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Textes écrits par des participants à mes ateliers et à mes stages d'écriture, manifestations littéraires, concours... 

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Camille L.
11 décembre 2025
Textes d'ateliers

Dans le tableau Orange and red on red du peintre américain Mark Rothko, le rouge-orangé me touche au plus profond, me saisit, m'aspire, m'emporte. La rencontre est organique, sensuelle, comme un appel. L'alliance avec le jaune donne sa profondeur au rouge Qui devient couleur de la transgression, l'a...

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Invité - Claire Pasquié Aimable
12 novembre 2025
J'ai beaucoup apprécié l'écriture et la composition. Les mots voisins sont amenés avec virtuosité si...
Sylvie Reymond Bagur Aimable
10 novembre 2025
Une troublante et inquiétante composition à deux voies explorant les nuances des synonymes du mot Ai...
Invité - Malclès Anne-Marie To.pierre
23 octobre 2025
Bravo, ce texte m'a beaucoup touché, la tension est magnifique ainsi que le thème.Anne-Marie Malclès

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14 décembre 2025
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Je retrouve chez Aragon la fascination que j’éprouve pour les auteurs chez qui, selon la phrase de Baudelaire, « au fond du plus noir des puits, tremble le ciel bleu. »
04 décembre 2025
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 La focalisation externe, un outil littéraire spécifique   Rappelons que la focalisation externe consiste à raconter d'un point de vue sans intériorité humaine, elle donne des faits bruts, se bornant à décrire leur déroulement concret. Le narrateur semble privé de toute capacité d'interprétation des phénomènes qui lui parviennent. Il décrit objets ou personnages sous leur aspect strictement extérieur, il reste objectif comme un scientifique devant une expérience et n'accède pas aux pensées ou sentiments des personnages.   On peut avoir une image de ce narrateur neutre et distant en pensant aux enregistrement  d'une caméra de surveillance. Le narrateur est "extérieur" à la scène racontée et restitue les détails concrets comme un témoin impartial.   Il faut noter qu'il existe peu, ou pas si on la prend au sens le plus strict, d'œuvre un peu conséquente qui parvienne à maintenir une écriture en focalisation externe dans sa totalité.    Parmi les trois types de focalisation définis par Gérard Genette (voir l'article Focalisation et point de vue ) la focalisation externe est celle qui peut sembler la  moins "naturelle" ou spontanée. Quand on la rencontre, que l'on sache la reconnaitre ou la nommer, là n'est pas l'important, elle déstabilise le lecteur, ou tout au moins le sort de ses habitudes (à moins bien sûr qu'il soit un grand lecteur du Nouveau Roman, des polars amréicains du XXe ou des nouvelles de Carver). Elle interroge à la fois sur ses spécificités stylistiques, sur la recherche et les objectifs de l'auteur et les effets qu'elle produit. C'est donc la focalisation externe qui met le plus en évidence les liens entre stratégies d'écriture, façon de raconter et vision de la société et de l'humanité de l'auteur. Elle relie de façon passionnante choix technique et conception philosophique ou idéologique.   Caractéristiques et marqueurs stylistiques de la focalisation externe Le narrateur n'a pas accès aux pensées, émotions ou motivations des personnages. Le narrateur ne sait que ce qu'il voit et il n'en pense rien. Il en sait moins que les personnages. Il n'explique pas pourquoi un personnage agit de telle manière, il semble simplement l'ignorer, les motivations ne semblent pas exister pour lui, il ne fait que rapporter ce qui est visible ou audible. Un texte en focalisation externe se caractérise par l'absence d'introspection : pas de monologue intérieur ou réduit au minimum dans des acceptions moins strictes. Le récit ne révèle jamais les pensées et les sentiments des personnages directement, mais les laisse deviner au travers de leurs gestes ou de leurs paroles restituées de façon directes. Par exemple un personnage n'est pas désigné comme  "en colère", mais "il serre les poings".    Cette recherche d'objectivité se fait notamment par un rapport spécifique au vocabulaire : il faut choisir des mots neutres, non qualiatifs, non expressifs, non émotionnels. D'où l'importance des verbes d'action et de perception sensorielle neutres. Le texte privilégie des descriptions factuelles, basées sur les sens (vue, ouïe), sans interprétation psychologique. Par exemple : "Il entra dans la pièce, posa son chapeau sur la table et s'assit sans un mot." L'on note aussi l'absence de verbes faisant référence à une vie intérieure :  pas d'expressions comme "il pensa", "il se sentit triste" ou "elle regrettait". Le lecteur peux tenter d'inférer cette vie intérieure, mais uniquement à partir des comportements observables. D'où une impression voulue de froideur et d'impersonnalité : cette impression est-elle dépassable ou constitutive de la réalité humaine ? Qu'est-ce qui se cache derrière l'absence apparente d'intériorité ? Les réponses dépendent des motivations qui ont conduit l'auteur à ce choix si particulier. Nous y reviendrons dans le bref historique de la focalisation externe. Même si c'est une constante de la focalisation externe, le niveau d'exigence en matière de neutralité du vocabulaire est variable. Certiains auteurs  peuvent placer son curseur très haut : Par exemple préférer "plaie", plus factuelle, médicale à "blessure" qui comprend une dimension interne de douleur et connote quelque chose comme un acte violent. De même, "Manger" est neutre, factuel. On peut "manger en grande quantité et avaler rapidement son repas", mais "Bouffer" implique un jugement, un regard humain : le verbe sera, dans une approche stricte, recalé !   Même en dehors de cette recherche de neutralité, ces différences d'effet produit par le choix d'un mot ou d'un verbe sont intéressantes à remarquer : elles "teintent" émotionnellement différemment  le texte, un seul mot comme « douleur » déclenche un mouvement spontané, même minime, d'empathie.   Après toutes ces restrictions, qu'est-ce qu'il reste? Que mettre dans le texte à la place de l'empathie, des commentaires du narrateur, des explications, des pensées ? Le récit se veut objectif, il va donc se concentrer sur ce qui peut être écrit de façon objective (en tout cas en apparence, nous verrons que cette objectivité, n'est pas LA restitution fidèle de la réalité, mais une stratégie de restitution du réel parmi d'autres). Il privilgie donc : les actions et les gestes décrits de façons objectives :  la présence des corps, mais comme des objets, des mouvements dont le sens n'est pas donné, des machines, des mécanismes. les dialogues sans incises explicatives d'émotions ou d'intentions. Ainsi un élément de dialogue comme : Tais-toi. ne peut être suivi de "vociféra-t-il." les descriptions (des humains, objets...) faites de détails objectifs sans évaluation ni jugement.   Pourquoi choisir la focalisation externe ?  Même si cette façon de raconter a été théorisée de façon précise par Gérard Genette en 1972 dans Figures III, elle existait déjà depuis l'Antiquité sous des formes qui entrent de façon plus ou moins complète dans sa définition. Le désir d'objecivité, de neutralité du regard, fait donc partie des "envies littéraires" dès la naissance de notre littérature. Sa mise en place dans le texte a pris des formes diverses selon les motivations esthétiques, philosophiques et idéologiques des auteurs qui ont évoluées dans le temps tout en restant plus ou moins superposables.   