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Textes écrits par des participants à mes ateliers et à mes stages d'écriture, manifestations littéraires, concours... 

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Camille L.
11 décembre 2025
Textes d'ateliers

Dans le tableau Orange and red on red du peintre américain Mark Rothko, le rouge-orangé me touche au plus profond, me saisit, m'aspire, m'emporte. La rencontre est organique, sensuelle, comme un appel. L'alliance avec le jaune donne sa profondeur au rouge Qui devient couleur de la transgression, l'a...

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Invité - Claire Pasquié Aimable
12 novembre 2025
J'ai beaucoup apprécié l'écriture et la composition. Les mots voisins sont amenés avec virtuosité si...
Sylvie Reymond Bagur Aimable
10 novembre 2025
Une troublante et inquiétante composition à deux voies explorant les nuances des synonymes du mot Ai...
Invité - Malclès Anne-Marie To.pierre
23 octobre 2025
Bravo, ce texte m'a beaucoup touché, la tension est magnifique ainsi que le thème.Anne-Marie Malclès

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04 décembre 2025
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 La focalisation externe, un outil littéraire spécifique   Rappelons que la focalisation externe consiste à raconter d'un point de vue sans intériorité humaine, elle donne des faits bruts, se bornant à décrire leur déroulement concret. Le narrateur semble privé de toute capacité d'interprétation des phénomènes qui lui parviennent. Il décrit objets ou personnages sous leur aspect strictement extérieur, il reste objectif comme un scientifique devant une expérience et n'accède pas aux pensées ou sentiments des personnages.   On peut avoir une image de ce narrateur neutre et distant en pensant aux enregistrement  d'une caméra de surveillance. Le narrateur est "extérieur" à la scène racontée et restitue les détails concrets comme un témoin impartial.   Il faut noter qu'il existe peu, ou pas si on la prend au sens le plus strict, d'œuvre un peu conséquente qui parvienne à maintenir une écriture en focalisation externe dans sa totalité.    Parmi les trois types de focalisation définis par Gérard Genette (voir l'article Focalisation et point de vue ) la focalisation externe est celle qui peut sembler la  moins "naturelle" ou spontanée. Quand on la rencontre, que l'on sache la reconnaitre ou la nommer, là n'est pas l'important, elle déstabilise le lecteur, ou tout au moins le sort de ses habitudes (à moins bien sûr qu'il soit un grand lecteur du Nouveau Roman, des polars amréicains du XXe ou des nouvelles de Carver). Elle interroge à la fois sur ses spécificités stylistiques, sur la recherche et les objectifs de l'auteur et les effets qu'elle produit. C'est donc la focalisation externe qui met le plus en évidence les liens entre stratégies d'écriture, façon de raconter et vision de la société et de l'humanité de l'auteur. Elle relie de façon passionnante choix technique et conception philosophique ou idéologique.   Caractéristiques et marqueurs stylistiques de la focalisation externe Le narrateur n'a pas accès aux pensées, émotions ou motivations des personnages. Le narrateur ne sait que ce qu'il voit et il n'en pense rien. Il en sait moins que les personnages. Il n'explique pas pourquoi un personnage agit de telle manière, il semble simplement l'ignorer, les motivations ne semblent pas exister pour lui, il ne fait que rapporter ce qui est visible ou audible. Un texte en focalisation externe se caractérise par l'absence d'introspection : pas de monologue intérieur ou réduit au minimum dans des acceptions moins strictes. Le récit ne révèle jamais les pensées et les sentiments des personnages directement, mais les laisse deviner au travers de leurs gestes ou de leurs paroles restituées de façon directes. Par exemple un personnage n'est pas désigné comme  "en colère", mais "il serre les poings".    Cette recherche d'objectivité se fait notamment par un rapport spécifique au vocabulaire : il faut choisir des mots neutres, non qualiatifs, non expressifs, non émotionnels. D'où l'importance des verbes d'action et de perception sensorielle neutres. Le texte privilégie des descriptions factuelles, basées sur les sens (vue, ouïe), sans interprétation psychologique. Par exemple : "Il entra dans la pièce, posa son chapeau sur la table et s'assit sans un mot." L'on note aussi l'absence de verbes faisant référence à une vie intérieure :  pas d'expressions comme "il pensa", "il se sentit triste" ou "elle regrettait". Le lecteur peux tenter d'inférer cette vie intérieure, mais uniquement à partir des comportements observables. D'où une impression voulue de froideur et d'impersonnalité : cette impression est-elle dépassable ou constitutive de la réalité humaine ? Qu'est-ce qui se cache derrière l'absence apparente d'intériorité ? Les réponses dépendent des motivations qui ont conduit l'auteur à ce choix si particulier. Nous y reviendrons dans le bref historique de la focalisation externe. Même si c'est une constante de la focalisation externe, le niveau d'exigence en matière de neutralité du vocabulaire est variable. Certiains auteurs  peuvent placer son curseur très haut : Par exemple préférer "plaie", plus factuelle, médicale à "blessure" qui comprend une dimension interne de douleur et connote quelque chose comme un acte violent. De même, "Manger" est neutre, factuel. On peut "manger en grande quantité et avaler rapidement son repas", mais "Bouffer" implique un jugement, un regard humain : le verbe sera, dans une approche stricte, recalé !   Même en dehors de cette recherche de neutralité, ces différences d'effet produit par le choix d'un mot ou d'un verbe sont intéressantes à remarquer : elles "teintent" émotionnellement différemment  le texte, un seul mot comme « douleur » déclenche un mouvement spontané, même minime, d'empathie.   Après toutes ces restrictions, qu'est-ce qu'il reste? Que mettre dans le texte à la place de l'empathie, des commentaires du narrateur, des explications, des pensées ? Le récit se veut objectif, il va donc se concentrer sur ce qui peut être écrit de façon objective (en tout cas en apparence, nous verrons que cette objectivité, n'est pas LA restitution fidèle de la réalité, mais une stratégie de restitution du réel parmi d'autres). Il privilgie donc : les actions et les gestes décrits de façons objectives :  la présence des corps, mais comme des objets, des mouvements dont le sens n'est pas donné, des machines, des mécanismes. les dialogues sans incises explicatives d'émotions ou d'intentions. Ainsi un élément de dialogue comme : Tais-toi. ne peut être suivi de "vociféra-t-il." les descriptions (des humains, objets...) faites de détails objectifs sans évaluation ni jugement.   Pourquoi choisir la focalisation externe ?  Même si cette façon de raconter a été théorisée de façon précise par Gérard Genette en 1972 dans Figures III, elle existait déjà depuis l'Antiquité sous des formes qui entrent de façon plus ou moins complète dans sa définition. Le désir d'objecivité, de neutralité du regard, fait donc partie des "envies littéraires" dès la naissance de notre littérature. Sa mise en place dans le texte a pris des formes diverses selon les motivations esthétiques, philosophiques et idéologiques des auteurs qui ont évoluées dans le temps tout en restant plus ou moins superposables.   Focalisation externe : des racines antiques qui se prolongent à l'époque médiévale et classique   Le désir de limiter le récit à des observations objectives et externes (actions, gestes, dialogues, sans accès aux pensées intérieures) est présent dans des œuvres anciennes, traversant les traditions classiques et épiques, souvent sous forme de descriptions factuelles ou de narrations distantes. En voici quelques exemples : Dès l'Antiquité, des éléments de focalisation externe apparaissent dans les épopées et les récits philosophiques préfigurant le réalisme moderne, exemples que Gérard Genette évoque pour inscrire sa classification des focalisations dans la tradition littéraire longue. De nombreux chapitres de L'Iliade et de L'Odyssée d'Homère (VIIIe siècle av. J.-C.) commencent  "in medias res" (au milieu des choses) technique d'Incipit prisée par la littérature contemporaine (à retrouver en détail dans l'article Incipit, comment commencer?) et comportent des suites d'actions racontées de façon très objectives.   -     Voici un extrait  de l'épisode de l'aveuglement du Cyclope dans L'Odyssée d'Homère.  La scène se déroule sans quasiment aucune indication sur les pensées, intentions ou sentiments des personnages. J'ai souligné les courts passages qui n'entrent pas dans une focalisation externe stricte. Le vocabulaire ne l'est pas de façon aussi précise que dans certains textes du XXe, mais la description de l'action gagne par ce choix de l'extériorité une force et une efficacité indéniable :    "Aussitôt je mis l'épieu sous la cendre, pour l'échauffer ; et je rassurai mes compagnons, afin qu'épouvantés, ils ne m'abandonnassent pas. Puis, comme l'épieu d'olivier, bien que vert, allait s'enflammer dans le feu, car il brûlait violemment, alors je le retirai du feu. Et mes compagnons étaient autour de moi, et un Daimôn nous inspira un grand courage. Ayant saisi l'épieu d'olivier aigu par le bout, ils l'enfoncèrent dans l'œil du Kyklôps, et moi, appuyant dessus, je le tournais, comme un constructeur de nefs troue le bois avec une tarière, tandis que ses compagnons la fixent des deux côtés avec une courroie, et qu'elle tourne sans s'arrêter. Ainsi nous tournions l'épieu enflammé dans son œil. Et le sang chaud en jaillissait, et la vapeur de la pupille ardente brûla ses paupières et son sourcil ; et les racines de l'œil frémissaient, comme lorsqu'un forgeron plonge une grande hache ou une doloire dans l'eau froide, et qu'elle crie, stridente, ce qui donne la force au fer. Ainsi son œil faisait un bruit strident autour de l'épieu d'olivier. Et il hurla horriblement, et les rochers en retentirent. Et nous nous enfuîmes épouvantés. Et il arracha de son œil l'épieu souillé de beaucoup de sang, et, plein de douleur, il le rejeta."   -    Autre exemple célèbre, le bouclier d'Achille dans le Chant XVIII de L'Iliade d'Homère, lui aussi correspond à une focalisation externe presque stricte : le narrateur se limitant à ce qui est visible ou audible, sans plonger dans les pensées des héros.    "Ayant ainsi parlé, il la quitta, et, retournant à ses soufflets, il les approcha du feu et leur ordonna de travailler. Et ils répandirent leur souffle dans vingt fourneaux, tantôt violemment, tantôt plus lentement, selon la volonté de Hèphaistos, pour l'accomplissement de son oeuvre. Et il jeta dans le feu le dur airain et l'étain, et l'or précieux et l'argent. Il posa sur un tronc une vaste enclume, et il saisit d'une main le lourd marteau et de l'autre la tenaille. Et il fit d'abord un bouclier grand et solide, aux ornements variés, avec un contour triple et resplendissant et une attache d'argent. Et il mit cinq bandes au bouclier, et il y traça, dans son intelligence, une multitude d'images. Il y représenta la terre et l'Ouranos, et la mer, et l'infatigable Hélios, et l'orbe entier de Sélènè, et tous les astres dont l'Ouranos est couronné : les Plèiades, les Hyades, la force d'Oriôn, et l'Ourse, qu'on nomme aussi le Chariot, qui se tourne sans cesse vers Oriôn, et qui, seule, ne tombe point dans les eaux de l'Okéanos. Et il fit deux belles cités des hommes. Dans l'une on voyait des noces et des festins solennels. Et les épouses, hors des chambres nuptiales, étaient conduites par la ville, et de toutes parts montait le chant d'hyménée, et les jeunes hommes dansaient en rond, et les flûtes et les kithares résonnaient, et les femmes, debout sous les portiques, admiraient ces choses. Et les peuples étaient assemblés dans l'agora, une querelle s'étant élevée. Deux hommes se disputaient pour l'amende d'un meurtre. L'un affirmait au peuple qu'il avait payé cette amende, et l'autre niait l'avoir reçue. Et tous deux voulaient qu'un arbitre finît leur querelle, et les citoyens les applaudissaient l'un et l'autre. Les hérauts apaisaient le peuple, et les vieillards étaient assis sur des pierres polies, en un cercle sacré. Les hérauts portaient des sceptres en main ; et les plaideurs, prenant le sceptre, se défendaient tour à tour. Deux talents d'or étaient déposés au milieu du cercle pour celui qui parlerait selon la justice.Puis, deux armées, éclatantes d'airain, entouraient l'autre cité. Et les ennemis offraient aux citoyens ou de détruire la ville ou de la partager, elle et tout ce qu'elle renfermait. Et ceux-ci n'y consentaient pas, et ils s'armaient secrètement pour une embuscade, et, sur les murailles, veillaient les femmes, les enfants et les vieillards. Mais les hommes marchaient, conduits par Arès et par Athènè, tous deux en or, vêtus d'or, beaux et grands sous leurs armes, comme il était convenable pour des Dieux ; car les hommes étaient plus petits. Et, parvenus au lieu commode pour l'embuscade, sur les bords du fleuve où boivent les troupeaux, ils s'y cachaient, couverts de l'airain brillant." Lire la totalité de l'extrait ici : Le bouclier d'Achille - Plus étonnant encore, l'on peut considérer Platon comme un précurseur de Gérard Genette concernant la focalisation externe !  