premier. Une peau de pêche comme brodée dans du satin. Il avait touché, caressé encore et encore l'écrin doux de son corps.
Il voudrait la tuer.
Annihiler son rire enfantin qui courrait dans sa mémoire à travers son parfum irritant qu'elle avait sournoisement diffusée ici. Chez lui. Dans sa maison. En bravant l'interdit. Dans cet appartement où il avait refait sa vie et fait l'amour à Akiko en tentant de l'oublier.
Elle était venue ici. En sachant pertinemment que même dans la puanteur du purgatoire il reconnaîtrait son parfum sur un milliard.
Ichiro sent qu'il perd pied. Il aimerait réfléchir. Revenir à la raison. Appeler la police, car cette odeur comme elle n'avait rien à faire ici. Elle n'avait pas à venir ici. Courir dans le couloir de son immeuble un couteau à la main pour ravager son visage si elle était encore dans les lieux. Ce visage qu'il avait tant aimé. Elle est partout avec son ignoble puanteur. Elle gomme le reste. Elle sature l'appartement. Il n'y a qu'elle. Que cette pestilence immonde qui prend le pas sur tout le reste.
Ichiro se saisit du cuiseur et renverse le riz et l'eau collante sur le sol. Il attrape la bouteille de javel et en asperge le tatami en de grands gestes désorganisés. Le sol. Le plafond qu'il arrive difficilement à atteindre. Les futons soigneusement alignés. La télévision et les photos encadrées dont les portraits ne s'affolent pas de se voir repeindre en blanc.
L'odeur se replie. Recule doucement se terrer dans l'ombre d'un placard. Elle semble ricaner du coin de la pièce prête à reprendre toute sa place.
Akiko arrive précipitamment dans le salon. Un flacon de parfum à la main. Elle était dans la salle de bain. Ichiro relève la tête abasourdie. Elle a cette odeur. Cette odeur qui ne lui appartient pas. Cette indicible petite odeur de mort. Son parfum dans la main qu'elle vient de ventiler sur son cou sans deviner qu'elle avait revêtu de la sorte le manteau du mal. Ichiro médusé tombe à genou. Dans son esprit les deux femmes se confondent. La première et sa robe de soie, la seconde qu'il a épousée.
Ne reste que cette odeur infâme.
À genou dans la javel et l'eau trouble. Il se met à pleurer et ses larmes ont le goût des sucreries qu'il ne mangera plus jamais.