Focalisation externe : des racines antiques qui se prolongent à l'époque médiévale et classique   Le désir de limiter le récit à des observations objectives et externes (actions, gestes, dialogues, sans accès aux pensées intérieures) est présent dans des œuvres anciennes, traversant les traditions classiques et épiques, souvent sous forme de descriptions factuelles ou de narrations distantes. En voici quelques exemples : Dès l'Antiquité, des éléments de focalisation externe apparaissent dans les épopées et les récits philosophiques préfigurant le réalisme moderne, exemples que Gérard Genette évoque pour inscrire sa classification des focalisations dans la tradition littéraire longue. De nombreux chapitres de L'Iliade et de L'Odyssée d'Homère (VIIIe siècle av. J.-C.) commencent  "in medias res" (au milieu des choses) technique d'Incipit prisée par la littérature contemporaine (à retrouver en détail dans l'article Incipit, comment commencer?) et comportent des suites d'actions racontées de façon très objectives.   -     Voici un extrait  de l'épisode de l'aveuglement du Cyclope dans L'Odyssée d'Homère.  La scène se déroule sans quasiment aucune indication sur les pensées, intentions ou sentiments des personnages. J'ai souligné les courts passages qui n'entrent pas dans une focalisation externe stricte. Le vocabulaire ne l'est pas de façon aussi précise que dans certains textes du XXe, mais la description de l'action gagne par ce choix de l'extériorité une force et une efficacité indéniable :    "Aussitôt je mis l'épieu sous la cendre, pour l'échauffer ; et je rassurai mes compagnons, afin qu'épouvantés, ils ne m'abandonnassent pas. Puis, comme l'épieu d'olivier, bien que vert, allait s'enflammer dans le feu, car il brûlait violemment, alors je le retirai du feu. Et mes compagnons étaient autour de moi, et un Daimôn nous inspira un grand courage. Ayant saisi l'épieu d'olivier aigu par le bout, ils l'enfoncèrent dans l'œil du Kyklôps, et moi, appuyant dessus, je le tournais, comme un constructeur de nefs troue le bois avec une tarière, tandis que ses compagnons la fixent des deux côtés avec une courroie, et qu'elle tourne sans s'arrêter. Ainsi nous tournions l'épieu enflammé dans son œil. Et le sang chaud en jaillissait, et la vapeur de la pupille ardente brûla ses paupières et son sourcil ; et les racines de l'œil frémissaient, comme lorsqu'un forgeron plonge une grande hache ou une doloire dans l'eau froide, et qu'elle crie, stridente, ce qui donne la force au fer. Ainsi son œil faisait un bruit strident autour de l'épieu d'olivier. Et il hurla horriblement, et les rochers en retentirent. Et nous nous enfuîmes épouvantés. Et il arracha de son œil l'épieu souillé de beaucoup de sang, et, plein de douleur, il le rejeta."   -    Autre exemple célèbre, le bouclier d'Achille dans le Chant XVIII de L'Iliade d'Homère, lui aussi correspond à une focalisation externe presque stricte : le narrateur se limitant à ce qui est visible ou audible, sans plonger dans les pensées des héros.    "Ayant ainsi parlé, il la quitta, et, retournant à ses soufflets, il les approcha du feu et leur ordonna de travailler. Et ils répandirent leur souffle dans vingt fourneaux, tantôt violemment, tantôt plus lentement, selon la volonté de Hèphaistos, pour l'accomplissement de son oeuvre. Et il jeta dans le feu le dur airain et l'étain, et l'or précieux et l'argent. Il posa sur un tronc une vaste enclume, et il saisit d'une main le lourd marteau et de l'autre la tenaille. Et il fit d'abord un bouclier grand et solide, aux ornements variés, avec un contour triple et resplendissant et une attache d'argent. Et il mit cinq bandes au bouclier, et il y traça, dans son intelligence, une multitude d'images. Il y représenta la terre et l'Ouranos, et la mer, et l'infatigable Hélios, et l'orbe entier de Sélènè, et tous les astres dont l'Ouranos est couronné : les Plèiades, les Hyades, la force d'Oriôn, et l'Ourse, qu'on nomme aussi le Chariot, qui se tourne sans cesse vers Oriôn, et qui, seule, ne tombe point dans les eaux de l'Okéanos. Et il fit deux belles cités des hommes. Dans l'une on voyait des noces et des festins solennels. Et les épouses, hors des chambres nuptiales, étaient conduites par la ville, et de toutes parts montait le chant d'hyménée, et les jeunes hommes dansaient en rond, et les flûtes et les kithares résonnaient, et les femmes, debout sous les portiques, admiraient ces choses. Et les peuples étaient assemblés dans l'agora, une querelle s'étant élevée. Deux hommes se disputaient pour l'amende d'un meurtre. L'un affirmait au peuple qu'il avait payé cette amende, et l'autre niait l'avoir reçue. Et tous deux voulaient qu'un arbitre finît leur querelle, et les citoyens les applaudissaient l'un et l'autre. Les hérauts apaisaient le peuple, et les vieillards étaient assis sur des pierres polies, en un cercle sacré. Les hérauts portaient des sceptres en main ; et les plaideurs, prenant le sceptre, se défendaient tour à tour. Deux talents d'or étaient déposés au milieu du cercle pour celui qui parlerait selon la justice.Puis, deux armées, éclatantes d'airain, entouraient l'autre cité. Et les ennemis offraient aux citoyens ou de détruire la ville ou de la partager, elle et tout ce qu'elle renfermait. Et ceux-ci n'y consentaient pas, et ils s'armaient secrètement pour une embuscade, et, sur les murailles, veillaient les femmes, les enfants et les vieillards. Mais les hommes marchaient, conduits par Arès et par Athènè, tous deux en or, vêtus d'or, beaux et grands sous leurs armes, comme il était convenable pour des Dieux ; car les hommes étaient plus petits. Et, parvenus au lieu commode pour l'embuscade, sur les bords du fleuve où boivent les troupeaux, ils s'y cachaient, couverts de l'airain brillant." Lire la totalité de l'extrait ici : Le bouclier d'Achille - Plus étonnant encore, l'on peut considérer Platon comme un précurseur de Gérard Genette concernant la focalisation externe !  Dans le Livre III de La République, Platon distingue en effet la mimésis (imitation directe, où le narrateur se fait passer pour le personnage en adoptant sa voix, comme dans les dialogues ou le drame) de la diégèse, proche de l'idée de focalisation externe (narration extérieure, où le conteur relate les événements en restant à sa place, sans imitation).   Cette distinction vise à analyser les modes de récit poétiqe, et Platon illustre cela en réécrivant une scène de L'Iliade de façon extérieure pour montrer la différence.  On peut retrouver ici une distinction qui revient si souvent en atelier d'écriture :  la mimésis correspond au "montrer" (mettre sous les yeux du lecteur comme s'il y était), tandis que la diégèse équivaut au "raconter", que je remplace pour le différencier plus nettement par "expliquer" (faire un compte rendu extérieur qui va synthétiser et faire appel à la compréhension du lecteur et non à l'identification ou l'immersion) en condenseant les actions observables, éliminant les pensées, émotions et certains  aspects sensoriels jugés non indispensables.   