Dans le Livre III de La République, Platon distingue en effet la mimésis (imitation directe, où le narrateur se fait passer pour le personnage en adoptant sa voix, comme dans les dialogues ou le drame) de la diégèse, proche de l'idée de focalisation externe (narration extérieure, où le conteur relate les événements en restant à sa place, sans imitation).   Cette distinction vise à analyser les modes de récit poétiqe, et Platon illustre cela en réécrivant une scène de L'Iliade de façon extérieure pour montrer la différence.  On peut retrouver ici une distinction qui revient si souvent en atelier d'écriture :  la mimésis correspond au "montrer" (mettre sous les yeux du lecteur comme s'il y était), tandis que la diégèse équivaut au "raconter", que je remplace pour le différencier plus nettement par "expliquer" (faire un compte rendu extérieur qui va synthétiser et faire appel à la compréhension du lecteur et non à l'identification ou l'immersion) en condenseant les actions observables, éliminant les pensées, émotions et certains  aspects sensoriels jugés non indispensables.   Extrait de La République : "Si en effet Homère, après avoir dit que Chrysès vint avec la rançon de sa fille supplier les Achéens et en particulier les rois, continuait à parler, non pas comme s’il était devenu Chrysès, mais comme s’il était toujours Homère, tu comprends bien qu’il n’y aurait plus imitation, mais simple récit. La forme en serait à peu près celle-ci, en prose du moins ; car je ne suis pas poète. « Le prêtre étant venu pria les dieux de leur accorder de prendre Troie en les préservant d’y périr, et il demanda aux Grecs de lui rendre sa fille en échange d’une rançon et par respect pour le dieu. Quand il eut fini de parler, tous les Grecs témoignèrent leur déférence et leur approbation ; seul, Agamemnon se fâcha et lui intima l’ordre de s’en aller et de ne plus reparaître ; car son sceptre et les bandelettes du dieu ne lui seraient d’aucun secours ; puis il ajouta que sa fille ne serait pas délivrée avant d’avoir vieilli avec lui à Argos ; il lui enjoignit de se retirer et de ne pas l’irriter, s’il voulait rentrer chez lui sain et sauf. Le vieillard entendant ces menaces eut peur et s’en alla sans rien dire ; mais une fois loin du camp, il adressa d’instantes prières à Apollon, l’invoquant par tous ses surnoms, et le conjura, s’il avait jamais eu pour agréables les temples que son prêtre avait construits et les victimes qu’il avait immolées en son honneur, de s’en souvenir et de lancer ses traits sur les Grecs pour leur faire expier ses larmes. » bVoilà, mon ami, comment se fait un récit simple, sans imitation." Pour lire l'extrait entier de la République :Platon, précurseur de Genette et de sa focalisation externe ?    Au Moyen Âge, à la Renaissance, la focalisation externe apparaît dans des récits épiques ou picaresques, souvent pour des motifs d'efficacité narrative et parfois éthique pour éviter les épanchements considérés comme indiscrets ou inappropriés. Citons une œuvre comme Orlando furioso (1516) de Le Tasse au XVIe siècle dans lesquels les narrations épiques et guerrières incluent des passages externes  À l'Âge classique, la focalisation externe apparait dans les romans et contes pour créer de l'ambiguïté ou une distance morale, souvent dans des récits fortement condensés comme dans certains passages du Don Quichotte (1605-1615) et des Nouvelles exemplaires (1613) de Miguel de Cervantes. Voici un exemple un peu curieux dans lequel la répétition finale semble être là pour remplacer les motivations internes non exprimées : « Le mari entre, et trouve la femme avec un galant ; il se cache, et voit tout ce qui se passe ; la femme dit à son amant : "Ôtons-nous d'ici, car mon mari peut venir" ; l'amant répond : "N'ayez crainte, il est parti" ; la femme dit : "Il est vrai, il est parti" ; et l'amant : "Il est parti, il est parti".    Dans Manon Lescaut (1731) de l'Abbé Prévost, une forme d'écriture externe est employée pour dissimuler les sentiments d'un personnage, pour faire sentir une ambiguïté, un questionnement éthique sans révéler les pensées qu'ils suscitent, procédé typique des romans du XVIIIe siècle.  Voici un extrait du début du livre illustrant la focalisation externe : le narrateur, un homme de qualité décrit objectivement les actions, apparences et dialogues  sans révéler les sentiments ou motivations internes des protagonistes (des Grieux et Manon). Cela crée une ambiguïté éthique – Manon apparaît comme une "fille de joie" déportée, des Grieux comme un jeune homme affligé – l'extériorité suscite la curiosité, le lecteur cherche à comprendre le positionnement moral des proragonistes. Même si la focalisation externe n'est pas ici stricte, le choix de la distance, de l'extériorité est nettement perceptible.    "Je fus surpris en entrant dans ce bourg, d'y voir tous les habitants en alarme. Ils se précipitaient de leurs maisons pour courir en foule à la porte d'une mauvaise hôtellerie, devant laquelle étaient deux chariots couverts. Les chevaux, qui étaient encore attelés et qui paraissaient fumants de fatigue et de chaleur, marquaient que ces deux voitures ne faisaient qu'arriver. Je m'arrêtai un moment pour m'informer d'où venait le tumulte ; mais je tirai peu d'éclaircissement d'une populace curieuse, qui ne faisait nulle attention à mes demandes, et qui s'avançait toujours vers l'hôtellerie, en se poussant avec beaucoup de confusion. Enfin, un archer revêtu d'une bandoulière, et le mousquet sur l'épaule, ayant paru à la porte, je lui fis signe de la main de venir à moi. Je le priai de m'apprendre le sujet de ce désordre. Ce n'est rien, monsieur, me dit-il ; c'est une douzaine de filles de joie que je conduis, avec mes compagnons, jusqu'au Havre-de-Grâce, où nous les ferons embarquer pour l'Amérique. Il y en a quelques-unes de jolies, et c'est apparemment ce qui excite la curiosité de ces bons paysans. J'aurais passé après cette explication, si je n'eusse été arrêté par les exclamations d'une vieille femme qui sortait de l'hôtellerie en joignant les mains, et criant que c'était une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion. De quoi s'agit-il donc ? lui dis-je. Ah ! monsieur, entrez, répondit-elle, et voyez si ce spectacle n'est pas capable de fendre le cœur ! La curiosité me fit descendre de mon cheval, que je laissai à mon palefrenier. J'entrai avec peine, en perçant la foule, et je vis, en effet, quelque chose d'assez touchant. Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six par six par le milieu du corps, il y en avait une dont l'air et la figure étaient si peu conformes à sa condition, qu'en tout autre état je l'eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses habits l'enlaidissaient si peu que sa vue m'inspira du respect et de la pitié. Elle tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre, pour dérober son visage aux yeux des spectateurs. L'effort qu'elle faisait pour se cacher était si naturel, qu'il paraissait venir d'un sentiment de modestie. Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier et je lui demandai quelques lumières sur le sort de cette belle personne. Il ne put m'en donner que de fort générales. Nous l'avons tirée de l'Hôpital, me dit-il, par ordre de M. le Lieutenant général de Police. Il n'y a pas d'apparence qu'elle y eût été renfermée pour ses bonnes actions. Je l'ai interrogée plusieurs fois sur la route, elle s'obstine à ne me rien répondre. Mais, quoique je n'aie pas reçu ordre de la ménager plus que les autres, je ne laisse pas d'avoir quelques égards pour elle, parce qu'il me semble qu'elle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voilà un jeune homme, ajouta l'archer, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la cause de sa disgrâce ; il l'a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer. Il faut que ce soit son frère ou son amant."    La focalisation externe au XIXe  Après la prorité lyrique et l'épanchement du sentiment intérieur caractéristiques du romantisme, l'utilisation de la focalisation externe revient en force avec l'émergence du réalisme et du naturalisme de Balzac à Zola. Elle devient un outil pour des auteurs qui veulent faire, au travers de la littérature, une étude sociale, une étude de moeurs. La focalisation externe et son exigence d'ancrer le récit dans le tangible s'accorde parfaitement avec cette prétention au réalisme objectif et à cet idéal quasi documentaire. Parmi d'innombrables exemples, l'on peut citer Jules Verne qui utilise l'objectivité pour raconter aventures et voyages avec une dimension scientifique. Le XIXe est l'épque de la naissance du positivisme, de l'essor de la photographie et de la naissance du cinéma, autant de phénomènes qui privilégient et orientent vers tout ce qui est du domaine de l'observable.   On en trouve des exemples chez chez Victor Hugo (Les Misérables, 1862),comme dans cette ouverture montrant Jean Valjean, voyageur anonyme. Le récit se limite à des observations externes qui donnent au personnage une forte authenticité teintée de mystère. Nous pouvons aussi remarquer comment des dialogues sans incises ni commentaires contribuent à cette impression d'objectivité et d'extériorité. "Dans les premiers jours du mois d’octobre 1815, une heure environ avant le coucher du soleil, un homme qui voyageait à pied entrait dans la petite ville de D... Les rares habitans qui se trouvaient en ce moment à leurs fenêtres ou sur le seuil de leurs maisons regardaient ce voyageur avec une sorte d’inquiétude. Il était difficile de rencontrer un passant d’un aspect plus misérable. C’était un homme de moyenne taille, trapu et robuste, dans la force de l’âge. Il pouvait avoir quarante-six ou quarante-huit ans. Une casquette à visière de cuir rabattue cachait en partie son visage brûlé par le soleil et le hâle, et ruisselant de sueur. Sa chemise de grosse toile jaune, rattachée au col par une petite ancre d’argent, laissait voir sa poitrine velue; il avait une cravate tordue en corde, un pantalon de coutil bleu usé et râpé, blanc à un genou, troué à l’autre, une vieille blouse grise en haillons, rapiécée à l’un des coudes d’un morceau de drap vert cousu avec de la ficelle, sur le dos un sac de soldat fort plein, bien bouclé et tout neuf, à la main un énorme bâton noueux, les pieds sans bas dans des souliers ferrés, la tête tondue et la barbe longue. La sueur, la chaleur, le voyage à pied, la poussière, ajoutaient je ne sais quoi de sordide à cet ensemble délabré. Les cheveux étaient ras et pourtant hérissés, car ils commençaient à pousser un peu, et semblaient n’avoir pas été coupés depuis quelque temps. Personne ne le connaissait. Ce n’était évidemment qu’un passant. D’où venait-il? Du midi, des bords de la mer peut-être, car il faisait son entrée dans D... par la même rue qui sept mois auparavant avait vu passer l’empereur Napoléon allant de Cannes à Paris. Cet homme avait dû marcher tout le jour : il paraissait très fatigué. Des femmes de l’ancien bourg qui est au bas de la ville l’avaient vu s’arrêter sous les arbres du boulevard Gassendi et boire à la fontaine qui est à l’extrémité de la promenade. Il fallait qu’il eût bien soif, car des enfans qui le suivaient le virent encore s’arrêter et boire, deux cents pas plus loin, à la fontaine de la place du marché. Arrivé au coin de la rue Poichevert, il tourna à gauche et se dirigea vers la mairie. Il y entra, puis sortit un quart d’heure après. Un gendarme était assis près de la porte, sur le banc de pierre où le général Drouot monta le 4 mars pour lire à la foule effarée des habitans de D... la proclamation du golfe Juan. L’homme ôta sa casquette et salua humblement le gendarme. Le gendarme, sans répondre à son salut, le regarda avec attention, le suivit quelque temps des yeux, puis entra dans la maison de ville.  