Elle a grimpé par l'échelle de meunier. Le grenier est petit et mansardé, pèle mêle sont entassés une grosse malle en bois, une commode à tiroirs et plusieurs vieilles chaises. Un cadre est accroché sur le mur le plus haut avec un dessin en noir et blanc. C'est la malle qui attire Augustine en premi...
Elle a grimpé par l'échelle de meunier. Le grenier est petit et mansardé, pèle mêle sont entassés une grosse malle en bois, une commode à tiroirs et plusieurs vieilles chaises. Un cadre est accroché sur le mur le plus haut avec un dessin en noir et blanc. C'est la malle qui attire Augustine en premier. Elle doit s'y prendre à deux mains pour soulever son lourd couvercle garni de ferrures. Crrrkkk !... un grincement rauque perce le silence. Augustine sursaute. Heureusement il n'y a personne pour l'entendre ! Des nuées de poussière s'échappent, piquent son nez, envahissent toute la pièce qui est sombre. Il y a bien une lucarne au plafond mais elle est coincée entre les ardoises du toit et éclaire chichement. Est cela qu'on appelle « un chien assis ? » ? Un chien qui la regarde, qui la guette... Augustine a parfois l'impression qu'on l'épie, qu'une présence pesante rode dans toute la maison. Chaque fois que des gens viennent leur rendre visite elle se sent jugée, certains parlent entre eux en catimini, elle ne sait pas de quoi, ils se taisent à son approche. La rumeur enfle et le chien la regarde. « Cave canem ! » pense-t-elle. Va t'il savoir qu'elle est montée en cachette au grenier et la dénoncer ? Elle frissonne.
Crrrkkk !... a fait le ventre de la malle où macèrent des vêtements avec un relent de moisi et une odeur aigrelette qui fait penser à un produit antimites. Augustine fouille et soulève les tissus raidis. Quel besoin de les protéger ? La morte ne va pas revenir pour revêtir ces robes !... D'abord elles sont démodées, moches, ou plutôt fades. Des gris, des bleus pisseux, des beigeasses. A t-on idée ? Augustine, elle, porte des couleurs franches, comme ses jolis souliers à bouts pointus, ils sont rouges avec des petits rubans sur le dessus qui font une boucle arrondie. On ne les remarque pas toujours en dessous de ses jupes longues, mais quand elle les porte cela lui donne une sorte de fluidité, pas exactement un sentiment d'élégance, mais pas loin… Elle les regarde s'agiter dans le mince rayon de soleil et en même temps ses menottes roses aux ongles brillants pianotent dans la lumière. C'est comme si les mains et les pieds vivaient leur vie propre, des petits elfes luttant contre une horrible sorcière. Les lutins légers s'envolent vers le fenestrou, ondulent dans l'air en de courts tourbillons, s'échappent dehors et descendent tout en bas jusqu'au jardin, passant sous le nez du chien assis. Dans le jardin il y a un buisson de jasmin, de là on ne sent pas son odeur.
Augustine donne un coup de pieds rageur dans la malle. Qui ne bouge pas. Elle lui tourne le dos, s'approche de la commode, ouvre le tiroir du milieu, des draps apparaissent, jaunis, avec des initiales brodées, de grands D entrelacés. Pour Daphné. N'est ce pas ridicule de s'appeler Daphné ? Voilà un son nasillard, un prénom à la prononciation syncopée. Daffe Nez... Le nom lui saute au nez comme la forte odeur de poussière du linge. Alors elle se lâche, elle éternue deux fois... cinq fois, elle ne retient rien, elle laisse les postillons jaillir en désordre de son nez et de sa bouche. Le linge est constellé de gouttelettes. Tant pis... tant mieux ! Personne ne le saura de toutes manières. Elle repousse le tiroir, s'avance près de la gravure, un crayonné de gris encadré de noir, c'est un château fort avec des tourelles et une triste vallée qui s'étale à ses pieds, nue, désertique, inhospitalière. Un château de conte de fées ? Oui, mais alors ce serait un conte inquiétant où l'on sent qu'un destin funeste doit s'accomplir un jour ou l'autre… Augustine vacille, elle s'appuie sur le couvercle de la malle.Crrkkk !… Il est toujours là celui-là !.. Est ce que sa vie à elle va se résumer à ça : porter des robes de couleurs indéfinies qui prendront un jour la poussière et ne seront plus que des guenilles oubliées de tous ? Jamais elle ne montera aux tourelles d'un château, sylphide comme une princesse aux ongles roses et brillants ? Parce que les rêves n'existent pas ?
Augustine fixe la vitre du tableau, elle y aperçoit son reflet. Elle n'aime pas trop se regarder dans la glace, certains jours elle peine à s'aimer. Mais ici son image est suffisamment estompée, on distingue juste le flou de ses cheveux et un sourire figé, presque un rictus dans un visage au regard désenchanté. Un visage jeune toutefois … A l'angle du mur une large toile d'araignée tremble dans le trait de soleil qui coule de la lucarne. Au milieu est tapi un horrible monstre, une veuve noire, avec des pattes gigantesques. Elle ne bouge pas, elle est aux aguets, comme le chien assis. Et tout d'un coup... la voilà qui avance, sombre et menaçante, elle grimpe jusqu'en haut des tourelles du château, se cache derrière les meurtrières pour jeter son venin sur les ennemis, sur Augustine qui est juste en face. Celle-ci frissonne, elle a peur, la vieille angoisse d'autrefois ressurgit et enfle en elle. Elle n'est pas la préférée, ne le sera jamais, elle ne mérite pas d'être aimée, c'est son destin, l'araignée noire le sait qui la poursuit de sa hargne, grossit, grossit, devient aussi en colère que la malle qui gronde, crrkkk… comme un chien féroce, la gueule ouverte, prêt à mordre. La malle et l'araignée ne font plus qu'un, deviennent une gigantesque malle-araignée qui avec ses pattes velues dévale à toute vitesse la pente de la vallée inhospitalière en direction de sa proie. Figée d'effroi. Dans ce désert inhumain personne ne viendra la sauver!
Crraaakkk fait le plancher… Augustine est tombée à la renverse. Lourdement. Elle revient de l'enfer, s'ébroue comme un chien après l'orage, respire lentement, essaie de se calmer. Comment ? A peine arrivée dans sa nouvelle vie elle voudrait déjà en partir ? Ce serait manquer de courage. Elle peut encore se battre, repousser loin d'elle ce misérable galetas avec ses fantômes malfaisants, ses relents de poussière et de saleté. Après tout Daphné n'a plus aucune importance, elle n'est que poussière. Et elle même, elle a vingt cinq ans, soit quinze de moins que Daphné quand elle est morte. Maintenant c'est elle, Augustine, la nouvelle femme de Fabrice et quand elle porte ses jolis souliers rouge vif à bouts pointus cela lui donne une silhouette harmonieuse, presque élégante... N'est ce pas ? Et dehors, dans le jardin, il y a le buisson de jasmin, son odeur est fraiche et sucrée. Quand on reste suffisamment longtemps près de lui la fragrance roule sous le nez et se pose sur les lèvres, comme un baiser. C'est divin !
Hélène Delprat