Extrait de La République : "Si en effet Homère, après avoir dit que Chrysès vint avec la rançon de sa fille supplier les Achéens et en particulier les rois, continuait à parler, non pas comme s’il était devenu Chrysès, mais comme s’il était toujours Homère, tu comprends bien qu’il n’y aurait plus imitation, mais simple récit. La forme en serait à peu près celle-ci, en prose du moins ; car je ne suis pas poète. « Le prêtre étant venu pria les dieux de leur accorder de prendre Troie en les préservant d’y périr, et il demanda aux Grecs de lui rendre sa fille en échange d’une rançon et par respect pour le dieu. Quand il eut fini de parler, tous les Grecs témoignèrent leur déférence et leur approbation ; seul, Agamemnon se fâcha et lui intima l’ordre de s’en aller et de ne plus reparaître ; car son sceptre et les bandelettes du dieu ne lui seraient d’aucun secours ; puis il ajouta que sa fille ne serait pas délivrée avant d’avoir vieilli avec lui à Argos ; il lui enjoignit de se retirer et de ne pas l’irriter, s’il voulait rentrer chez lui sain et sauf. Le vieillard entendant ces menaces eut peur et s’en alla sans rien dire ; mais une fois loin du camp, il adressa d’instantes prières à Apollon, l’invoquant par tous ses surnoms, et le conjura, s’il avait jamais eu pour agréables les temples que son prêtre avait construits et les victimes qu’il avait immolées en son honneur, de s’en souvenir et de lancer ses traits sur les Grecs pour leur faire expier ses larmes. » bVoilà, mon ami, comment se fait un récit simple, sans imitation." Pour lire l'extrait entier de la République :Platon, précurseur de Genette et de sa focalisation externe ?    Au Moyen Âge, à la Renaissance, la focalisation externe apparaît dans des récits épiques ou picaresques, souvent pour des motifs d'efficacité narrative et parfois éthique pour éviter les épanchements considérés comme indiscrets ou inappropriés. Citons une œuvre comme Orlando furioso (1516) de Le Tasse au XVIe siècle dans lesquels les narrations épiques et guerrières incluent des passages externes  À l'Âge classique, la focalisation externe apparait dans les romans et contes pour créer de l'ambiguïté ou une distance morale, souvent dans des récits fortement condensés comme dans certains passages du Don Quichotte (1605-1615) et des Nouvelles exemplaires (1613) de Miguel de Cervantes. Voici un exemple un peu curieux dans lequel la répétition finale semble être là pour remplacer les motivations internes non exprimées : « Le mari entre, et trouve la femme avec un galant ; il se cache, et voit tout ce qui se passe ; la femme dit à son amant : "Ôtons-nous d'ici, car mon mari peut venir" ; l'amant répond : "N'ayez crainte, il est parti" ; la femme dit : "Il est vrai, il est parti" ; et l'amant : "Il est parti, il est parti".    Dans Manon Lescaut (1731) de l'Abbé Prévost, une forme d'écriture externe est employée pour dissimuler les sentiments d'un personnage, pour faire sentir une ambiguïté, un questionnement éthique sans révéler les pensées qu'ils suscitent, procédé typique des romans du XVIIIe siècle.  Voici un extrait du début du livre illustrant la focalisation externe : le narrateur, un homme de qualité décrit objectivement les actions, apparences et dialogues  sans révéler les sentiments ou motivations internes des protagonistes (des Grieux et Manon). Cela crée une ambiguïté éthique – Manon apparaît comme une "fille de joie" déportée, des Grieux comme un jeune homme affligé – l'extériorité suscite la curiosité, le lecteur cherche à comprendre le positionnement moral des proragonistes. Même si la focalisation externe n'est pas ici stricte, le choix de la distance, de l'extériorité est nettement perceptible.    "Je fus surpris en entrant dans ce bourg, d'y voir tous les habitants en alarme. Ils se précipitaient de leurs maisons pour courir en foule à la porte d'une mauvaise hôtellerie, devant laquelle étaient deux chariots couverts. Les chevaux, qui étaient encore attelés et qui paraissaient fumants de fatigue et de chaleur, marquaient que ces deux voitures ne faisaient qu'arriver. Je m'arrêtai un moment pour m'informer d'où venait le tumulte ; mais je tirai peu d'éclaircissement d'une populace curieuse, qui ne faisait nulle attention à mes demandes, et qui s'avançait toujours vers l'hôtellerie, en se poussant avec beaucoup de confusion. Enfin, un archer revêtu d'une bandoulière, et le mousquet sur l'épaule, ayant paru à la porte, je lui fis signe de la main de venir à moi. Je le priai de m'apprendre le sujet de ce désordre. Ce n'est rien, monsieur, me dit-il ; c'est une douzaine de filles de joie que je conduis, avec mes compagnons, jusqu'au Havre-de-Grâce, où nous les ferons embarquer pour l'Amérique. Il y en a quelques-unes de jolies, et c'est apparemment ce qui excite la curiosité de ces bons paysans. J'aurais passé après cette explication, si je n'eusse été arrêté par les exclamations d'une vieille femme qui sortait de l'hôtellerie en joignant les mains, et criant que c'était une chose barbare, une chose qui faisait horreur et compassion. De quoi s'agit-il donc ? lui dis-je. Ah ! monsieur, entrez, répondit-elle, et voyez si ce spectacle n'est pas capable de fendre le cœur ! La curiosité me fit descendre de mon cheval, que je laissai à mon palefrenier. J'entrai avec peine, en perçant la foule, et je vis, en effet, quelque chose d'assez touchant. Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six par six par le milieu du corps, il y en avait une dont l'air et la figure étaient si peu conformes à sa condition, qu'en tout autre état je l'eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses habits l'enlaidissaient si peu que sa vue m'inspira du respect et de la pitié. Elle tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre, pour dérober son visage aux yeux des spectateurs. L'effort qu'elle faisait pour se cacher était si naturel, qu'il paraissait venir d'un sentiment de modestie. Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier et je lui demandai quelques lumières sur le sort de cette belle personne. Il ne put m'en donner que de fort générales. Nous l'avons tirée de l'Hôpital, me dit-il, par ordre de M. le Lieutenant général de Police. Il n'y a pas d'apparence qu'elle y eût été renfermée pour ses bonnes actions. Je l'ai interrogée plusieurs fois sur la route, elle s'obstine à ne me rien répondre. Mais, quoique je n'aie pas reçu ordre de la ménager plus que les autres, je ne laisse pas d'avoir quelques égards pour elle, parce qu'il me semble qu'elle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voilà un jeune homme, ajouta l'archer, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la cause de sa disgrâce ; il l'a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer. Il faut que ce soit son frère ou son amant."    La focalisation externe au XIXe  Après la prorité lyrique et l'épanchement du sentiment intérieur caractéristiques du romantisme, l'utilisation de la focalisation externe revient en force avec l'émergence du réalisme et du naturalisme de Balzac à Zola. Elle devient un outil pour des auteurs qui veulent faire, au travers de la littérature, une étude sociale, une étude de moeurs. La focalisation externe et son exigence d'ancrer le récit dans le tangible s'accorde parfaitement avec cette prétention au réalisme objectif et à cet idéal quasi documentaire. Parmi d'innombrables exemples, l'on peut citer Jules Verne qui utilise l'objectivité pour raconter aventures et voyages avec une dimension scientifique. Le XIXe est l'épque de la naissance du positivisme, de l'essor de la photographie et de la naissance du cinéma, autant de phénomènes qui privilégient et orientent vers tout ce qui est du domaine de l'observable.   