Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le ...
Je l'ai vu, j'aurais pu, j'aurais dû, je n'ai pas su.
Je le croisais à la fac. Je n'avais pas la faculté d'aborder les inconnus, tout juste les connus. J'étais d'une timidité maladive. Petite, j'avais été soignée pour bien des maux enfantins, la rougeole, la varicelle, la rubéole, et même la coqueluche. Je n'avais jamais été soignée pour ma timidité. S'agissait-il d'une maladie ? « Dis, Lili, comment s'est passée ta journée ? » demandait toujours ma mère au cours du dîner. Nez dans mon assiette, je cherchais mes mots avant de bredouiller quelquesbanalités. Les phrases peinaient à franchir le seuil de mes lèvres. Ces phrases qui se bousculaient dans ma tête et auraient pu remplir la soupière. Ma mère soupirait, qui ne comprenait pas mon mal-être. Etre aussi timide, ça ne devait pas exister. Hystérique, peut-être, comme la pauvre tante Adèle, mais timide, ça non. Ca ne pouvait pas exister. Cette enfant faisait des simagrées. Bon gré mal gré, il faudrait bien que ça change. Heureusement que sa jumelle, elle, donnait toute satisfaction. Drôle, bavarde, inventive, insolente, impertinente même, on ne s'ennuyait jamais avec Solange. Ce n'était commeLiliane. Un ange et un âne, songeait parfois sa mère qui s'en voulait aussitôt. Car Liliane n'était tout de même pas dénuée de qualités – littéraires, notamment. Car Liliane, dès qu'elle avait su écrire, les avait régalés de petites histoires qu'elle écrivait et que Solange leur lisait.
Il avait fallu attendre le lycée, et le départ de Solange en pension pour que Liliane se libère un peu. Solange en pension, Liliane avait perdu son porte-parole et devait donc la prendre, la parole.
Aujourd'hui, Liliane est devenue mère et elle raconte à sa fille comment elle a laissé filer son premier grand amour. « Je l'ai vu, j'aurais pu, j'aurais dû, je n'ai pas su. » Ce garçon qui avait cours dans la même salle qu'elle et qu'elle croisait tous les mardis après-midi, à 15 heures précises, quand il sortait du cours de Mrs Dawson. Ce garçon dont elle rêvait assidûment – et pas seulement le mardi – et qu'elle ne savait comment aborder.
Eh bien ce garçon, elle l'avait vu un jour entrer dans un pub irlandais dans la ville où, au cœur de l'été 69, elle était jeune fille au pair. Cette apparition improbable à Salisbury, à quelques miles seulement de Stonehenge, l'avait pétrifiée. Elle n'avait pas osé lui emboîter le pas. Pas su saisir sa chance.
Elle ne l'a jamais revu. Pas de chance !
25 novembre 2021