Atelier sur le regard
Il est au rond point, comme chaque jour, debout avec sa pancarte, barricade contre l'indifférence insouciante du monde, bâtie contre le courant, pour que le flot lent et anonyme du train-train quotidien vienne buter sur ses rivages. Et Dans les rayons du soleil de fin d'après midi, qui l'effleure sur son côté gauche, ce géant de solitude, nimbé d'une ombre de lumière, ralentit le temps et comprime l'espace, il est le maître de la chenille métallique d'automobilistes aspirée et jetée contre sa pancarte, chauffeurs cadenassés dans leurs armures roulantes.
Il n'implore pas, il se montre comme si c'était son dernier droit, être debout dans son humanité et garder ainsi le sentiment de sa dignité, il nous surplombe nous les automobilistes recroquevillés dans nos voiture toutes vitres remontées, regards fuyants, regards volontairement détournés. Nous ne voulons pas le voir ou plutôt ne voulons pas croiser ses yeux car alors nous nous sentirions encerclés par ses bras de misère, astreints au bleu de son regard, il serait alors difficile de lui refuser un peu d'argent. Nous devrions ouvrir grand notre porte celle que l'on aime laisser entrouverte, juste assez pour que l'air doux nous berce et que la lumière nous baigne dans un halo mordoré, juste assez pour que nous puissions voir un bout de notre monde, simplement entrebâillée pour vivre parmi les hommes, avec un alizé comme un voile léger dans lequel blottir notre intériorité. Une porte qui bat au rythme du vent de nos humeurs. Ce soir le vent a forci, il se fait plus puissant il vient du fond du bleu de son regard, il vient du lointain azur, il s'est engouffré laissant la porte plaquée à l'extérieure et il nous enserre la poitrine, la ceint avec force s'enroule si fort, que nos cœurs luttent contre l'oppression, on voudrait refermer la porte mais Éole serait alors emprisonné et nos cœurs ne résisteraient pas à la pression, ils pourraient bien exploser, s'éparpiller en une multitude de pétales rouges de honte.
C'est bien le seul moment où dans sa quête de quelques pièces il prend le pouvoir sur les autres. Le pouvoir de nous déranger dans notre course individuelle quotidienne, gorgés de certitudes et du sentiment du devoir accompli, rentrant chez soi après une journée de travail.
Il garde sa posture, de son regard bienveillant il cherche celui des chauffeurs mais il a la grâce ou plutôt l'élégance de ne pas s'attarder, de ne pas quémander. Il attend et c'est cette attente qui interroge l'automobiliste que nous sommes sur notre devoir d'humanité, notre responsabilité dans le refus de solidarité ; Il sait bien que chaque chauffeur va se trouver une bonne excuse pour ne pas descendre la vitre de sa portière.
Et il est là avec son sourire esquissé simplement sur son visage rubicond, un sourire qui nous renvoie à nos défaillances, nos mesquineries, nos mensonges car il sait tout cela, il sait ce que nous pensons, il l'a pensé lui aussi un jour, avant, il y a déjà bien longtemps.