On en trouve des exemples chez chez Victor Hugo (Les Misérables, 1862),comme dans cette ouverture montrant Jean Valjean, voyageur anonyme. Le récit se limite à des observations externes qui donnent au personnage une forte authenticité teintée de mystère. Nous pouvons aussi remarquer comment des dialogues sans incises ni commentaires contribuent à cette impression d'objectivité et d'extériorité. "Dans les premiers jours du mois d’octobre 1815, une heure environ avant le coucher du soleil, un homme qui voyageait à pied entrait dans la petite ville de D... Les rares habitans qui se trouvaient en ce moment à leurs fenêtres ou sur le seuil de leurs maisons regardaient ce voyageur avec une sorte d’inquiétude. Il était difficile de rencontrer un passant d’un aspect plus misérable. C’était un homme de moyenne taille, trapu et robuste, dans la force de l’âge. Il pouvait avoir quarante-six ou quarante-huit ans. Une casquette à visière de cuir rabattue cachait en partie son visage brûlé par le soleil et le hâle, et ruisselant de sueur. Sa chemise de grosse toile jaune, rattachée au col par une petite ancre d’argent, laissait voir sa poitrine velue; il avait une cravate tordue en corde, un pantalon de coutil bleu usé et râpé, blanc à un genou, troué à l’autre, une vieille blouse grise en haillons, rapiécée à l’un des coudes d’un morceau de drap vert cousu avec de la ficelle, sur le dos un sac de soldat fort plein, bien bouclé et tout neuf, à la main un énorme bâton noueux, les pieds sans bas dans des souliers ferrés, la tête tondue et la barbe longue. La sueur, la chaleur, le voyage à pied, la poussière, ajoutaient je ne sais quoi de sordide à cet ensemble délabré. Les cheveux étaient ras et pourtant hérissés, car ils commençaient à pousser un peu, et semblaient n’avoir pas été coupés depuis quelque temps. Personne ne le connaissait. Ce n’était évidemment qu’un passant. D’où venait-il? Du midi, des bords de la mer peut-être, car il faisait son entrée dans D... par la même rue qui sept mois auparavant avait vu passer l’empereur Napoléon allant de Cannes à Paris. Cet homme avait dû marcher tout le jour : il paraissait très fatigué. Des femmes de l’ancien bourg qui est au bas de la ville l’avaient vu s’arrêter sous les arbres du boulevard Gassendi et boire à la fontaine qui est à l’extrémité de la promenade. Il fallait qu’il eût bien soif, car des enfans qui le suivaient le virent encore s’arrêter et boire, deux cents pas plus loin, à la fontaine de la place du marché. Arrivé au coin de la rue Poichevert, il tourna à gauche et se dirigea vers la mairie. Il y entra, puis sortit un quart d’heure après. Un gendarme était assis près de la porte, sur le banc de pierre où le général Drouot monta le 4 mars pour lire à la foule effarée des habitans de D... la proclamation du golfe Juan. L’homme ôta sa casquette et salua humblement le gendarme. Le gendarme, sans répondre à son salut, le regarda avec attention, le suivit quelque temps des yeux, puis entra dans la maison de ville.  Le voyageur n’avait rien vu de tout cela. Il demanda encore une fois : — Dîne-t-on bientôt? — Tout à l’heure, dit l’hôte. L’enfant revint. Il rapportait le papier. L’hôte le déplia avec empressement, comme quelqu’un qui attend une réponse. Il parut lire attentivement, puis hocha la tête et resta un moment pensif. Enfin il fit un pas vers le voyageur, qui semblait plongé dans des réflexions peu sereines. — Monsieur, dit-il, je ne puis vous recevoir. L’homme se dressa à demi sur son séant. — Comment! avez-vous peur que je ne paie pas? voulez-vous que je paie d’avance? J’ai de l’argent, vous dis-je. — Ce n’est pas cela. — Quoi donc? — Vous avez de l’argent... — Oui, dit l’homme. — Et moi, dit l’hôte, je n’ai pas de chambre. L’homme reprit tranquillement : — Mettez-moi à l’écurie. — Je ne puis. — Pourquoi? — Les chevaux prennent toute la place. — Eh bien ! repartit l’homme, un coin dans le grenier, une botte de paille. Nous verrons cela après dîner. — Je ne puis vous donner à dîner. Cette déclaration, faite d’un ton mesuré, mais ferme, parut grave à l’étranger. Il se leva. — Ah bah! mais je meurs de faim, moi. J’ai marché dès le soleil levé. J’ai fait douze lieues. Je paie. Je veux manger. — Je n’ai rien, dit l’hôte.L’homme éclata de rire et se tourna vers la cheminée et les fourneaux : — Rien ! et tout cela ? — Tout cela m’est retenu. — Par qui ? — Par ces messieurs les rouliers. — Combien sont-ils? — Douze. — Il y a là à manger pour vingt. — Ils ont tout retenu et tout payé d’avance, L’homme se rassit et dit sans hausser la voix : — Je suis à l’auberge, j’ai faim et je reste. — L’hôte alors se pencha à son oreille, et lui dit d’un accent qui le fit tressaillir : — Allez-vous-en. Lira la suite de l'extrait ici : Focalisation externe dans les Misérables de Victor Hugo    Voici un exemple classique de focalisation externe  chez Guy de Maupassant, tiré du début de la nouvelle Boule de Suif (1880). Maupassant sera, notamment par sa maitrise de l'extériorité, l'un des inspirateurs des novellistes américains du XXe. Dans cet extrait, le narrateur se limite à des descriptions objectives des mouvements de troupes et des préparatifs du voyage sans aucune incursion dans les pensées, motivations des personnages ou des habitants.  "Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d’armée en déroute avaient traversé la ville. Ce n’était point de la troupe, mais des hordes débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes en guenilles, et ils avançaient d’une allure molle, sans drapeau, sans régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d’une pensée ou d’une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue sitôt qu’ils s’arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil ; des petits moblots alertes, faciles à l’épouvante et prompts à l’enthousiasme, prêts à l’attaque comme à la fuite ; puis, au milieu d’eux, quelques culottes rouges, débris d’une division moulue dans une grande bataille ; des artilleurs sombres alignés avec ces fantassins divers ; et, parfois, le casque brillant d’un dragon au pied pesant qui suivait avec peine la marche plus légère des lignards. Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques : « les Vengeurs de la Défaite — les Citoyens de la Tombe — les Partageurs de la Mort » — passaient à leur tour, avec des airs de bandits. Leurs chefs, anciens commerçants en draps ou en graines, ex-marchands de suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d’armes, de flanelle et de galons, parlaient d’une voix retentissante, discutaient plans de campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur leurs épaules de fanfarons ; mais ils redoutaient parfois leurs propres soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, pillards et débauchés. Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on. Lire la suite de l'extrait ici  Focalisation externe chez Maupassant    La focalisation externe au XXe Cette chronologie de l'utilisation de la focalisation au XXe est synthétique et schématique. Dans la réalité concrète des textes et des auteurs, les motivations se chevauchent et se ramifient. On peut cependant tracer une progression générale, influencée par des courants comme le réalisme, le modernisme, l'existentialisme et le structuralisme.    Ce qui me semble important de remarquer, c'est que, d'outil narratif, général, applicable à n'importe quel récit pour produire un effet particulier, la focalisation externe, à partir de XXe, s'associe à une esthétique spécifique liée à une philosophie (le behaviorisme, l'existentialisme, l'absurde, l'antihumanisme, la lutte des classes... ), la distance, l'objectivité, la disparition de l'intériorité ne sont plus seulement des effets rhétoriques (de rythme ou production de mystère par exemple)  mais des façons d'introduire des aspects idéologiques ou philosophiques.  Ces utilisations idéologiques de la focalisation externe comme le behaviorisme conduisent à une recherche d'objectivité radicale qui en "extremise" les choix stylistiques.    