Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clam...
A travers les persiennes, filtre la lueur du jour. Il est encore tôt mais elle se lève. Elle a toujours été matinale et, même en ce jour, elle ne veut pas se mettre en retard. Un rayon de soleil réveille le miroir de sa chambre. Confident de ses humeurs, elle n'a pas de secrets pour lui. En ce matin comme en tous les autres, il la voit au naturel à moitié ensommeillée, le cheveux rebelle, les traits chiffonnés. Elle sait qu'elle peut le séduire. Une touche de rouge à lèvres, une coiffure seyante et le voilà sous son charme.
Sa fidélité exemplaire le lie à elle comme à aucun autre. Il ne la trompe pas, lui dit toujours la vérité même si elle préfèrerait parfois qu'elle soit moins cruelle. Il l'a vu grandir, prendre corps, chair et aujourd'hui l'embonpoint de son âge. Sa silhouette alourdie l'attendrit. Elle bénie sa bienveillance et aujourd'hui, elle lui sourit.
Apprêtée dans un joli tailleur d'été, escarpins au pied, elle sort dans la chaleur déjà intense qui monte du bitume. En chemin vers la gare, elle croise son regard dans la vitrine de la boulangerie dont les effluves feuilletés taquinent sa gourmandise. Elle songe un fugace instant à déroger au rituel auquel elle s'est astreinte. Non, elle résistera aujourd'hui encore, aujourd'hui encore plus qu'hier. Et elle offre ce sacrifice à l'autel de ses 30 années de fiabilité, d'application, de dévotion enfin. Ombre chinoise évanescente, elle jauge en passant son allure et sa démarche, relève la tête, redresse ses épaules, recoiffe ses cheveux qui blanchissent mais qu'en noir et blanc elle oublie. Elle presse le pas, toujours pressée, enjambe les marches du train qui l'emporte.
Il est 8h30 précises. Encore une fois, une dernière fois, elle goûte au charme d'arriver dans les premières, d'être au calme avant le déferlement de mails, de réunions, d'appels. Ce matin, sa messagerie lui rappelle un rendez-vous qu'elle a oublié et elle court prendre un taxi. Essoufflée, elle se laisse choir sur le siège. Assise derrière le conducteur, elle aperçoit, tronqué dans le rectangle du rétroviseur, son visage défiguré. Il n'est plus que front plissé, sourcils froncés, regard perdu dans le vague. N'aurait-elle pas mieux apprécié cette balade parisienne sans se rappel d'elle-même à elle-même ? Pourquoi pense-t-elle soudainement à la petite glace dissimulée dans le pare-soleil de la voiture pour le passager ? Comment l'appelle-t-on ? « Jalousie » ? « Courtoisie », oui ! Quel joli nom ! Elle s'en est d'abord servie pour « espionner » discrètement ses enfants assis à l'arrière de la voiture. Puis cédant à la coquetterie, elle l'a utilisé pour se (re)maquiller. Oh pas grand-chose, juste un soupçon de rouge à lèvres qu'elle a appris au fil du temps à (re)mettre sans lui, ce qu'elle s'empresse de faire avant de descendre du taxi.
9h30. Elle entre dans le bar, son rendez-vous l'attend pour leur brunch professionnel et comme chaque fois, il a pris place sur la banquette, dos à l'immense glace qui tapisse le mur. En contre-champ, elle réfléchit la rue passante, le ciel azur, et elle qui s'avance. Elle se dépêche d'aller le rejoindre pour échapper à cet écho et s'assoit, en face de lui, mais il ne dissimulera pas totalement son reflet. Elle redoute ce face-à-face. Parfois, sur la surface du miroir, elle voit des ombres, des fantômes affleurer, sans crier gare, et s'esquisse une galerie de portraits de famille. Son visage recompose un puzzle épars. Le nez long, les lèvres minces hérités de la lignée maternelle, les yeux verts de son père. Enfant, elle était bien heureuse d'avoir échappé aux « yeux marrons, tête de cochon » entonné à tue-tête dans la cour de récrée, « yeux verts, tête de vipère » lui conférant un air autrement plus valorisant.
Il est presque l'heure de la pause déjeuner quand elle retrouve l'animation de la rue où l'été l'invite à faire l'école buissonnière. Sur son chemin, elle croise ce grand magasin où elle s'est si souvent réchauffée du froid hivernal et rafraîchit de la chaleur estivale. Au prétexte de l'achat d'une nouvelle robe, elle s'y engouffre. Dans la cabine d'essayage où elle se déshabille, elle pense. Quelle femme n'a pas interrogé son miroir pour savoir si elle était sinon la plus belle du moins jolie ? Enfant, qu'un miroir parle ne la surprenait pas. Le conte de Blanche Neige évoluait dans un univers onirique, magique qu'elle acceptait d'emblée. Le miroir renvoyait à la sorcière ce qu'elle était vraiment, au-delà du miroir justement, à savoir sa laideur intérieure.
Dissimulée aux regards derrière le rideau de la cabine, elle entend Vanessa Paradis chantée : « Tu m'dévisages, tu m'envisages, comme une fille que je ne suis pas ». Est-ce bien elle dans la glace ? Elle ne se reconnaît plus dans le reflet d'elle-même qui n'est pas elle. Hallucination, mirage ? Son double coexiste indépendamment d'elle. La même qu'elle en tout point pareil qu'on put longtemps la prendre pour elle. Etrange étrangeté que d'être sans cesse à se regarder dans l'autre. De scruter ses traits en se demandant si elle voyait les mêmes. Et tout faire pour être, différente.
L'heure a tourné. Consciencieusement, mais sans hâte, elle se remet en route pour le bureau. En marchant, elle prend conscience du pèlerinage qu'elle vient de faire en son dernier jour avant la retraite. L'ultime page de ce chapitre de sa vie finit de s'écrire. Demain, elle ne viendra pas travailler, ne viendra plus, plus jamais. Elle n'aura plus à se tourmenter de son image, à souffrir du dilemme que son miroir a fini par lui inspirer entre fascination et répulsion. Sa surface embrumée la rassurait en lui renvoyant des traits floutés qui dessinaient une silhouette avantageuse. Essuyée, elle la glaçait. Ne pas se regarder. Ne plus se voir. Dans le visage, l'âge qui passe. Comment imaginer ce qu'il sera dans dix ans, dans vingt ans ? Elle ferme les yeux. Sa main dévisage son front, ses sourcils, ses yeux, son nez, sa bouche, ses joues, ses cheveux. Quel portrait d'elle ses doigts peuvent-ils dessiner ? L'avancée du temps se fait par à-coups. Le paysage de son visage était une plaine lumineuse. Il s'est mué en vallée sillonnée de chemins parcheminés. Démasquée, elle n'aura plus à tenter de farder son image. Il n'y a plus rien à travestir. Renoncement, acceptation, soulagement ? Aujourd'hui, alors qu'elle n'aura plus à lui courir après pour savoir à qui, à quoi elle ressemble, elle ne sait plus.