Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le ...
Son nom résonne encore aujourd'hui, tel une mélodie entêtante qui vous suit tout au long de la journée, du réveil au coucher.
Notre rencontre, je m'en souviens comme si c'était hier. Je suis tombée sous le charme dès le premier instant. Je ne me souvenais pas l'avoir déjà croisé auparavant, il semblait pourtant bien connu par ici. Ce qui me fait d'ailleurs encore rougir en y repensant. Oui, une once de honte, celle que l'on éprouve après une maladresse.
C'était lors d'une soirée d'hiver, totalement imprévue. La famille Legrand de Mercey inaugurait leur toute nouvelle demeure, comme il se doit. Tous les plus fortunés du comté avaient été conviés. Jusqu'alors, je n'aurais jamais imaginé que l'on puisse être aussi riche. A part recevoir tout ce beau monde, à quoi pouvait bien servir autant d'espace. Quinze suites d'amis, ai-je entendu dire. Ma modeste chambre de bonne étant même plus petite que leur vestibule. Pour rendre service à ma cousine Françoise, j'ai accepté de remplacer la seconde gouvernante, qui devait la suppléer pour ce genre de soirées mais qui fiévreuse, était clouée au lit. Françoise proposait mes services à chaque fois qu'un membre du personnel venait à manquer. Un arrangement plutôt rare et transparent aux yeux de tous, du moment que tout se passait sans encombre.
Nous arrivâmes, avant les convives, pour le rappel des règles d'or. Ne pas s'adresser aux convives, s'ils ne nous y ont pas invités. Comme si nous avions envie de les entendre nous raconter leurs histoires de riches. Chacun sa place, ne pas faire de vague, être transparent au milieu de tout ce beau monde.
Puis, un son mélodieux me toucha droit au cœur. Plus rien n'existait autour de moi que ce son magnifique. Ma tête se détourna des recommandations cinglantes pour se diriger vers le groupe de musiciens qui s'élançaient dans leurs dernières répétitions et vérifications de leurs instruments. Tout à la perfection. Je les avais aperçus à mon arrivée, avec Madame Legrand de Mercey. Ils riaient aux éclats et elle effleurait de temps à autres le bras de l'un ou de l'autre dans un mouvement en parfait accord avec ce qu'elle semblait leur raconter. J'en conclus par leur proximité qu'ils n'étaient pas de simples musiciens engagés pour faire office de fond sonore, mais qu'ils étaient des amis, faisant eux aussi partie de cet autre monde.
Sous le charme, vous disais-je. Lorsque mes yeux se sont posés sur lui, j'ai ressenti comme une évidence, le sentiment de l'avoir toujours connu et pourtant, nous ne risquions pas de fréquenter les mêmes endroits. Pour commencer, il était fort plus âgé, c'est indéniable. Il avait tant de charisme ! Avec son violon entre les mains, une prestance à vous couper le souffle. Je le trouvais à la fois élégant, authentique, mystérieux. J'étais en totale admiration devant lui.
La soirée s'est passée, chacun retrouvant son monde. Les enfants étaient bien élevés, et ne tardèrent pas à se coucher volontiers. Nous avions la chance de pouvoir les border tout en profitant de la musique. Les discussions avaient laissé place à la danse. Je m'imaginais danser parmi eux, avec lui.
Au moment où nous fûmes autorisés à prendre congé, la musique avait cessé. Impossible de le retrouver, parmi les visages familiers. J'avançais lentement, me retournant constamment avec une seule idée en tête, le voir une dernière fois. C'est au moment de passer la porte que mon cœur s'arrêta. Le temps aussi s'arrêta, rejouant dans ma tête le morceau qui m'interpellait plus tôt. Puis alors que je le remerciai, me rapprochant de lui, il prit ma main plongeant ses yeux dans les miens, y déposa un doux baiser, puis se redressa m'envoutant de son regard, se présenta à moi et me promis de nous revoir bientôt. Je ne le revis jamais.
Une lugubre rumeur sur son passé et sa stature. Voici tout ce qu'il a laissé derrière lui. Mais depuis ce soir, sa mélodie berce mes pensées, telle l'étreinte du lierre s'enroulant autour du chêne devant la maison de maman. Elle commence dans un susurre et vous entraîne dans une danse infinie, qui recommence et recommence à chaque fois qu'elle est finie. Sempiternellement.