Le voyageur n’avait rien vu de tout cela. Il demanda encore une fois : — Dîne-t-on bientôt? — Tout à l’heure, dit l’hôte. L’enfant revint. Il rapportait le papier. L’hôte le déplia avec empressement, comme quelqu’un qui attend une réponse. Il parut lire attentivement, puis hocha la tête et resta un moment pensif. Enfin il fit un pas vers le voyageur, qui semblait plongé dans des réflexions peu sereines. — Monsieur, dit-il, je ne puis vous recevoir. L’homme se dressa à demi sur son séant. — Comment! avez-vous peur que je ne paie pas? voulez-vous que je paie d’avance? J’ai de l’argent, vous dis-je. — Ce n’est pas cela. — Quoi donc? — Vous avez de l’argent... — Oui, dit l’homme. — Et moi, dit l’hôte, je n’ai pas de chambre. L’homme reprit tranquillement : — Mettez-moi à l’écurie. — Je ne puis. — Pourquoi? — Les chevaux prennent toute la place. — Eh bien ! repartit l’homme, un coin dans le grenier, une botte de paille. Nous verrons cela après dîner. — Je ne puis vous donner à dîner. Cette déclaration, faite d’un ton mesuré, mais ferme, parut grave à l’étranger. Il se leva. — Ah bah! mais je meurs de faim, moi. J’ai marché dès le soleil levé. J’ai fait douze lieues. Je paie. Je veux manger. — Je n’ai rien, dit l’hôte.L’homme éclata de rire et se tourna vers la cheminée et les fourneaux : — Rien ! et tout cela ? — Tout cela m’est retenu. — Par qui ? — Par ces messieurs les rouliers. — Combien sont-ils? — Douze. — Il y a là à manger pour vingt. — Ils ont tout retenu et tout payé d’avance, L’homme se rassit et dit sans hausser la voix : — Je suis à l’auberge, j’ai faim et je reste. — L’hôte alors se pencha à son oreille, et lui dit d’un accent qui le fit tressaillir : — Allez-vous-en. Lira la suite de l'extrait ici : Focalisation externe dans les Misérables de Victor Hugo    Voici un exemple classique de focalisation externe  chez Guy de Maupassant, tiré du début de la nouvelle Boule de Suif (1880). Maupassant sera, notamment par sa maitrise de l'extériorité, l'un des inspirateurs des novellistes américains du XXe. Dans cet extrait, le narrateur se limite à des descriptions objectives des mouvements de troupes et des préparatifs du voyage sans aucune incursion dans les pensées, motivations des personnages ou des habitants.  "Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d’armée en déroute avaient traversé la ville. Ce n’était point de la troupe, mais des hordes débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes en guenilles, et ils avançaient d’une allure molle, sans drapeau, sans régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d’une pensée ou d’une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue sitôt qu’ils s’arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil ; des petits moblots alertes, faciles à l’épouvante et prompts à l’enthousiasme, prêts à l’attaque comme à la fuite ; puis, au milieu d’eux, quelques culottes rouges, débris d’une division moulue dans une grande bataille ; des artilleurs sombres alignés avec ces fantassins divers ; et, parfois, le casque brillant d’un dragon au pied pesant qui suivait avec peine la marche plus légère des lignards. Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques : « les Vengeurs de la Défaite — les Citoyens de la Tombe — les Partageurs de la Mort » — passaient à leur tour, avec des airs de bandits. Leurs chefs, anciens commerçants en draps ou en graines, ex-marchands de suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d’armes, de flanelle et de galons, parlaient d’une voix retentissante, discutaient plans de campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur leurs épaules de fanfarons ; mais ils redoutaient parfois leurs propres soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, pillards et débauchés. Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on. Lire la suite de l'extrait ici  Focalisation externe chez Maupassant    La focalisation externe au XXe Cette chronologie de l'utilisation de la focalisation au XXe est synthétique et schématique. Dans la réalité concrète des textes et des auteurs, les motivations se chevauchent et se ramifient. On peut cependant tracer une progression générale, influencée par des courants comme le réalisme, le modernisme, l'existentialisme et le structuralisme.    Ce qui me semble important de remarquer, c'est que, d'outil narratif, général, applicable à n'importe quel récit pour produire un effet particulier, la focalisation externe, à partir de XXe, s'associe à une esthétique spécifique liée à une philosophie (le behaviorisme, l'existentialisme, l'absurde, l'antihumanisme, la lutte des classes... ), la distance, l'objectivité, la disparition de l'intériorité ne sont plus seulement des effets rhétoriques (de rythme ou production de mystère par exemple)  mais des façons d'introduire des aspects idéologiques ou philosophiques.  Ces utilisations idéologiques de la focalisation externe comme le behaviorisme conduisent à une recherche d'objectivité radicale qui en "extremise" les choix stylistiques.    Début XXe siècle (années 1920-1930)  : influence du behaviorisme et du minimalisme esthétique.Avec l'essor du modernisme et du behaviorisme psychologique qui renonce à l'étude des états mentaux pour se concentrer sur les comportements observables, les auteurs adoptent la focalisation externe pour obtenir une sorte d'objectivité "scientifique" et une économie narrative, créant du suspense via l'implicite. Cette phase marque une rupture avec le réalisme classique et la recherche de l'expression psychologique des personnages. Cette vision behaviouriste porte en elle une vision de l'homme comme un être indéchiffrable et isolé. Exemple fondateur : Dashiell Hammett (1894-1961)  scénariste et écrivain américain, il est parfois considéré comme le père du roman noir. Il a marqué des auteurs comme Hemingway, Chandler ou  Simenon qui ont d'ailleurs reconnu son influence sur leur propre écriture. Son roman noir le Faucon Maltais (1930) a popularisé un style factuel parfois qualifié de  "dur", limitant le récit du narrateur à ce qui est visible, un style qui  influencera fortement le genre policier voir notamment Jean-Patrick Manchette (La Position du tireur couché, 1981).   Voici deux extraits typiques du «Faucon maltais » et de sa focalisation externe stricte :   «Cairo se glissa derrière lui, passa le pistolet de sa main droite dans sa gauche et souleva le veston de Spade pour visiter la poche revolver. [...] Brusquement le coude s'abaissa. Cairo sauta en arrière, mais insuffisamment. Le talon droit de Spade, lourdement posé sur l'une des bottines vernies, le cloua sur place, tandis que son coude le frappait sous la pommette. Il bascula, mais le pied de Spade, posé sur le sien, le maintint en place.»   « Le téléphone se mit à sonner dans l’obscurité. Après trois appels successifs, des ressorts de lits craquèrent, des doigts tâtonnèrent sur du bois, un objet petit et dur tomba sur le tapis. Puis les ressorts craquèrent à nouveau. Une voix d’homme dit : – Allô ?... Oui, lui-même... Mort ?... Oui... Un quart d’heure... Merci ! II y eut un déclic d’interrupteur électrique. Un plafonnier suspendu par trois chaînes dorées s’illumina.»    Un autre jalon essentiel est l'écriture d'Ernest Hemingway qui développe sa "théorie de l'iceberg" dans laquelle l'usage d'une focalisation externe stricte repose sur l'idée que la force du texte réside dans ce qui est sous-jacent, ce qui n'est pas exprimé, mais que le lecteur ressent, ce qui le conduit à  explorer les possibilités d'une esthétique littéraire minimaliste. Certains passages de "Pour qui sonne le glas" d'Hemingway évitent complètement les inférences émotionnelles, privilégiant une approche behaviouriste sur une focalisation externe plus souple. Pour ens avoir plus sur l'écriture de cet auteur, lire l'article :Couleurs chez Hemingway   Voici un extrait de "Hills Like White Elephants", Paradis perdu,(1927). Le thème sous-jacent, l'avortement, reste implicite, "sous la surface" du dialogue en apparence anodin, le thème perce, comme un iceberg, laissant au lecteur le soin de déduire des éléments observables les tensions émotionnelles qui ne seront pas explicitées. "Les collines, de l’autre côté de la vallée de l’Èbre, étaient longues et blanches. De ce côté-ci, il n’y avait ni ombre ni arbres, et la gare était entre deux lignes de rails, au soleil. Contre la gare, il y avait l’ombre chaude du bâtiment et un rideau de perles de bambou antimouches pendait devant la porte ouverte du café. L’Américain et la fille avec lui s’assirent à une table dehors à l’ombre. Il faisait brûlant et l’express de Barcelone arriverait dans quarante minutes. Il s’arrêtait deux minutes à cet embranchement et continuait vers Madrid. « Qu’est-ce qu’on pourrait boire ? » demanda la fille. Elle avait enlevé son chapeau et l’avait posé sur la table. « Qu’est-ce qu’il fait chaud, dit l’homme. — Buvons de la bière. — Dos cervezas, dit l’homme vers le rideau.  — Des grandes ? demanda une femme depuis la porte. — Oui. Deux grandes. » La femme apporta deux verres de bière et deux ronds de feutre. Elle posa les ronds de feutre et les verres de bière sur la table et regarda l’homme et la fille. La fille regardait au loin la ligne des collines. Elles étaient blanches dans le soleil et la campagne était brune et sèche. « On dirait des éléphants blancs, dit-elle. — Je n’en ai jamais vu, dit l’homme en buvant sa bière. — Non, tu n’aurais pas pu. — J’aurais pu, dit l’homme. Que tu dises que je n’aurais pas pu ne prouve rien. » La fille regarda le rideau de perles. « On a peint quelque chose dessus, dit-elle. Qu’est-ce que ça dit ? — Anis del Toro. C’est une boisson. — On l’essaie ? » L’homme cria « s’il vous plaît ! » à travers le rideau. La femme sortit du café.  — Nous voulons deux Anis del Toro. — Avec de l’eau ? — Le veux-tu avec de l’eau ? — Je ne sais pas, dit la fille. C’est bon avec de l’eau ? — Oui. — Vous les voulez avec de l’eau ? demanda la femme. — Oui, à l’eau. Un chat sous la pluie et autres nouvelles…  — Ça a un goût de réglisse, dit la fille en reposant son verre. — C’est comme tout." Lire l'extrait complet ici : La théorie de l'Iceberg chez Hemingway Dans les années 1940-1950, se développe une vision existentialiste de l'homme qui pose la question de la liberté individuelle et de la contrainte sociale. Peu à peu, après-guerre, la focalisation externe sert à représenter l'absurdité humaine et l'aliénation sociale, reflétant une philosophie pessimiste où l'intériorité est inaccessible. Le lecteur n'est plus incité à interpréter, il est forcé à se positionner face à des questionnements éthiques sous-jacents.  L'exemple emblématique reste L'Étranger d'Albert Camus (1942) dans lequel une focalisation externe plonge le lecteur dans un univers absurde. L'attitude, non explicitée du personnage central, Meursault qui vit sa propre histoire comme un observateur détaché, critiquant les normes sociales et judiciaires, crée une  impression de distance qui questionne la condition humaine et met l'accent sur sa dimension sociale et historique. Remarquons que, dans l'Etranger, l'usage de la  première personne pourrait paraitre contradictoire avec l'idée de focalisation externe, mais, en fait, la redouble : le sujet est comme à l'extérieur de lui-même.   Les années 1950-1970 sont marquées à la fois par la montée en puissance des questionnements idéologiques et des expérimentations formelles. Avec le Nouveau Roman et la narratologie structurale, la focalisation externe s'intègre à un large mouvement de déconstruction narrative (refus du personnage, du lyrisme ), elle  devient un outil idéologique pour subvertir les conventions réalistes dites "bourgeoises", questionnant la notion de fiction et la subjectivité comme des illusions idéologiques. C'est ce que Nathalie Saraute appellera :  "L'ère du soupçon". Cette ère structuraliste (influencée par Roland  Barthes et Michel Foucault) radicalise la focalisation externe. L'écriture, devenue acte de subversion, impose un anti-humanisme où l'homme est réduit à un objet observé. Exemple emblématique : La Jalousie d'Alain Robbe-Grillet( 1957) qui utilise la focalisation externe dans des descriptions répétitives et objectives, critiquant la société consumériste et déconstruisant le roman traditionnel.   La place de la focalisation externe dans la  fin du XXe et le début XXIe siècle est difficile à synthétiser. Dans la littérature de masse, celle de la plupart de best-sellers et des autofictions à succès, la focalisation interne et les approches psychologiques dominent. Cette évolution reflète des tendances plus larges : une quête d'immersion émotionnelle, d'identification rapide du lecteur, et la recherche d'une "écriture facile" qui privilégie l'engagement direct plutôt que l'interprétation subtile du type "iceberg".  Cependant la focalisation externe, même très minoritaire, n'a pas disparu. On peut la retrouver sous des formes hybrides post-modernes liées à des  préoccupations éthiques contemporaines (écologie, minorités, monde fragmenté...) et certains auteurs l'utilisent dans des expérimentations formelles pour des "unnatural narratives". On la retrouve ainsi dans l'écriture socio-ethnographie dite "plate" d'Annie Ernaux qui privilégie, malgré sa nature d'autofiction, une dimension idéologique anti-bourgeoise et la dénonciation des inégalités.   En conclusion, cette chronologie montre l'évolution de l'usage de la focalisation externe : Au départ : elle répond à un désir d'objectvité, d'efficacité dans un soucis de réalisme et de discrétion du narrateur, d'un souhait de laisser plus de place au lecteur à et à son interprétation Sans perdre les dimensions précédentes, elle évolue vers une dimension critique ou expérimentale liée aux préoccupations idéologiques contemporaines et post-modernes.    La focalisation externe reste donc un outil qui contribue, par exemple, à l'atmosphère et au suspense dans certains polars nordiques à succès, toutefois, éclipsée par l'immersion psychologique et sociale plus adaptée à un public contemporain priorisant l'empathie sur l'objectivité, la distance et l'opacité de la subjectivité humaine.    L'exemple de la focalisation externe montre d'une façon particulièrement tangible que les techniques de récit ne doivent pas être considérées comme des "recettes" mais comme des choix possibles, des alternatives qui ont un effet essentiel sur la façon dont le texte donne accès au monde qu'il crée. Elles interrogent la possibilité d'un regard objectif, notre implication en tant qu'auteur dans les effets produits par nos textes. L'écriture, art du langage, montre ici clairement sa dimension de regard sur le monde et sur l'être humain.  {loadmoduleid 197} 