Début XXe siècle (années 1920-1930)  : influence du behaviorisme et du minimalisme esthétique.Avec l'essor du modernisme et du behaviorisme psychologique qui renonce à l'étude des états mentaux pour se concentrer sur les comportements observables, les auteurs adoptent la focalisation externe pour obtenir une sorte d'objectivité "scientifique" et une économie narrative, créant du suspense via l'implicite. Cette phase marque une rupture avec le réalisme classique et la recherche de l'expression psychologique des personnages. Cette vision behaviouriste porte en elle une vision de l'homme comme un être indéchiffrable et isolé. Exemple fondateur : Dashiell Hammett (1894-1961)  scénariste et écrivain américain, il est parfois considéré comme le père du roman noir. Il a marqué des auteurs comme Hemingway, Chandler ou  Simenon qui ont d'ailleurs reconnu son influence sur leur propre écriture. Son roman noir le Faucon Maltais (1930) a popularisé un style factuel parfois qualifié de  "dur", limitant le récit du narrateur à ce qui est visible, un style qui  influencera fortement le genre policier voir notamment Jean-Patrick Manchette (La Position du tireur couché, 1981).   Voici deux extraits typiques du «Faucon maltais » et de sa focalisation externe stricte :   «Cairo se glissa derrière lui, passa le pistolet de sa main droite dans sa gauche et souleva le veston de Spade pour visiter la poche revolver. [...] Brusquement le coude s'abaissa. Cairo sauta en arrière, mais insuffisamment. Le talon droit de Spade, lourdement posé sur l'une des bottines vernies, le cloua sur place, tandis que son coude le frappait sous la pommette. Il bascula, mais le pied de Spade, posé sur le sien, le maintint en place.»   « Le téléphone se mit à sonner dans l’obscurité. Après trois appels successifs, des ressorts de lits craquèrent, des doigts tâtonnèrent sur du bois, un objet petit et dur tomba sur le tapis. Puis les ressorts craquèrent à nouveau. Une voix d’homme dit : – Allô ?... Oui, lui-même... Mort ?... Oui... Un quart d’heure... Merci ! II y eut un déclic d’interrupteur électrique. Un plafonnier suspendu par trois chaînes dorées s’illumina.»    Un autre jalon essentiel est l'écriture d'Ernest Hemingway qui développe sa "théorie de l'iceberg" dans laquelle l'usage d'une focalisation externe stricte repose sur l'idée que la force du texte réside dans ce qui est sous-jacent, ce qui n'est pas exprimé, mais que le lecteur ressent, ce qui le conduit à  explorer les possibilités d'une esthétique littéraire minimaliste. Certains passages de "Pour qui sonne le glas" d'Hemingway évitent complètement les inférences émotionnelles, privilégiant une approche behaviouriste sur une focalisation externe plus souple. Pour ens avoir plus sur l'écriture de cet auteur, lire l'article :Couleurs chez Hemingway   Voici un extrait de "Hills Like White Elephants", Paradis perdu,(1927). Le thème sous-jacent, l'avortement, reste implicite, "sous la surface" du dialogue en apparence anodin, le thème perce, comme un iceberg, laissant au lecteur le soin de déduire des éléments observables les tensions émotionnelles qui ne seront pas explicitées. "Les collines, de l’autre côté de la vallée de l’Èbre, étaient longues et blanches. De ce côté-ci, il n’y avait ni ombre ni arbres, et la gare était entre deux lignes de rails, au soleil. Contre la gare, il y avait l’ombre chaude du bâtiment et un rideau de perles de bambou antimouches pendait devant la porte ouverte du café. L’Américain et la fille avec lui s’assirent à une table dehors à l’ombre. Il faisait brûlant et l’express de Barcelone arriverait dans quarante minutes. Il s’arrêtait deux minutes à cet embranchement et continuait vers Madrid. « Qu’est-ce qu’on pourrait boire ? » demanda la fille. Elle avait enlevé son chapeau et l’avait posé sur la table. « Qu’est-ce qu’il fait chaud, dit l’homme. — Buvons de la bière. — Dos cervezas, dit l’homme vers le rideau.  — Des grandes ? demanda une femme depuis la porte. — Oui. Deux grandes. » La femme apporta deux verres de bière et deux ronds de feutre. Elle posa les ronds de feutre et les verres de bière sur la table et regarda l’homme et la fille. La fille regardait au loin la ligne des collines. Elles étaient blanches dans le soleil et la campagne était brune et sèche. « On dirait des éléphants blancs, dit-elle. — Je n’en ai jamais vu, dit l’homme en buvant sa bière. — Non, tu n’aurais pas pu. — J’aurais pu, dit l’homme. Que tu dises que je n’aurais pas pu ne prouve rien. » La fille regarda le rideau de perles. « On a peint quelque chose dessus, dit-elle. Qu’est-ce que ça dit ? — Anis del Toro. C’est une boisson. — On l’essaie ? » L’homme cria « s’il vous plaît ! » à travers le rideau. La femme sortit du café.  — Nous voulons deux Anis del Toro. — Avec de l’eau ? — Le veux-tu avec de l’eau ? — Je ne sais pas, dit la fille. C’est bon avec de l’eau ? — Oui. — Vous les voulez avec de l’eau ? demanda la femme. — Oui, à l’eau. Un chat sous la pluie et autres nouvelles…  — Ça a un goût de réglisse, dit la fille en reposant son verre. — C’est comme tout." Lire l'extrait complet ici : La théorie de l'Iceberg chez Hemingway Dans les années 1940-1950, se développe une vision existentialiste de l'homme qui pose la question de la liberté individuelle et de la contrainte sociale. Peu à peu, après-guerre, la focalisation externe sert à représenter l'absurdité humaine et l'aliénation sociale, reflétant une philosophie pessimiste où l'intériorité est inaccessible. Le lecteur n'est plus incité à interpréter, il est forcé à se positionner face à des questionnements éthiques sous-jacents.  L'exemple emblématique reste L'Étranger d'Albert Camus (1942) dans lequel une focalisation externe plonge le lecteur dans un univers absurde. L'attitude, non explicitée du personnage central, Meursault qui vit sa propre histoire comme un observateur détaché, critiquant les normes sociales et judiciaires, crée une  impression de distance qui questionne la condition humaine et met l'accent sur sa dimension sociale et historique. Remarquons que, dans l'Etranger, l'usage de la  première personne pourrait paraitre contradictoire avec l'idée de focalisation externe, mais, en fait, la redouble : le sujet est comme à l'extérieur de lui-même.   Les années 1950-1970 sont marquées à la fois par la montée en puissance des questionnements idéologiques et des expérimentations formelles. Avec le Nouveau Roman et la narratologie structurale, la focalisation externe s'intègre à un large mouvement de déconstruction narrative (refus du personnage, du lyrisme ), elle  devient un outil idéologique pour subvertir les conventions réalistes dites "bourgeoises", questionnant la notion de fiction et la subjectivité comme des illusions idéologiques. C'est ce que Nathalie Saraute appellera :  "L'ère du soupçon". Cette ère structuraliste (influencée par Roland  Barthes et Michel Foucault) radicalise la focalisation externe. L'écriture, devenue acte de subversion, impose un anti-humanisme où l'homme est réduit à un objet observé. Exemple emblématique : La Jalousie d'Alain Robbe-Grillet( 1957) qui utilise la focalisation externe dans des descriptions répétitives et objectives, critiquant la société consumériste et déconstruisant le roman traditionnel.   La place de la focalisation externe dans la  fin du XXe et le début XXIe siècle est difficile à synthétiser. Dans la littérature de masse, celle de la plupart de best-sellers et des autofictions à succès, la focalisation interne et les approches psychologiques dominent. Cette évolution reflète des tendances plus larges : une quête d'immersion émotionnelle, d'identification rapide du lecteur, et la recherche d'une "écriture facile" qui privilégie l'engagement direct plutôt que l'interprétation subtile du type "iceberg".  Cependant la focalisation externe, même très minoritaire, n'a pas disparu. On peut la retrouver sous des formes hybrides post-modernes liées à des  préoccupations éthiques contemporaines (écologie, minorités, monde fragmenté...) et certains auteurs l'utilisent dans des expérimentations formelles pour des "unnatural narratives". On la retrouve ainsi dans l'écriture socio-ethnographie dite "plate" d'Annie Ernaux qui privilégie, malgré sa nature d'autofiction, une dimension idéologique anti-bourgeoise et la dénonciation des inégalités.   