Elle se souvient. Petite, du rituel de la toilette, au lavabo, un gant pour le haut, un gant pour le bas. Pas de douche, pas de serviette éponge XXL, pas de gel douche, pas même des cotons tiges pour les oreilles. Une savonnette, du coton entourant elle ne sait plus quoi pour curer la cire des pavil...
Elle se souvient. Petite, du rituel de la toilette, au lavabo, un gant pour le haut, un gant pour le bas. Pas de douche, pas de serviette éponge XXL, pas de gel douche, pas même des cotons tiges pour les oreilles. Une savonnette, du coton entourant elle ne sait plus quoi pour curer la cire des pavillons. Elle se souvient encore de l'eau de Cologne pour enlever la crasse du cou.
Après, quelle satisfaction elle ressentait de le voir noirci d'une saleté dont elle ignorait d'où elle provenait puisqu'elle se lavait si bien chaque jour. Enfin, elle se souvient. De toutes les parties du corps à lustrer comme sa mère briquait ses cuivres de cuisine, il restait le nombril à débarbouiller. C'était, plus que sa zézette, son petit oiseau, le point central, culminant, de l'astiquage quotidien. Elle scrutait avec attention ces plis et replis dans lesquels quelque trace noirâtre s'était incrustée et qu'il lui fallait éliminer. Au centre de son bidon, toucher ce qu'elle voyait comme la coupe transversale d'une fleur, d'une mandarine tranchée en son milieu, l'électrisait toute entière. Un point si sensible qu'il lui procurait une douleur ténue mais aigue pareille à celle du petit juif cogné accidentellement ! Etait-ce parce que cet appendice trouait son ventre en son centre qu'il attisait ainsi sa curiosité, monopolisait son attention, ses regards ?
De son frêle index, elle prenait le temps d'en d'explorer méticuleusement les contours, d'en caresser le dessin régulier comme un sceau, une signature, une estampille. Une marque de fabrique, un poinçon, un cachet attestant son appartenance, son authenticité, sa qualité ?
Parfois, le vertige la prenait devant cette crevasse indolore. Et au bord de ce gouffre obscur qu'elle scrutait hypnotisée, elle entrevoyait tantôt des ombres indéchiffrables, tantôt des mirages de visages, fugaces images qu'elle aurait aimé retenir mais qui s'évanouissaient à son regard. Son nombril redevenait alors une bouche muette, muselée, un trou fermé, une blessure cicatrisée devant laquelle, inquiète, le cœur palpitant, elle hésitait à poursuivre son exploration.
Elle reprenait son souffle, se penchait plus avant sur son nombril, et son buste aspiré par cette béance comblée s'engouffrait alors par un de ses replis. Elle basculait, chutait n'ayant plus pour s'accrocher qu'un noueux cordon visqueux dont les nœuds lui permettaient de progresser sans retour en arrière jusqu'à l'antre aquatique. Têtard qui flotte. Tétant l'eau d'un bain nourricier délicieux et chaud.
Alors, enfin rassasiée, apaisée, elle s'abandonnait au flux et reflux cajolant, voguait si loin qu'elle l'apercevait. Lui. Un autre. Lui. L'autre goutte d'eau suspendue au cordon visqueux. L'autre semblable, l'autre. Elle le sentait, elle le voyait, elle le rejoignait. Ils sont deux et ils sont un. Ils ondulent, ils ondoient mais peu à peu il se dissout, se désagrège tout contre elle. Se désintègre, sans douleur et sans pleur. Il disparaît.
Elle se souvient. Le temps de la toilette s'achevait quand sa mère la pressait de sortir de la salle d'eau. Le chemise de nuit qu'elle enfilait escamotait son nombril et en s'éclipsant, s'évanouissait l'univers qu'il avait convoqué.