03 décembre 2025
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Écriture, point de vue et focalisation Identifier le ou les narrateurs qui seront utilisés est l'une des premières étapes de l'écriture d'un récit : sera-t-il une entité non précisée extérieure à l'histoire ? Un narrateur-conteur ? Un personnage faisant partie de l'histoire qu'il raconte ? Un personnage défini, mais extérieur à l'histoire ?... Ce choix peut se faire naturellement, être de l'ordre de l'évidence ou objet d'hésitations et de doutes, cependant, une fois ce choix effectué, pour un même type de narrateur, existent de nombreuses variantes de fonctionnements concernant notamment : ce à quoi le lecteur - et le narrateur - ont accès, les différentes façons de donner - ou pas -  les informations au lecteur.   sur quel mode et au travers de quel type de regard. Ce sont toutes ces options que l'on désigne par les expressions de "choix d'un point de vue" ou d'un type de "focalisation". Point de vue et focalisation: deux notions proches, mais non superposables  Un narrateur extérieur et non identifié peut connaitre tout ce qui se passe dans la tête des personnages ou ne pas tout connaitre, il peut aussi rester totalement à l'extérieur des pensées des personnages ou même se montrer non fiable. Voir l'article : Du narrateur omniscient aux narrateurs contemporains.   Ces différentes options ( appliquées de façon plus ou moins systématique) vont avoir une influence majeure sur la façon d'écrire et, en conséquence, sur la perception par le lecteur de ce qui se déroule sur son rapport aux personnages. Écrire une fiction, c'est donc choisir non seulement un narrateur (repérable à un  pronom personnel choisi ou par son absence) mais aussi de quel endroit et de quelle façon le ou les narrateurs parlent ou, symétriquement, de qui et sur quel mode le lecteur reçoit les informations et à quelles informations il a accès ou pas.   Deux expressions sont utilisées pour préciser ces différentes options narratives : le point de vue et la focalisation. Il est tentant, et c'est souvent le cas, de les utiliser comme des synonymes, mais elles peuvent être avantageusement différenciées.    Le point de vue On attribue généralement à Henry James l’invention de ce terme. Cet auteur a utilisé, notamment dans ses nouvelles comme Le Tour d’écrou, une façon de raconter différente du narrateur omniscient classique, en effet, c’est un des personnages de l’histoire qui raconte : il donne donc son « point de vue » et l’auteur s’efface derrière ce point de vue particulier.   Le point de vue, des deux expressions, est la plus ancienne, elle a l'avantage d'être métaphorique et concrète. Préciser "le point de vue" d'un texte peut être pensé à la manière dont, par exemple, l'on "choisit son point de vue" pour observer un paysage. Elle semble plus accessible, moins technique que "focalisation" qui peut paraitre une peu "jargoneuse". Les deux expressions évoquent un dispostif optique, mais le point de vue s'accompagne d'une dimension spatiale : où se place l'œil qui raconte et comment se positionne ce regard: intérieur ou extérieur à l’histoire, à la pensée, à l’émotion des personnages…    Ainsi situé, précisé, le narrateur donne avec l'unité du point de vue, une unité au texte. Le lecteur d’un texte littéraire entre dans une expérience, celle du narrateur autant que dans un univers propre à l’auteur.    C'est un concept plus "parlant", plus naturel, mais aussi plus large, moins précis. Le point de vue peut recouvrir l'expérience subjective d'un personnage ou du narrateur, incluant des aspects comme le ton, la vision du monde ou même l'idéologie sous-jacente. Elle peut ainsi prêter à confusion : le point de vue comme opinion, façon de penser, de juger... On peut dire que le point de vue englobe la focalisation, mais aussi d'autres éléments narratifs.   La focalisation La focalisation a été théorisée par Gérard Genette dans les années soixante-dix pour éviter les ambiguïtés du "point de vue". Cette expression se concentre sur l'accès, la sélection et la restriction des informations données au lecteur, le mode de présentation des événements et des informations dans un récit, en fonction de la perspective adoptée par le narrateur. En optique, la focalisation correspond à "concentrer des rayons provenant d'un point en un autre point." L'on remarque ici la disparition spatiale présente dans l'idée de point de vue (où l'on se place) pour se centrer sur les deux pôles et le trajet de l'information.   La focalisation détermine "qui perçoit" l'histoire, c'est-à-dire le filtre à travers lequel le lecteur accède au monde narré, en limitant ou non les informations disponibles. Penser "focalisation" c'est assumer que le récit n'est jamais total, la focalisation met l'accent sur le fait que le narrateur oriente le regard du lecteur sur des éléments spécifiques, influençant ainsi la manière dont l'histoire est perçue et comprise. La focalisation sépare nettement "qui parle" (ce qu'on appelle la voix dans un récit) de "qui perçoit" les informations, le lecteur et précise les options possibles.    Le point de vue met l'accent sur la voix et sur ses concrétisations par les pronoms (première/troisième personne le plus souvent) et la subjectivité globale, tandis que la focalisation affine ce qui concerne les restrictions perceptives (zéro, interne, externe), indépendamment de la personne grammaticale.   Une des meilleures façons d'en comprendre les enjeux et les nuances entre point de vue et focalisation est d'en lister les principaux types en commençant par les types de focalisation qui répondent à des critères plus facilement repérables et resserrés. Ces différences peuvent apparaître exagérément subtiles. De plus, elles ne font pas toujours une complète unanimité chez les spécialistes. Il serait toutefois dommage de ne pas s'y intéresser, car elles éclairent des variables de la fiction fructueuses quand on pratique l'écriture.   Les principaux types de focalisation selon Genette La focalisation est déterminée en fonction des informations que le narrateur donne au lecteur : qui dispose des informations ? / ` Quelle est l'étendue de ce savoir ?   Focalisation zéro ou omniscience : le narrateur en sait plus que les personnages, accédant aux pensées de tous les personnages, au passé, parfois au futur et sans restriction de lieu. Le récit donne au lecteur une vue d'ensemble globale de ce qui se passe et des modications intérieures des personnages. Focalisation interne : Le récit est perçu et raconté à travers la perception d'un personnage spécifique, limitant les informations à ce qu'il sait, voit ou ressent. Le narrateur dit autant que le personnage en sait, mais les informations sont limitées à une expérience particulière. Le lecteur a une vue partielle, se rapproche du personnage.  Focalisation externe : le narrateur se limite aux apparences extérieures (actions, dialogues et apparences visibles), il n'a pas accès aux pensées des personnages. Il adopte une posture objective et neutre. Cela crée un effet de distance, celle d'un observateur non impliqué et ne connaissant pas les motivations et émotions des personnages. Le narrateur dit moins que les personnages ne savent ; il ne fait que décrire comme le ferait une caméra. A la lecture de cette liste, l'on mesure combien l'on pourrait créer de sous-catégories en jouant sur ce qui est dit ou caché par exemple, chaque récit original crée une façon particulière de focaliser les informations, mais ces catégories générales permettent d'en fixer les grandes orientations.    Les principaux types de points de vue  Point de vue omniscient (panoramique, mais plus ou moins partial ou orienté) Le narrateur sait tout sur les pensées, le passé, le futur et les lieux multiples, mais utilise cette connaissance pour imprégner le récit d'une subjectivité idéologique globale – comme des commentaires moraux, des jugements philosophiques ou une vision du monde unifiée par exemple une perspective humaniste ou cynique de l'humanité. Une omniscience peut chercher la neutralité, mais celle-ci ne peut être absolue, ne serait-ce que par le choix du vocabulaire : avec une complète neutralité, nous sortirions de la littérature. Le point de vue omniscient offre au lecteur une vue d'ensemble, mais s'intéresse aussi à la façon dont le texte guide le lecteur vers une interprétation plus ou moins orientée. Différence avec la focalisation zéro : la focalisation zéro se borne à préciser que le narrateur dispose d'un accès illimité aux infos sans restriction ; le point de vue ajoute une prise en compte de la dimension subjective du narrateur. Par exemple, dans Guerre et Paix de Tolstoï, l'omniscience est inséparable d'une idéologie historique et philosophique, transformant les faits en une forme d'amplification d'une vision.   Point de vue interne  (subjectif et lié aux expériences du personnage)  Le narrateur adopte la perception limitée d’un personnage, mais intègre non seulement ses sensations et connaissances, mais aussi sa subjectivité – comme ses émotions, ses souvenirs personnels ou ses biais psychologiques (comme une perception paranoïaque ou un optimisme naïf). Cela crée une immersion empathique, où le lecteur "vit" l'histoire à travers une vision du monde déformée par une expérience individuelle. Différence avec la focalisation interne : la focalisation se concentre sur l'idée que les informations se limitent à ce que le personnage perçoit ; le point de vue ajoute la manière dont cette perception est colorée par des filtres émotionnels ou idéologiques. Par exemple, dans L'Étranger de Camus, le "je", par la façon dont il choisit et limite les informations qu'il transmet au lecteur, fait sentir une forme d'aliénation et l'oriente vers le sentiment de l'absurde. Le point de vue interne n'est pas qu'une précision de la source des informations, il questionne aussi sa dimension sociale ou historique et son lien avec les expériences subjectives du personnage.    Point de vue externe (objectif, mais distancié) :Le narrateur décrit les événements de l’extérieur, comme une caméra neutre, en se limitant aux apparences visibles, mais en y infusant une subjectivité idéologique subtile – comme un ton ironique, nostalgique ou détaché qui reflète une vision du monde. Par exemple une accumulation factuelle d'objets peut se lire comme une critique de la société consumériste. Cela maintient une distance, invitant le lecteur à interpréter sans être guidé, au moins en apparence.  Différence avec la focalisation externe : la focalisation externe indique que le texte est raconté sans accès à la subjectivité et aux pensées, tandis que le point de vue cherche à rendre compte des biais individuels et des idéologies collectives. Ainsi, dans certaines nouvelles d'Hemingway, écrites en focalisation externe, le style "behavioriste" véhicule une philosophie particulière de la vie et une vision de l'homme : il ne s'agit pas seulement de constater une limitation à des observations neutres, mais d'interprétations possibles de cette façon de raconter. Les enjeux de la focalisation externe sont multiples, elles font l'objet d'un article spécifique.   On observe que malgré leur proximité, la focalisation isole la question de la donnée et de la réception des informations (c'est un filtre très précis) tandis que le point de vue s'ouvre vers la subjectivité, l'expérience et l'idéologie : c'est une notion plus large, mais moins précise et plus complexe. Elle appelle des sous-catégories. Quand on parle de point de vue, beaucoup d'options sous-jacentes sont possibles et doivent être précisées notamment  la "coloration subjective" du récit, comment ces infos sont-elles teintées par le narrateur? Par exemple, deux récits avec la même focalisation interne pourraient avoir des points de vue différents si l'un informe le lecteur d'une façon optimiste et l'autre les formule avec cynisme.    La focalisation pourrait sembler plus "faible", car plus étroite que le point de vue, mais elle donne une base précise pour identifier comment les informations sont données et disposer de cette base précise permet ensuite de nuancer, de complexifier sans tout mélanger.   Pourquoi est-ce important de prendre le temps de s’interroger sur cette question et de disposer de quelques notions sur ce sujet ?  Des combinaisons et variations de la focalisation et du point de vue sont possibles dans un même récit: de nombreux livres alternent les narrateurs et donc les points de vue à la troisième personne et même à la première. C'est l'un des espaces explorés avec beaucoup d'inventivité par la littérature contemporaine, des formes hybrides émergent par exemple des "nous" collectifs.     Question de base qui reste un sujet de nombreux débats théoriques, la gestion du point de vue et de la focalisation est aussi l’une des grandes sources de maladresses facilement repérables dans les manuscrits d’apprentis écrivains.   Plus que la connaissance précises des termes et des classements, ce qui semble important ici pour celui qui écrit est de prendre conscience qu'il serait dommage de se limiter à la question du choix du "je" ou du "il", ou de l'omniscient. Il s'agit de percevoir qu'un "je" peut être totalement transparent pour le lecteur ou ne pas tout lui livrer, et que cette dimension peut évoluer pendant le récit. Qu'un récit qui semble simplement fait "de l'extérieur" peut l'être de diverses manières ou pour diverses raisons, que ce qui est communiqué au lecteur est un choix d'auteur : par qui, avec quelle qualité (neutralté, vison de l'homme ou subjectivité), à quel moment (d'emblée, progressivement, en laissant des parts d'ombres... ) ce dernier point étant crucial dans l'écriture de la nouvelle.  Voir l'article : Focalisation externe      {loadmoduleid 197}