En conclusion, cette chronologie montre l'évolution de l'usage de la focalisation externe : Au départ : elle répond à un désir d'objectvité, d'efficacité dans un soucis de réalisme et de discrétion du narrateur, d'un souhait de laisser plus de place au lecteur à et à son interprétation Sans perdre les dimensions précédentes, elle évolue vers une dimension critique ou expérimentale liée aux préoccupations idéologiques contemporaines et post-modernes.    La focalisation externe reste donc un outil qui contribue, par exemple, à l'atmosphère et au suspense dans certains polars nordiques à succès, toutefois, éclipsée par l'immersion psychologique et sociale plus adaptée à un public contemporain priorisant l'empathie sur l'objectivité, la distance et l'opacité de la subjectivité humaine.    L'exemple de la focalisation externe montre d'une façon particulièrement tangible que les techniques de récit ne doivent pas être considérées comme des "recettes" mais comme des choix possibles, des alternatives qui ont un effet essentiel sur la façon dont le texte donne accès au monde qu'il crée. Elles interrogent la possibilité d'un regard objectif, notre implication en tant qu'auteur dans les effets produits par nos textes. L'écriture, art du langage, montre ici clairement sa dimension de regard sur le monde et sur l'être humain.  {loadmoduleid 197} 
03 décembre 2025
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Écriture, point de vue et focalisation Identifier le ou les narrateurs qui seront utilisés est l'une des premières étapes de l'écriture d'un récit : sera-t-il une entité non précisée extérieure à l'histoire ? Un narrateur-conteur ? Un personnage faisant partie de l'histoire qu'il raconte ? Un personnage défini, mais extérieur à l'histoire ?... Ce choix peut se faire naturellement, être de l'ordre de l'évidence ou objet d'hésitations et de doutes, cependant, une fois ce choix effectué, pour un même type de narrateur, existent de nombreuses variantes de fonctionnements concernant notamment : ce à quoi le lecteur - et le narrateur - ont accès, les différentes façons de donner - ou pas -  les informations au lecteur.   sur quel mode et au travers de quel type de regard. Ce sont toutes ces options que l'on désigne par les expressions de "choix d'un point de vue" ou d'un type de "focalisation". Point de vue et focalisation: deux notions proches, mais non superposables  Un narrateur extérieur et non identifié peut connaitre tout ce qui se passe dans la tête des personnages ou ne pas tout connaitre, il peut aussi rester totalement à l'extérieur des pensées des personnages ou même se montrer non fiable. Voir l'article : Du narrateur omniscient aux narrateurs contemporains.   Ces différentes options ( appliquées de façon plus ou moins systématique) vont avoir une influence majeure sur la façon d'écrire et, en conséquence, sur la perception par le lecteur de ce qui se déroule sur son rapport aux personnages. Écrire une fiction, c'est donc choisir non seulement un narrateur (repérable à un  pronom personnel choisi ou par son absence) mais aussi de quel endroit et de quelle façon le ou les narrateurs parlent ou, symétriquement, de qui et sur quel mode le lecteur reçoit les informations et à quelles informations il a accès ou pas.   Deux expressions sont utilisées pour préciser ces différentes options narratives : le point de vue et la focalisation. Il est tentant, et c'est souvent le cas, de les utiliser comme des synonymes, mais elles peuvent être avantageusement différenciées.    Le point de vue On attribue généralement à Henry James l’invention de ce terme. Cet auteur a utilisé, notamment dans ses nouvelles comme Le Tour d’écrou, une façon de raconter différente du narrateur omniscient classique, en effet, c’est un des personnages de l’histoire qui raconte : il donne donc son « point de vue » et l’auteur s’efface derrière ce point de vue particulier.   Le point de vue, des deux expressions, est la plus ancienne, elle a l'avantage d'être métaphorique et concrète. Préciser "le point de vue" d'un texte peut être pensé à la manière dont, par exemple, l'on "choisit son point de vue" pour observer un paysage. Elle semble plus accessible, moins technique que "focalisation" qui peut paraitre une peu "jargoneuse". Les deux expressions évoquent un dispostif optique, mais le point de vue s'accompagne d'une dimension spatiale : où se place l'œil qui raconte et comment se positionne ce regard: intérieur ou extérieur à l’histoire, à la pensée, à l’émotion des personnages…    Ainsi situé, précisé, le narrateur donne avec l'unité du point de vue, une unité au texte. Le lecteur d’un texte littéraire entre dans une expérience, celle du narrateur autant que dans un univers propre à l’auteur.    C'est un concept plus "parlant", plus naturel, mais aussi plus large, moins précis. Le point de vue peut recouvrir l'expérience subjective d'un personnage ou du narrateur, incluant des aspects comme le ton, la vision du monde ou même l'idéologie sous-jacente. Elle peut ainsi prêter à confusion : le point de vue comme opinion, façon de penser, de juger... On peut dire que le point de vue englobe la focalisation, mais aussi d'autres éléments narratifs.   La focalisation La focalisation a été théorisée par Gérard Genette dans les années soixante-dix pour éviter les ambiguïtés du "point de vue". Cette expression se concentre sur l'accès, la sélection et la restriction des informations données au lecteur, le mode de présentation des événements et des informations dans un récit, en fonction de la perspective adoptée par le narrateur. En optique, la focalisation correspond à "concentrer des rayons provenant d'un point en un autre point." L'on remarque ici la disparition spatiale présente dans l'idée de point de vue (où l'on se place) pour se centrer sur les deux pôles et le trajet de l'information.   La focalisation détermine "qui perçoit" l'histoire, c'est-à-dire le filtre à travers lequel le lecteur accède au monde narré, en limitant ou non les informations disponibles. Penser "focalisation" c'est assumer que le récit n'est jamais total, la focalisation met l'accent sur le fait que le narrateur oriente le regard du lecteur sur des éléments spécifiques, influençant ainsi la manière dont l'histoire est perçue et comprise. La focalisation sépare nettement "qui parle" (ce qu'on appelle la voix dans un récit) de "qui perçoit" les informations, le lecteur et précise les options possibles.    Le point de vue met l'accent sur la voix et sur ses concrétisations par les pronoms (première/troisième personne le plus souvent) et la subjectivité globale, tandis que la focalisation affine ce qui concerne les restrictions perceptives (zéro, interne, externe), indépendamment de la personne grammaticale.   Une des meilleures façons d'en comprendre les enjeux et les nuances entre point de vue et focalisation est d'en lister les principaux types en commençant par les types de focalisation qui répondent à des critères plus facilement repérables et resserrés. Ces différences peuvent apparaître exagérément subtiles. De plus, elles ne font pas toujours une complète unanimité chez les spécialistes. Il serait toutefois dommage de ne pas s'y intéresser, car elles éclairent des variables de la fiction fructueuses quand on pratique l'écriture.   Les principaux types de focalisation selon Genette La focalisation est déterminée en fonction des informations que le narrateur donne au lecteur : qui dispose des informations ? / ` Quelle est l'étendue de ce savoir ?   