09 novembre 2025
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 « Un mot n’est pas la chose mais un éclair à la lueur duquel on l’aperçoit. » Denis Diderot   Usage littéraire du dictionnaire des synonymes L'usage des listes de synonymes est une pratique courante, l'on peut même dire générale dans l'écriture littéraire. Cette évidence recouvre toutefois des objectifs et des recherches très diverses ; finalement, sous l'évidence du geste de saisir un dictionnaire des synonyme,  semble demeurer quelque chose d'insaisissable…   Usage classique du dictionnaire de synonymes L'idée que l'on peut se faire un peu superficiellement des synonymes et que l'on retrouve dans une conception "journalistique" du style les limite à un outil pour éviter les répétitions : ce seraient des mots différents voulant dire la même chose et l'on pourrait ainsi substituer l'un à l'autre pour ne pas user deux fois le même terme, ce qui sous-entend que l'on pourrait changer un mot sans modifier la phrase.   La définition du mot "synonyme" extraite du Grand Larousse (1978) de la langue française est plus nuancée  :  Se dit de deux ou plusieurs termes appartenant à la même catégorie (substantifs, adjectifs, verbes ou adverbes) et qui ont entre eux une analogie générale de sens, avec souvent des nuances différentes d’acception, particulières à chacun d'eux.   Si l'on se place dans une perspective littéraire, il est évident que les mots ne sont pas interchangeables, évidence que l'on rencontre à chaque lecture un peu attentive d'une liste de synonymes. Les synonymes ont un sens voisin : «approximativement le même sens», mais chacun a ses particularités. Notre sujet sera donc de chercher en quoi consiste  ce "voisinage" et ces "particularités" et quel profit peut tirer l'écriture de l'exploration des listes de synonymes. Je me servirai dans les exemples notamment des synonymes du mot "débauché" avec lesquels j'ai écrit un texte qui en articule les nuances : arsouille, bambocheur, biberon, cavaleur, cochon, corrompu, coureur, crapuleux, cynique, dépravé, dérangé, déréglé, désordonné, dévergondé, dévoyé, dissipateur, dissipé, dissolu, don Juan, drille, fêtard, fripouille, godailleur, grivois, immoral, impudique, incontinent, indécent, ivrogne, jouisseur, lascif, libertin, libidineux, licencieux, loupeur, lovelace, luxurieux, mauvais sujet, noceur, orgiaque, paillard, perdu, pervers, polisson, porc, putassier, relâché, ribaud, ribleur, riboteur, roué, ruffian, satyre, sauteur, sensuel, sybarite, truand, vaurien, verrat, vicieux, viveur.   Usage des synonymes dans l’écriture littéraire Chercher le mot juste Les écrivains sont peut-être plus souvent à la recherche d’un mot que d’une phrase, c’est dommage, car la phrase et le mot sont les deux lieux de l’aventure littéraire, mais c'est ainsi, les écrivains sont en quête du fameux "mot juste" : ils cherchent un synonyme pour mieux coller à leur idée, ce mot dont on sent intuitivement l’existence, le mot le plus adéquat à ce que l’on veut dire, le plus précis, une formule s'impose ici, l'on cherche "le mot qui nous manque".    Enrichissement du sens Mais ce mot manquant était-il vraiment préexistant à la liste qui ne serait alors qu'un aide-mémoire ?   La multiplicité des synonymes qui se côtoient dans la liste permet de repérer des nuances supplémentaires et bien souvent d'affiner l'idée originelle. Par cette "offre" de mots qui s'étalent sous nos yeux, par leurs ressemblances, mais surtout par leurs différences, leurs écarts, leurs perspectives différentes, le dictionnaire des synonymes élargit notre vocabulaire et le nuance. L'art de la nuance n'est-il pas l’un des gages d'une écriture littéraire de qualité ? La liste de synonymes, cette petite totalité, diverse, mais réunie autour d’un élément simple apparait comme est une belle métaphore du travail d’écriture, notamment celle d’un paragraphe. Ainsi, avec comme mot de départ "débauché", la liste déploie tout un éventail de possibilités de débauches différentes par leurs différences de sens, mais pas seulement.   Chaque mot recèle un ou plusieurs sens premiers au sein desquels les synonymes correspondent à :   - des changements de niveaux de sens : entre l'ivrogne et le libertin   - des changements de réalité : entre le drille et le vicieux   -  une diversité de champs d’application  :entre le fêtard et le truand   - des sens "figurés" (le cochon), des sens neutres (le sensuel), positifs (le drille), négatifs (le vicieux) : des synonymes qui jugent, évaluent qualifient, d'autres qui ne sont que factuels.   - des registres ou niveaux de langue (familier/soutenu) : la "fripouille" versus le "Don Juan" ou encore le "putassier" versus le "sybarite".   - des variations d’intensité : le polisson versus le satyre.   - des mots plus abstraits, plus généraux comme "immoral" qui diverge du très concret "incontinent".   - des mots riches en sensations visuelles : le lascif qui évoque une posture est plus évocateur que le dérangé.   - différents potentiels expressifs : neutralité de "perdu" versus expressivité agressive du "putassier".   - des mots vagues (mauvais sujet) ou plus précis (orgiaque).    L'écrivain choisit un mot pour ce que l'on appele son "halo sémantique" : un sens  précis, mais aussi un imaginaire associé, car chacun est porteur de connotations différentes : émotionnelles, sociales, historiques... La diversité de la liste fait apparaître l’idée de contexte associé, le mot n’est jamais seul. La liste des synonymes rend compte d’un effort pour cerner le sens, les nuances et les contextes.   Dans une partie importante de la liste des synonymes du mot "débauché" surgit tout un imaginaire très XIXe (paillard, bambocheur...) qui évoque les tavernes et les lieux mal famés des vieilles villes industrielles, tandis que d'autres tel libertin ou Lovelace évoquent une débauche plus aristocratique, d'autres encore comme ivrogne sont moins marqués historiquement. Si la  "maison" est simple et neutre, son synonyme le "logis" a quelque chose de campagnard et de suranné, tandis que le "foyer" évoque la chaleur familiale et  le "manoir" marque une réussite sociale.   La diversité de la liste fait apparaître l’idée de contexte associé, le mot n’est jamais seul. Le choix entre "regarder", "contempler" ou"dévisager" dépend du rapport entre celui qui regarde et celui qui est vu. Le noceur implique tout un contexte de fêtes, le Don Juan des procédés de séduction et des relations homme-femme particulières. Ainsi Proust choisit parfois "mélancolie" parfois "tristesse" ou encore "spleen" : "mélancolie" dans un contexte de douceur rêveuse, "spleen" s'associe plus nettement à une angoisse de type baudelairien, "tristesse" accompagne une émotion plus visible. Il faut faire attention à ce contexte, parfois la polysémie se mêle aux synonymes : "ennui" n'a pas le même sens dans un contexte existentiel ou dans une histoire factuelle.   Différences de sens, de contexte, mais aussi réception différente : on sent intuitivement que chaque synonyme produira un « effet » différent sur le lecteur offrant la possibilité avec un mot de moduler le ton ou l'atmosphère du texte : le cynique évoque une stratégie intellectuelle, une psychologie, ce qui n'est évidemment pas le cas du porc !   Le langage crée de multiples différenciations, elles-mêmes affinées par les usages passés. L’ensemble des synonymes est comme une palette dans laquelle chaque mot apporte sa nuance : du polisson au satyre se déploie tout un échantillonnage variés et fleuris de débauches.  Ainsi, parmi les synonymes d'"éblouissement" -qui évoque une lumière et garde la possibilité d’une dimension de découverte- l'on rencontre Étonnement, de moindre intensité, plus banal, moins concret. "Aveuglement" marque une perte, ajoutant une nuance négative et suscite une image de fermeture.   Il existe aussi une différence de sonorités qui semblent renforcer la sensation d'ouverture de l'éblouissement, un mot qui semble se déployer, à contrario de la  fermeture de l'aveuglement. "Emerveillement" dépasse l’idée de lumière et de vision, il évoque une pénétration de l'esprit lui-même. Dans la même liste, le mot vertige va encore plus loin dans les enjeux sous-jacents et interroge : mon éblouissement était-il un vertige ? Fascination crée un enjeu supplémentaire, une fixité qui se teinte de dépendance.   Cet exemple nous amène à une autre dimension de la liste des synonymes, celle de la forme même du mot, de son apparence, de ses sonorités, de cette zone de rapport aux mots dans lequel "éblouissement" se distingue par sa matérialité sonore, la dimension poétique de l'écriture.     Dimension poétique du choix parmi les synonymes Mot court, mot long ? Douceur ou percussion des consonnes, ouverture ou fermeture des voyelles ? Recherche d'euphonie (harmonie des sons ou  d'allitérations (répétition de consonnes) ? Mots rares, sonorités particulières ? Les synonymes offrent la possibilité de moduler la musique et le rythme du texte.   On peut choisir le "libidineux" pour sa plastique écœurante ou le "verrat" pour ses consonnes et sa brièveté. Le Lovelace, mot rare aux consonances délicates joue une tout autre musique que le "ruffian". Ainsi s'il faut choisir entre "reflet" et "chatoiement", tout un monde de sensations et de sonorités sépare ces deux synonymes.Les synonymes permettent de créer une texture sonore particulière qu'elle soit recherche d'unité, d'harmonie ou au contraire de percussion et de rupture.   Si le choix d'un synonyme contribue à enrichissement stylistique et à la précision conceptuelle, il existe ce que l'on appelle une densité spécifiquement poétique de cerains mots qui seront choisis parmi les synonymes, car ils condensent plusieurs idées en seul mot :  Chercher un synonyme de Lune peut conduire à choisir entre l'astre et la clarté nocturne  : "Astre" évoque la lumière céleste et le mystère cosmique."Clarté" condense la douceur et la pureté d’un éclat nocturne. Chez Baudelaire : "ennui", "spleen" et "langueur"  condensent chacun un état d'âme distinct.   Ces synonymes, en un seul mot, ouvrent des mondes d’images et de sensations typiques de certains registres poétiques. On retrouve ici le principe poétique mallarméen du "mot juste", celui qui permet d'atteindre le maximum d'économie expressive.   Pour un usage créatif de la liste de synonymes Une liste de synonymes est bien plus qu'une palette de mots, l'on s'y promène dans une arborescence d'idées, de sons et de pistes lexicales qui stimulent l’imaginaire. La liste n’est plus ce sac dont on tire le mot qu'on cherchait, ou découvre un mot qui apporte une nuance supplémentaire, elle devient un support de création. Elle met en évidence les ambiguïtés et la complexité que comporte le mot -et donc l’idée d’origine- possibilités passées jusque-là inaperçues, d'autres thèmes liés à celui d’origine, passage du sens propre au figuré, du concret à l’abstrait et vice versa par exemple…   Au fur et à mesure de la lecture de la liste, on cherche, on s’interroge sur ce que l’on cherche, quelque chose de purement intuitif se joue dans cette aventure de mots. Des envies se précisent, des possibilités inattendues sont déclenchées par les comparaisons entre les synonymes, entre les nuances qui s'y révèlent, leurs sens non attendus.   Les synonymes font surgir des images, des contextes, des associations, des sensations, des idées… Se met à jour une autre source d'inspiration : ne plus partir uniquement des idées, des images, des émotions, mais partir des mots.   Ainsi en cherchant les synonymes de "curiosité", l'on croise "appétit", "désir", mais aussi "étrangeté" : et l'objet ou le personnage curieux se teinte soudain de mystère... La confrontation dans la même  liste de "regret", rapport nostalgique au passé et de "remords" qui porte le poids d'une responsabilité morale peut changer la perspective d'écriture d'un récit. La liste des synonymes ouvre la recherche, dépasse son point de départ, offre une nouvelle idée, une nouvelle possibilité, un véritable changement de thématique auquel on n’avait pas pensé.   Synonymie et stratégie d'écrivain Toute une stratégie d'auteur se met en place de façon plus ou moins consciente ou spontanée. Au-delà du nécessaire choix entre les différents synonymes pour éviter les doublons et les clichés, une individualité  stylistique, un lexique personnel se dessinent : mots appréciés, absences de mots qui déplaisent, choix d'un nveau d'intensité et d'expressivité, choix d'un niveau de langue, de l'importance accordée ou pas à la dimension sonore et rythmique...   L'écrivain peut décider de puiser dans les termes rares ou archaïques pour surprendre, dépayser le lecteur ou rattacher son texte au passé ainsiFlaubert dans Madame Bovary préfère utiliser "splendeur"  plutôt que "beauté" pour sa connotation aristocratique et ironique. Inversement, l'on peut privilégier les termes neutres. Profusion verbale, économie de moyens, plaisir ou transparence des mots... chaque écrivain se sert des synonymes pour marquer son style et, réciproquement, son style s'individualise, se développe au travers de ce travail de choix de mots.   Les enjeux d'écriture dépassent parfois le choix d'un mot isolé :  le dictionnaire fournit des suites synonymiques comme feu → flamme → brasier → incendie qui  peuvent être utilisés pour moduler l'intensité dans tout un développement provoquant un effet de crescendo ou de diminuendo. Par exemple, Rimbaud dans les Illuminations alterne "flamboyant", "ardent", "incandescent" pour un effet de lumière progressive.   Ou encore Mérimée dans "La double méprise" : "La nuit donne à tout une teinte lugubre, et les images qui le jour seraient indifférentes ou même riantes, nous inquiètent et nous tourmentent la nuit. Une espèce de fantasmagorie intérieure nous trouble et nous effraie.    Cf. mon texte avec les synonymes de "débauché" qui est construit sur cette progression à l'échelle de toute l'évolution d'un personnage. Ce texte répondant à la gageure d'utiliser tous les synonymes de la liste, il use et abuse des synonymes dans un style un peu XIXè de par les mots eux-mêmes, il produit  un effet "thésaurus" qui peut sembler artificiel ( tendance critiquée par Flaubert) mais qui dans ce cas particulier découle de la contrainte quasi oulipienne qui sous-tend son écriture.   Une autre stratégie d'auteur consiste à travers les synonymes à jouer sur les registres et l'intertextualité.Un synonyme peut citer implicitement un autre texte ou un registre (poétique, technique, argotique...) et créer des "échos intertextuels" ou des "effets de décalage". Par exemple, chez Queneau dans Zazie dans le métro, "gnangnan" (synonyme familier de "mielleux") parodie le langage sentimental tandis que Umberto Eco décrit, dans le Nom de la Rose, un moine enquêteur  comme un "observateur sagace" ou un "interprète des signes" pour faire référence, de façon implicite, au Sherlock Holmes de Conan Doyle .   Exemple d'exploration de la synonymie avec le verbe « Tenter ». Étymologie : Il existe un lien évident entre l'histoire du mot et sa synonymie. Les synonymes nous racontent une histoire, celle du mot et de ses évolutions : on peut rêver à ce mot-personnage qui change peu à peu, dévie, se précise et s’amuser à faire vibrer ces sens perdus pour mieux comprendre les enjeux des sens contemporains. XIIs. tempter Deu « demander à Dieu des effets de sa toute-puissance, sans nécessité » 1125 « solliciter (quelqu’un) à une chose défendue » 1355 « mettre à l’épreuve quelqu’un »;« faire l’essai de quelque chose »1275 « inspirer le désir de faire quelque chose » 1316-28 « exciter le désir » Mil. xves. « chercher à séduire » 1559 tenter la fortune 1550 « essayer de mener à bien quelque chose » (Ronsard, Odes) ; 1623 estre tenté de + inf. « avoir tendance de ». 1704 terme d’escrime. Du lat. temptare « toucher, tâter ; faire l’essai ou l’épreuve de ; essayer »  Voici les 48 synonymes et les contraires de ce verbe ainsi que des définitions (incomplètes):  Affriander: (Littéraire) allécher, attirer Affrioler: Attirer, allécher ; exciter le désir de (qqn). Aguicher: Exciter, attirer par des manières provocantes. Allumer: idem Allécher: Attirer par la promesse d'un plaisir. Ambitionner: Rechercher avec ardeur une chose jugée supérieure. Amorcer: Garnir d'un appât; attirer. Appâter: Garnir d'un appât-Attirer (un animal) avec un appât. Attacher: Faire tenir (à une chose) au moyen d'une attache, d'un lien. Attirer: Tirer, faire venir à soi. S’aventurer: S’exposer avec un certain risque. S’engager dans une aventure, dans une tentative difficile et périlleuse. Captiver: Attirer et fixer (l'attention) ; retenir en séduisant. Charmer: 1. Exercer une action magique sur . 2. Attirer, plaire par son charme. Chercher: Aller au-devant de quelqu'un ou de quelque chose; rechercher avec intensité, vouloir. Coiffer : ART MILIT. [En parlant de stratégie] Coiffer un objectif; coiffer l'ennemi. L'atteindre par ses tirs; prendre d'assaut ses positions. Courir: Rechercher vivement, poursuivre assidûment Couvrir: Couvrir qqn de bienfaits, de bontés, de compliments; couvrir qqn d'éloges, d'injures Dire: déclarer quelque chose à quelqu’un ses sentiments. Faire de l’oeil ou donner dans l’oeil: (Familier) Faire une impression vive sur quelqu’un par des agréments extérieurs. Ensorceler: Soumettre à une forte emprise qui le captive, comme par un sortilège. Exercer sur quelqu'un une forte emprise, un grand pouvoir de séduction. Entraîner : Emporter avec soi. Emporter, pousser quelqu'un vers quelqu'un ou vers quelque chose sous l'effet d'une influence irrésistible. Entreprendre: Tenter de séduire ; Harceler, attaquer Envoûter : Exercer à distance une influence maléfique sur une personne par l'intermédiaire le plus souvent d'une figurine à son effigie ou d'une autre représentation symbolique. Exercer un ascendant proche de la fascination sur la volonté, l'esprit, les sentiments. Essayer: Mettre à l'épreuve les qualités ou la convenance de quelque chose avant de l'adopter définitivement pour l'usage habituel; faire les premiers pas, gestes, etc., en vue de réaliser, dans la mesure du possible, un projet qui a quelque chance de réussir. Exciter: Susciter, provoquer (une réaction d'ordre physique ou moral); mettre en branle (un processus physique ou psychique). Exciter qqn à qqc.: Le pousser fortement (à une action, à un comportement). Éveiller le désir sexuel. Expérimenter: Éprouver, apprendre, découvrir par une expérience personnelle. Ressentir brutalement une sensation, un sentiment qui pourrait à l'avenir servir de leçon. Fasciner: Exercer un attrait irrésistible, soumettre à sa domination par la puissance du regard. Éblouir, charmer vivement, plaire. Gagner: Obtenir (les dispositions favorables d'une personne ou d'un groupe de personnes) Goûter: Éprouver un sentiment, une sensation agréable. Éprouver un plaisir, le savourer le déguster. Hasarder: Entreprendre (quelque chose) malgré l'incertitude du résultat. Entreprendre une action dont l'issue incertaine implique un risque. Hypnotiser: Provoquer l'hypnose chez un être vivant Intéresser: Faire que quelqu'un soit concerné par quelque chose, qu'il y ait intérêt; l'impliquer dans quelque chose, le mêler à quelque chose (généralement pour qu'il agisse, intervienne) Inviter: Engager, inciter quelqu'un (à), porter à, pousser à. Magnétiser: Soumettre un être vivant à l'action d'un fluide magnétique. Paralyser une proie comme par magnétisme. Exercer un grand ascendant sur quelqu’un Miser: Escompter la réalisation, la réussite de quelque chose ou de quelqu'un. Oser: Entreprendre (de faire, de dire quelque chose) avec audace Plaire: Être agréable à quelqu'un, être une source d'agrément, de satisfaction pour quelqu’un. Pousser :Exercer une pression physique pour provoquer un déplacement. User de sa force pour obliger quelqu'un à se déplacer ou à céder la place. Risquer: Exposer ou être exposé à un risque. S’aviser de: Concevoir, imaginer. Se mettre dans l'esprit une idée inattendue ou étrange et la mettre à exécution. S’efforcer de: Mettre en œuvre toutes les capacités, tous les moyens dont on dispose pour atteindre un but précis, pour vaincre une résistance ou surmonter une difficulté. Prendre sur soi, se contraindre. Tâcher d'atteindre un but précis. S’ingénier : Faire preuve d'ingéniosité; se donner du mal pour parvenir au but recherché S’évertuer: Faire des efforts, se donner beaucoup de peine. Solliciter: Chercher à obtenir (une faveur, une grâce ou un droit) d'une manière instante, par des démarches auprès d'une autorité compétente ou d'une personne influente. S'adresser à quelqu'un en faisant appel à lui d'une manière instante, afin d'obtenir une aide, une faveur ou un avantage. Prier de, inciter à consentir à faire quelque chose. Séduire: Convaincre en mettant en œuvre tous les moyens de plaire. Détourner du droit chemin, du bien. Attirer de façon irrésistible. Tâcher de : Faire des efforts, faire son possible pour. Taper dans l’oeil: Au XVIIe siècle, on disait d'une femme qui plaisait à un homme qu'elle lui "donnait dans la vue". Le passage du verbe "donner" à "taper" se serait effectué au milieu du XIXe siècle, donnant ainsi plus de force à l'expression. "Taper dans l'œil de quelqu'un", c'est l'éblouir, beaucoup lui plaire. Eprouver : 1 Soumettre une (ou la) qualité d'une personne ou d'une chose à une expérience susceptible d'établir la valeur positive de cette qualité. 2 Faire sur soi-même l'expérience, généralement forte ou profonde, d'une chose.      La version moderne de" tenter" semble partie loin de l'idée de départ de "tempter dieu par des prières", mais il en reste une sorte de subtrat qui s'est démultiplié. Une lecture attentive montre la possibilité de regroupements de sens :   - un groupe de synonymes se réunit autour de l’idée d’expérimentation    qui va jusqu’à l’aventure - un autre vers la séduction, l’envoûtement jusqu’à la sorcellerie - un autre insiste sur la dimension de risque…   Le schéma ci-dessous rend visible cette organisation des synonymes de « tenter » : certains sont proches et nuancent la même idée, d'autres s’éloignent, ils représentent des sens différents comme "s’aventurer" par rapport à "aguicher" !    La liste de ses synonymes cartographie des voies principales, susceptibles de nombreuses nuances, mais aussi des voies annexes : à l'intérieur de chaque sens éloigné, il existe des différences de sens, mais aussi de niveau de langue, d’intensité, de plaisir des mots, de sonorités…    Au-delà du plaisir de la découverte, ces « bouquets de synonymes » nous racontent les « efforts » de la langue pour explorer la réalité aussi bien que les idées, pour cela la langue repère des analogies, des oppositions, des images, des parallèles, des extensions... À partir d’un seul mot, des dizaines de liens possibles sont tracés pour tenter de saisir quelque chose du réel dans sa complexité et sa diversité.   Comme l’écriture, la liste rend compte de la tentative humaine de se repérer avec les mots. Les mots ne sont pas des entités isolées en relation avec un objet unique, ils sont mobiles, comme le montre bien le schéma, ils créent des réseaux, ils dessinent une image du monde et de notre imaginaire d’autant plus utile qu’ils sont plus fluides.    Le texte partage avec la liste de synonymes un fonctionnement de « tête chercheuse ». En effet, qu’est-ce qu’écrire un texte sinon partir d’une vague intuition, d’une idée, d’une image, d’un mot, d’une sensation pour en suivre l’aventure, les méandres ? À partir d’un point de départ confus, le texte, comme la liste de synonymes, propose une cartographie. Il cerne, contourne, projette ailleurs dans plusieurs directions, s’éloigne, creuse, surprend.   Conclusion Le dictionnaire des synonymes n'est pas pour l'écrivain un simple répertoire de substituts, il permet de sculpter la phrase, d'afffirmer un style et une intention avec une précision quasi musicale, en jouant sur les infinies variations du sens.  La liste des synonymes est une belle métaphore du travail de l’écriture d’un paragraphe par exemple : une petite totalité, diverse, mais réunie par un élément simple.   La fréquentation des listes de synonymes fait prendre conscience des multiples possibilités lexicales et permet de s'approprier de nombreuses qualités de vocabulaire. Les synonymes, par leur proximité et par leurs écarts, expriment quelque chose du réel, des émotions ou des sensations. Souvenons-nous pour terminer que chaque langue découpe le réel de façon différente : les Inuits disposent de près de quarante mots pour décrire la neige là où nous n’avons que "la neige" et "la poudreuse".   Il est intéressant de croiser plusieurs dictionnaires des synonymes : par exemple Larousse pour lune vision moderne, le Littré pour une vision plus historique de la langue et de profiter de la facilité d'accès des dictionnaires en ligne. Je recommande notamment  :    CRISCO  et     CNTRL    {loadmoduleid 197}   
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​Complainte ultramarine