Focalisation zéro ou omniscience : le narrateur en sait plus que les personnages, accédant aux pensées de tous les personnages, au passé, parfois au futur et sans restriction de lieu. Le récit donne au lecteur une vue d'ensemble globale de ce qui se passe et des modications intérieures des personnages. Focalisation interne : Le récit est perçu et raconté à travers la perception d'un personnage spécifique, limitant les informations à ce qu'il sait, voit ou ressent. Le narrateur dit autant que le personnage en sait, mais les informations sont limitées à une expérience particulière. Le lecteur a une vue partielle, se rapproche du personnage.  Focalisation externe : le narrateur se limite aux apparences extérieures (actions, dialogues et apparences visibles), il n'a pas accès aux pensées des personnages. Il adopte une posture objective et neutre. Cela crée un effet de distance, celle d'un observateur non impliqué et ne connaissant pas les motivations et émotions des personnages. Le narrateur dit moins que les personnages ne savent ; il ne fait que décrire comme le ferait une caméra. A la lecture de cette liste, l'on mesure combien l'on pourrait créer de sous-catégories en jouant sur ce qui est dit ou caché par exemple, chaque récit original crée une façon particulière de focaliser les informations, mais ces catégories générales permettent d'en fixer les grandes orientations.    Les principaux types de points de vue  Point de vue omniscient (panoramique, mais plus ou moins partial ou orienté) Le narrateur sait tout sur les pensées, le passé, le futur et les lieux multiples, mais utilise cette connaissance pour imprégner le récit d'une subjectivité idéologique globale – comme des commentaires moraux, des jugements philosophiques ou une vision du monde unifiée par exemple une perspective humaniste ou cynique de l'humanité. Une omniscience peut chercher la neutralité, mais celle-ci ne peut être absolue, ne serait-ce que par le choix du vocabulaire : avec une complète neutralité, nous sortirions de la littérature. Le point de vue omniscient offre au lecteur une vue d'ensemble, mais s'intéresse aussi à la façon dont le texte guide le lecteur vers une interprétation plus ou moins orientée. Différence avec la focalisation zéro : la focalisation zéro se borne à préciser que le narrateur dispose d'un accès illimité aux infos sans restriction ; le point de vue ajoute une prise en compte de la dimension subjective du narrateur. Par exemple, dans Guerre et Paix de Tolstoï, l'omniscience est inséparable d'une idéologie historique et philosophique, transformant les faits en une forme d'amplification d'une vision.   Point de vue interne  (subjectif et lié aux expériences du personnage)  Le narrateur adopte la perception limitée d’un personnage, mais intègre non seulement ses sensations et connaissances, mais aussi sa subjectivité – comme ses émotions, ses souvenirs personnels ou ses biais psychologiques (comme une perception paranoïaque ou un optimisme naïf). Cela crée une immersion empathique, où le lecteur "vit" l'histoire à travers une vision du monde déformée par une expérience individuelle. Différence avec la focalisation interne : la focalisation se concentre sur l'idée que les informations se limitent à ce que le personnage perçoit ; le point de vue ajoute la manière dont cette perception est colorée par des filtres émotionnels ou idéologiques. Par exemple, dans L'Étranger de Camus, le "je", par la façon dont il choisit et limite les informations qu'il transmet au lecteur, fait sentir une forme d'aliénation et l'oriente vers le sentiment de l'absurde. Le point de vue interne n'est pas qu'une précision de la source des informations, il questionne aussi sa dimension sociale ou historique et son lien avec les expériences subjectives du personnage.    Point de vue externe (objectif, mais distancié) :Le narrateur décrit les événements de l’extérieur, comme une caméra neutre, en se limitant aux apparences visibles, mais en y infusant une subjectivité idéologique subtile – comme un ton ironique, nostalgique ou détaché qui reflète une vision du monde. Par exemple une accumulation factuelle d'objets peut se lire comme une critique de la société consumériste. Cela maintient une distance, invitant le lecteur à interpréter sans être guidé, au moins en apparence.  Différence avec la focalisation externe : la focalisation externe indique que le texte est raconté sans accès à la subjectivité et aux pensées, tandis que le point de vue cherche à rendre compte des biais individuels et des idéologies collectives. Ainsi, dans certaines nouvelles d'Hemingway, écrites en focalisation externe, le style "behavioriste" véhicule une philosophie particulière de la vie et une vision de l'homme : il ne s'agit pas seulement de constater une limitation à des observations neutres, mais d'interprétations possibles de cette façon de raconter. Les enjeux de la focalisation externe sont multiples, elles font l'objet d'un article spécifique.   On observe que malgré leur proximité, la focalisation isole la question de la donnée et de la réception des informations (c'est un filtre très précis) tandis que le point de vue s'ouvre vers la subjectivité, l'expérience et l'idéologie : c'est une notion plus large, mais moins précise et plus complexe. Elle appelle des sous-catégories. Quand on parle de point de vue, beaucoup d'options sous-jacentes sont possibles et doivent être précisées notamment  la "coloration subjective" du récit, comment ces infos sont-elles teintées par le narrateur? Par exemple, deux récits avec la même focalisation interne pourraient avoir des points de vue différents si l'un informe le lecteur d'une façon optimiste et l'autre les formule avec cynisme.    La focalisation pourrait sembler plus "faible", car plus étroite que le point de vue, mais elle donne une base précise pour identifier comment les informations sont données et disposer de cette base précise permet ensuite de nuancer, de complexifier sans tout mélanger.   Pourquoi est-ce important de prendre le temps de s’interroger sur cette question et de disposer de quelques notions sur ce sujet ?  Des combinaisons et variations de la focalisation et du point de vue sont possibles dans un même récit: de nombreux livres alternent les narrateurs et donc les points de vue à la troisième personne et même à la première. C'est l'un des espaces explorés avec beaucoup d'inventivité par la littérature contemporaine, des formes hybrides émergent par exemple des "nous" collectifs.     Question de base qui reste un sujet de nombreux débats théoriques, la gestion du point de vue et de la focalisation est aussi l’une des grandes sources de maladresses facilement repérables dans les manuscrits d’apprentis écrivains.   Plus que la connaissance précises des termes et des classements, ce qui semble important ici pour celui qui écrit est de prendre conscience qu'il serait dommage de se limiter à la question du choix du "je" ou du "il", ou de l'omniscient. Il s'agit de percevoir qu'un "je" peut être totalement transparent pour le lecteur ou ne pas tout lui livrer, et que cette dimension peut évoluer pendant le récit. Qu'un récit qui semble simplement fait "de l'extérieur" peut l'être de diverses manières ou pour diverses raisons, que ce qui est communiqué au lecteur est un choix d'auteur : par qui, avec quelle qualité (neutralté, vison de l'homme ou subjectivité), à quel moment (d'emblée, progressivement, en laissant des parts d'ombres... ) ce dernier point étant crucial dans l'écriture de la nouvelle.  Voir l'article : Focalisation externe      {loadmoduleid 197}
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Sur les bords du lac Baïkal