Tourane, le 16 décembre 1939

Un port, des bateaux immenses, à la coque gigantesque, menaçants. Je quittais la terre boueuse de nos rizières pour amorcer une trajectoire qui déjà me perforait le ventre et me faisait perdre pied. Moi qui n'avais jamais vu la mer, comme vous tous, j'ai aussitôt eu la certitude qu'elle serait une tortionnaire des plus implacables. Elle est pourtant si belle - pour le peu que j'en ai aperçu -, majestueuse et arrogante ! Elle aurait certainement pu m'inspirer de jolis poèmes. Mais l'heure n'est pas à la poésie.

Après plus d'un mois enfermés dans cette caserne, à faire le soldat, marcher en rangs, droite, gauche, à faire des corvées qui semblaient inventées pour tuer le temps, nous voilà tous, en rangs serrés, plus une foule disparate dans nos attitudes et nos rêves qu'un bataillon militaire, ou prétendu tel. En montant à bord, encadré par de vrais soldats ou gradés, indochinois et français, j'ai senti que là, je quittais vraiment l'Annam. C'était définitif, pour de vrai. En balayant du regard le visage de mes compatriotes, c'était comme un livre ouvert sur les émotions qui nous secouaient tous, nous autres arrachés à notre terre, à notre famille : de la peur, une inquiétude sourde ou dévorante, l'incrédulité, un espoir parfois, une curiosité mal contenue.

Une photographie, d'un petit format, en noir et blanc, ou plutôt couleur sépia, dentelée, tomba soudain de l'enveloppe qu'elle tenait à la main. Un portait de jeune femme, au regard avide, un bandeau enserrant la chevelure. Un joli visage d'une gravité déroutante.

Mai, prends bien soin du petit. Je reviendrai vite, comme on nous l'a promis. Je vais découvrir ce grand pays, la Mère Patrie. Vous tous ferez le voyage avec moi. Je vous raconterai à quoi il ressemble, comment sont les gens de là-bas, je vous décrirai les travaux qui nous attendent, nous qui allons remplacer les Français partis à la guerre.

Une émotion aussi subite que violentelafit chanceler. Elle savait déjà quelle serait la réalité qui serait la leur, combien leurs déconvenues ou leurs craintes seraient au-delà de ce qu'ils avaient pu imaginer. Elle reprit sa lecture, mais la suite de la lettre se révéla difficilement déchiffrable : des ratures quiÀ biffaient les phrases de la fin de la page, une tache de café, opaque, occultait la compréhension de la fin de la missive. Seule la signature, discrète, s'offrait à la lecture : Liên

17 décembre 1939

Le Yalou, c'est le nom du bateau, un paquebot ou un cargo, un bâtiment sur les flots. L'escalier extérieur qui relie le quai au navire mène au pont. Etourdi par ce nouvel univers, le flot de mes pensées m'a fait dériver ; je ne peux vous décrire le premier élément de ce lieu pour moi inédit, d'où mer et ciel se conjuguent dans un bleu qui a ce quelque chose de laiteux et de sirupeux qu'on ne voit que dans les ports commerciaux. Des marins s'y affairent, faisant briller le sol de bois comme un immense miroir que l'on ose à peineeffleurer. Aussitôt, c'est la descente de passerelle en passerelle, de strate en strate. On quitte la surface connue des yeux des curieux (le pont, les cheminées, les mâts métalliques) pour s'engouffrer dans les entrailles de ce monstre. Le bois et le verre sont détrônés par le métal, froid, à la peinture écaillée. L'air qu'on y respire se raréfie, la lumière peu à peu est vaincue et s'efface devant une pénombre hostile qui nous fait trébucher, alentir le pas. La progression est lente, et les sous-officiers indigènes qui nous encadrent commencent à donner de la voix et du gourdin, pour que cette coulée humaine poursuive son cheminement au creux de ces profondeurs qu'on redoute déjà et dont on pressent que ce sera là le lieu de notre séjour. Un séjour souterrain, dans la quasi-obscurité. Un séjour dans un lieu pour l'instant presque inodore, vide de tout aménagement censé y accueillir plusieurs centaines d'hommes, plus d'un millier ou deux peut-être pour une durée d'un mois, ai-je entendu dire. Des planches étroites serrées les unes contre les autres serviront certainement de lits. Une immensité séparée çà et là de quelques cloisons verticales. Nous sommes à fond de cale, notre humeur et notre énergie s'accordant peu à peu à cet environnement sombre et caverneux. Seuls quelques rais de lumière proviennent de vagues ouvertures vitrées ovales qui creusent la coque dans les niveaux supérieurs. L'obscurité est notre lot et notre première punition. Mais quelle est donc notre faute ? Nous nous retrouvons là, éberlués, incrédules : il n'est pas envisageable que nous passions tant de temps enfermés dans cette obscurité ! Des mugissements semblent percer, traverser les cloisons, dont le volume s'amplifie au fur et à mesure que les bovins s'approchent de l'endroit où nous attendons, passifs et désespérés. Cette proximité animale nous rassure ; nous sommes en terrain connu, l'immense majorité des paysans que nous sommes tendant l'oreille en même temps que sur certains faciès, des rictus tendent à s'effacer.

6e jour (je crois)

Perdus en pleine mer. Il n'y a plus de terre. De l'eau, de l'eau partout. Nous sommes entassés dans la partie la plus souterraine du bateau. Nos corps de paysans ne semblent pas s'habituer à ladanse incessante, infernale du navire. Onest tiraillé de part en part, à droite, à gauche. Le plancher penche dans un sens, puis dans l'autre. À tour de rôle, nous vidons nos estomacs, la tête tourne, le corps ne sait plus comment se positionner pour rester droit, assis ou couché. Les pensées aussi tournent en rond : quand tout cela va-t-il s'arrêter ? Où en sommes-nous de notre parcours ? Va-t-on s'accoutumer à ces drôles de conditions de voyage, nous qui pour la plupart n'avions jamais quitté le village ? Et pourquoi…

La suite du feuillet apparaissait rongée : la trame lisse du papier quasi transparent avait absorbé lettres et mots ; de petits orifices, des brûlures de cigarettes ? ponctuaient ce début de lettre qui se révélait illisible. Seule une succession de points d'interrogation perforait irrégulièrement le papier qui avait vraisemblablement dû être froissé à plusieurs reprises.

À l'aube, 10e ou 11e jour

Je ne peux résister à l'envie de vous raconter un rêve, un cauchemar plutôt. Un songe qui m'habite depuis plusieurs nuits déjà, comme une obsession, un refrain perdu d'une chanson dont les paroles semblent obscures.

Allongé dans une rizière, dont le vert tendre apaise pourtant mes vagues inquiétudes, je sens imperceptiblement le niveau de l'eau monter, au point que je perds contact avec la terre boueuse. Au fur et à mesure que l'eau devient plus profonde, les tiges s'épaississent et peu à peu se transforment en branches de plus en plus épaisses, puis en troncs noueux. Autour de moi, d'autres personnes se retrouvent comme moi, emprisonnées dans cette forêt d'une nouvelle espèce qui, en à peine quelques minutes, se développe en un réseau inextricable de racines et de lianes. Je suis le centre des regards apeurés de mes congénères, les yeux exorbités tous dirigés vers moi, qui semblent me supplier d'agir. Mais je suis impuissant comme eux à réagir, et ma lâcheté me fait fermer les yeux pour ne plus sentir leur mutique appel au secours.

La nuit est agitée, mais inexorablement mes yeux s'ouvrent, et les pupilles dilatées de mes compagnons me vrillent l'âme. Alors, je m'abrutis de pensées diverses, de décomptes inutiles, de souvenirs que je revisite… et je finis par m'assoupir à nouveau. Parfois, quand la nuit apparaît plus longue, le rêve se poursuit. Des ombres aux formes vagues traversent l'horizon, accompagnées par un infime bruit de clapotis. L'eau semble se diluer au point d'être lentement absorbée jusqu'à ne plus être qu'une masse indistincte de boue qui insensiblement se solidifie. J'ai cru y apercevoir une fois des signes s'inscrire à la surface. Un buffle, dont les cornes singulières semblent proférer une menace ou une injonction autoritaire - je ne sais trop - apparaît, marchant d'un pas lent venant à ma rencontre. Les yeux sont creux, vides, et pourtant, ils ne m'effraient pas.

Et à chaque fois, le rêve revient m'habiter, proposant des variations plus ou moins marquantes. Quand la nuit est longue ou propice à son épanouissement, le rêve offre des méandres qui de nuit en nuit, creusent leurs sillons dans ma conscience. Il me faudra bien ouvrir les yeux, suivre peut-être ce buffle, affronter le regard de mes compagnons nocturnes.

Moi qui rêvais si peu au village, abruti de soucis et de fatigue, je regrette déjà cette existence routinière de travail et d'obligations quotidiennes. Le temps inoccupé déroule une longue pelote d'un filin infini qui comme les toiles arachnéennes emprisonne nos pensées et pèse sur nos pauvres existences.

Le 12e jour ?

Le temps s'étire. C'est un dragon infini, qui sommeille dans l'attente d'un événementvenant briser la succession d'heures, de jours et de nuits gémellaires et dont le vide vertigineux s'insinue sous la peau, derrière nos yeux creux et notre énergie proche de zéro. Le quotidien grignote nos corps affaissés, épuisés par le manque d'activité. Aucune corvée ne nous est imposée. Nous restons entre nous, mais la gestion de nos jours partagés, de nos angoisses, de nos cauchemars est déjà une bien lourde charge. L'immense bâtiment marin semble fendre les flots, sans aucun épuisement, ni pause, ni fait particulier, comme une travée souterraine qui creuse la mer, résolument, au rythme assourdissant d'une violence continue et assumée. Nous ne savons plus repérer l'alternance du jour et de la nuit, la semi-obscurité permanente obscurcissant notre vigilance et développant pourtant notre adaptation à cet environnement sidérant. Assommés de sommeil, de fatigue, de faim aussi. Certains d'entre nous cependant tentent de réagir. Détenus d'une nouvelle espèce, dans un lieu clos pourtant en mouvement, tendus vers une destination dont nous ne connaissons que le nom, craint ou fantasmé : la France, la Mère Patrie, nous sommes ballottés comme d'infimes et multiples particules. Quelques bâtons maladroitement gravés sur le montant des lits énoncent les jours écoulés, mais leur décompte déjà est sujet à discussion. Mais à quoi bon ? À quoi bon savoir que nous sommes au 10e ou 12e jour ? Nous ne connaissons pas la date prévue de notre arrivée, et cette plage temporelle sans bornes nous accable pour la plupart encore plus.

Et puis, un matin ou un soir, sous un ciel clément ou menaçant, l'intensité du bruit des machines apparaît légèrement affaiblie, le bourdonnement de nos oreilles moins continu. Je me fige, sur la défensive. Que se passe-t-il ? Le mouvement ressenti est moins perceptible. L'agitation gagne nos rangs. Nous nous dressons pour la plupart sur les planches de nos bat-flanc. Quelque chose est en train de se produire. Des ordres autoritaires fusent au-dessus de nos têtes, un vacarme soudain, des piétinements puis le bruit de pas qui semblent se multiplier dans une cadence accélérée.

Brutalement, le silence, sans transition. Les machines se sont tues, les vagues agressives se sont adoucies, la lancée de la coque vers un au-delà spatial stoppée soudainement. On attend. On a bien compris que le paquebot a interrompu sa course. Où sommes-nous ? Qu'allons-nous découvrir ?

Un groupe de la garde indigène, dont je reconnais le visage de certains, est descendu. Ils parlent notre langue, et cependant, leur façon de parler, ou plutôt d'aboyer, nous empêche souvent de les comprendre. Mais là, le message est simple :

- Port de Columbo ! 1re escale.

Un frisson parcourt nos échines. Nous allons toucher terre !

Mais le rêve, à peine déployé, s'écroule ; pas d'escale pour le groupe des Travailleurs Indochinois. L'équipage, à tour de rôle, descendra à terre. Nous, nous pourrons monter sur le pont.

L'air respiré à pleins poumons nous coupa le souffle, comme si nos respirations amputées avaient déjà atrophié nos organes aériens. J'avais le regard trouble, celui du myope léger que je suis ; nos yeux également s'étaient accoutumés à l'espace restreint et à la lumière avare. J'avais l'impression que se dépliaient mes poumons gourmands de cet élément vital qui nous avait été concédé avec si peu de générosité. Pareillement, il me semblait qu'au creux de l'iris, le mouvement de la dilatation de la pupille était sensible. J'étais certainement en train de rêver ce retour à la vie naturelle qui bousculait mes nouvelles habitudes d'enfermement, de pénombre et de privation d'espace individuel, tout ceci ayant probablement troublé mes perceptions.

Levant les yeux au ciel, dans un premier temps, je ne distinguai qu'un gris bleuté uniforme. Surveillés par nos garde-chiourmes, nous avions malgré tout la possibilité de nous dégourdir les jambes, et de laisser voguer le regard où bon nous semblait. Je m'approchai du parapet composé d'épais filins d'acier. Aussitôt, on me fit reculer, mais mon œil eut le temps d'apercevoir dans le ciel, une forme flottant dans l'air et qui s'imprima dans ma rétine. Attiré par cette vision fugace, mon regard parcourut l'espace, comme un chasseur à l'affût d'une proie éventuelle ou de quelque chose d'inédit, je ne sais comment dire. Une bourrasque soudaine fit apparaître à nouveau dans mon champ de vision un rectangle coloré qui semblait à la fois autonome dans ses déplacements et guidé par une force volatile mystérieuse. Il semblait flotter, bondir dans une direction, gonflé par un souffle fulgurant, qui s'épuisa brutalement, le faisant choir subitement à la verticale. Il reprenait alors des forces, modifiant sans cesse sa trajectoire, effectuant une chorégraphie que mon regard peinait à suivre. Comme un oiseau de toile colorée parsemée de motifs géométriques, cet objet volant me décolla de terre, ou plutôt du sol humide du pont.

Je revis un dessin entraperçu dans un livre d'histoires pour les enfants plus jeunes que mon maître d'école, mon instituteur français, avait toujours à portée de main. J'en avais déchiffré le titre, en français : « Contes pour enfants d'Extrême-Orient ». L'image de couverture, une peinture, était composée d'un joli cerf-volant, véritable œuvre d'art ; J'en avais appris le nom et le maître, volubile, en avait développé l'origine, le fonctionnement... Mais je l'avais écouté d'une oreille distraite, l'objet déclenchant instantanément la venue de mots et d'images colorés, de visions absurdes d'une fantaisie affolante.

J'avais vu des rizières pourpres

Un buffle augmenté d'ailes empruntées aux libellules mutines,

La pluie diluvienne de la mousson d'été

Les ao-dai des jeunes filles du collège de la ville voisine

J'avais senti, me frôlant, le vol de papillons immenses aux yeux veloutés, marqués d'épais traits de jais

Un banian obséquieux

Un cortège de mandarins soucieux mais dont le turban s'effritait sous l'effet du vent.

On me releva, ce ballet léger, d'une liberté folle qui ne concédait qu'une mince ficelle nécessaire au guidage par une main humaine, m'avait terrassé.

Aussi fragiles que ces objets aériens, nous étions pourvus de chaînes invisibles qui nous maintenaient dans une servilité oscillant entre consentement et passivité. Il nous faudrait, à nous aussi, goûter au vent de liberté, à la fraternité rebelle et tracer un chemin solidaire dans un nouvel espace, aux règles encore inconnues.

Quel lyrisme ! ne put-elle s'empêcher de penser. Quelque chose la troublait, sans qu'elle puisse en définir les contours. Elle avait accès à un récit intime, douloureux, qui rendait compte d'une expérience personnelle et collective. Elle se sentait – a posteriori pourtant - si intrusive. Et à la fois si éloignée. Mais de quoi ? De cet épisode historique qui s'était déroulé il y avait plus de 80 années ? Non, ce n'était pas cela qui la gênait. Pourquoi l'aurait-elle été d'ailleurs ? Il y avait là quelque chose d'inconfortable qui la perturbait. La possibilité de découvrir de l'intérieur une parenthèse fondatrice de ce qui faisait de son père ce qu'il était, ou était devenu ? Peut-être. L'individu taiseux qu'elle avait côtoyé toute sa vie avait pourtant écrit, raconté, partagé… mais plusà la sphère sociale qu'à celle, intime, de la cellule familiale.

Elle se saisit à nouveau du paquet de lettres. La plupart n'était pas insérée dans des enveloppes. De longueurs inégales, certaines apparaissaient comme des brouillons inachevés, d'autres comme des pages écrites avec soin, sans rature, l'aboutissement d'une réflexion maîtrisée. Le récit des escales semblait écrit chronologiquement et constituait un développement central et essentiel. Elle se remit à sa lecture.

Et puis, très rapidement, l'équipage remonta à bord, en même temps que nous redescendions dans les bas-fonds. Non pas à ras de terre, mais dans les profondeurs du paquebot. Nous touchions le tréfonds d'humeurs chagrines, noires. Nos respirations oppressées s'accordaient avec la lenteur de notre descente, à peine accélérée par les hurlements des gardiens. L'atmosphère confinée pesait de nouveau sur nos épaules. Mais pourtant, assez rapidement, nous reprîmes l'habitude d'un rythme temporel sans quasiment aucun repère. Des rêves obsessionnels nous habitaient de façon plus ou moins manifeste. Gémissements ou grognements indistincts constituaient nos mélopées nocturnes ou diurnes. J'avais l'impression que nous étions sans cesse dans un état de somnolence permanent. Nous avions pourtant bien enregistré dans nos états de conscience si peu vaillants qu'il y avait parfois des descentes musclées de la part de nos gardiens, dont nous en ignorions la plupart du temps la raison. Certains de nos camarades, trop mal en point, étaient emmenés avec brutalité dans les niveaux supérieurs. Quelques-uns redescendaient, quelques heures ou jours plus tard. D'autres, non.

À nouveau, ralentissement du rythme et du bruit des machines, environ une dizaine de jours plus tard. Le bateau, dans un mouvement doux et silencieux, finit sa course comme un souffle qui lentement expulse une dernière expiration plus sereine.

Cette fois, pour cette deuxième escale, on tarda à venir nous chercher pour monter sur le pont. Des frissons de nervosité parcouraient nos corps voûtés. Je sentais la colère gronder. Nous savions déjà que nous n'irions pas à terre, mais la nécessité de remonter à l'air libre et venté du pont devenait d'une urgence telle qu'il semblait impossible de retarder de quelques minutes encore son accomplissement. Nous piétinions, la tête levée, anticipant la prochaine ascension des niveaux supérieurs du bateau. Enfin, degré par degré, nous gravissions les marches des escaliers métalliques, étourdis par cet exercice que nous ne pratiquions plus depuis tant de jours. Je cherchais l'air et tentais de calmer la précipitation de ma respiration.

Tout à coup, un jeune paysan de la région du Centre, grimpa sur une sorte de cube métallique, sur la pointe des pieds. Nos corps ressentaient encore le balancement marin qui pourtant avait cessé depuis quelques minutes déjà, mais le jeune homme était parvenu à hauteur d'un hublot. Cependant, un garde, plus vigilant que les autres, sauta sur le jeune détenu qu'il fit reculer en lui agrippant violemment le col. La montée se poursuivit et c'est au terme de notre ascension que nous pûmes enfin goûter à l'air, pourtant surchauffé du port de cette nouvelle escale.

Djibouti, un nom difficile à se remémorer…dorénavant. Lorsque le paquebot quitta le port, un autre jeune paysan, Công Tâm, voulut renouveler la tentative de son compatriote. Il se trouvait au milieu du rang. Je le connaissais un peu. Il était du village voisin au nôtre et je l'avais rencontré dans des marchés locaux. Il était vif, curieux. Lui faisait partie d'une infime partie qui avait choisi un départ volontaire pour la France. En quête d'aventure, il voulait connaître l'océan et les terres lointaines qui peuplaient ses rêves. En passant devant le même hublot qui donne sur la partie avant du bateau, soudain une envie irrépressible d'observer la manœuvre de relevée de l'ancre lui fit ouvrir l'ouverture ovale. Il pencha la tête. Comme la lame incisive d'un destin implacable, la sanction s'appliqua aussitôt, tranchant sans hésitation le fil de sa vie. Des éclaboussures sanguinolentes, des cris qui semblaient lointains, un silence de sidération. Le matricule 1076, originaire de Thanh Hoa, notre province, venait de terminer ainsi sa course vers l'Occident fantasmé.

Les jours aux nuits s'étaient ajoutés, creusant nos ventres, pesant lourdement sur nos énergies et nos espoirs. Djibouti avait pour moi sonné définitivement le glas d'un quelconque espoir et depuis Port-Saïd, la mer, démontée, avait infligé à nos corps épuisés les derniers coups d'une sanction injuste dont les ressacs agressifs avaient désarticulé aussi nos esprits et nos pensées, tournées vers un unique point de salut : le terme du voyage.

Enfin, le bateau peu à peu réduisit son allure, le bruit des machines baissant insensiblement, étouffant graduellement le tapage des moteurs. J'étais fiévreux, affaibli. J'attendais pourtant patiemment de pouvoir quitter cette cale infernale. La remontée semblait répéter la même marche ascensionnelle lors des escales précédentes. Malgré mon épuisement, je fus saisi au fur et à mesure que nous nous élevions dans les parties supérieures du navire par une sensation étrange, inconnue ; une agression qui me frappa le visage dans un premier temps. Comme une gifle soudaine, un déchirement de l'épiderme, une accélération de la circulation sanguine. Le reste du corps fut pris de tremblements que je ne parvenais pas à calmer. Le froid ! Nous venions de poser le pied à Marseille, et le froid serait notre compagnon quotidien en ce milieu de l'hiver 1940.

Débarqués, malgré l'obligation d'adopter nos pas aux contraintes plus ou moins militaires de notre encadrement, nous avions les yeux écarquillés, le souffle coupé, avides de la découverte de cet espace pour nous inédit. Des lumières, partout, puissantes, aveuglantes, qui ne tremblaient pas sous les vagues successives du vent ; de petits foyers lumineux, minuscules, mais qui ponctuaient notre environnement partout, dans le port, les rues, aux fenêtres des maisons, sur les collines environnantes. Un pays de lumière ! Mais la puissance de cette luminosité continue à la fois m'exalta et me fit vaciller.

La lecture de la fin de cette dernière lettre s'imprima d'une façon particulière dans son cerveau. Elle reprit la fin de la missive, la relut. C'était curieux, cette prescience du froid, mais surtout de ce qui allait advenir… comme un narrateur omniscient. Ces lettres, qu'étaient-elles réellement alors ? De vraies lettres écrites par son père ? Ou plutôt des lettres certes, mais plus ou moins fictives que peut-être le temps – ou son père - lui avait en fait destinées ?

Son corps s'affaisse sur le vieux fauteuil du salon paternel. 

Interview pour Tourisme Culture Magazine.
Le roman de Jean-Max !

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Commentaires 1

Sylvie Reymond Bagur le lundi 13 septembre 2021 06:56

Cette nouvelle, écrite pendant un stage cet été, utilise avec bonheur la forme épistolaire, une manière originale et intéressante de raconter. Ce récit fort et émouvant nous permet de découvrir des faits historiques dramatiques peu connus.

Cette nouvelle, écrite pendant un stage cet été, utilise avec bonheur la forme épistolaire, une manière originale et intéressante de raconter. Ce récit fort et émouvant nous permet de découvrir des faits historiques dramatiques peu connus.
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