Une isba. Une petite isba. Enfin, une cabane. Une cabane au bord du lac Baïkal, en lisière d'une forêt de cèdres, face au lac gelé. L'immensité. Le froid. Le silence. L'oncle Kusma accueille ses hôtes près du camion.

KusmaBonjour les enfants !

TatianaBonjour oncle Kusma! Je te présente Alexeï, mon compagnon.

KBonjour Alexeï. Enchanté.

Alexeï Bonjour oncle Kusma. Enchanté.

KVous avez fait bon voyage ?

TOui tonton, ça s'est très bien passé. Depuis Irkoutsk, 12 heures de route dans le vieux camion de Mikhaïl… un peu long… mais bien, ça s'est très bien passé.

K Allez, entrez vite, sinon vous allez prendre froid.

Tous les trois entrent dans la cabane. Tatiana, suivie d'Alexeï, puis d'oncle Kusma. Le Poêle. La hache, le fusil et le poignard accrochés au mur. La pendule. Le poste de radio.L'éphéméride marquant le 31 décembre.

K Pas trop de blizzard?

TSi, beaucoup de blizzard. Parfois, Mika avait un peu de mal à trouver son chemin.

K La glace n'a pas cédé ? Rire

T Ben non, tonton ! Nous sommes là ! Vivants ! Grands rires

KAllez… Installez-vous, qu'on discute un peu…

Le poêle chauffe à fond. Il est presque rouge. Il fait chaud. Très chaud. L'oncle Kusma, Tatiana et Alexeï s'asseyent sur les tabourets en bois à trois pieds autour de la table carrée. Il reste une place pour le 4ième joueur si on faisait une partie de cartes. A côté de la fenêtre, le buffet en formica jaune. Au sol, le lino bleu ciel. La lumière est blafarde. Il y a comme une odeur de vieux. Une odeur âcre, rance. La table est recouverte d'une vieille toile cirée fendillée de partout avec des motifs de chasse.

KEt si on fêtait votre arrivée, hein ?

Kusma saisit une bouteille sur le buffet et sert un verre de vodka à tous les trois.

KusmaAllez, trinquons à nos retrouvailles ! Znazdrovié ! Bonne santé à vous, les enfants !

Kusma, Tatiana et AlexeïZnazdrovié ! Znazdrovié ! Znazdrovié !

KAlors, dites-moi, les enfants, que devenez-vous ? Il paraît que vous êtes en France ?

TOui, tonton, nous sommes à Toulouse.

K Et alors, dis-moi, Tanya, pourquoi Toulouse ? Comment avez-vous atterri à Toulouse ?

TC'est Alexeï qui a dû partir pour de Moscou pour Toulouse. Tonton, je vais te faire saliver, Toulouse… c'est la capitale du foie gras !

K Hummm ! Il me tarde que tu me le fasses goûter, ton foie gras !... Mais, Tanya, tu me dis qu'Alexeï a DÛ partir de Moscou. Kusma accentue et laisse traîner le û de dû. On l'a obligé à le faire ?

Tanya et Alexeï sont gênés.

ANon, oncle Kusma, ce n'est pas exactement ça.

T Non, tonton, ce n'est pas exactement ça, nous aurions pu rester à Moscou, mais c'était un peu compliqué.

K Ah bon, un peu compliqué ?

Tanya et Alexeï se glissent un regard inquiet en se tenant la main.

ATanya, ce n'était pas compliqué, simplement, ce n'aurait peut-être pas été très simple.

TAlexeï, je trouve que tu compliques un peu les choses.

KSi je comprends bien, vous n'aviez peut-être pas vraiment le choix.

Alexeï se tourne et se retourne sur son tabouret. Tanya et Alexeï sont de plus en plus mal à l'aise.

AC'est un peu ça, oncle Kusma. Mais, pas vraiment.

TNon, pas vraiment, mais rester à Moscou, ça aurait peut-être…ça aurait peut-être pu être un peu risqué…

KRisqué ?

Alexeï se râcle la gorge. Il a une légère crispation à l'épaule.

ATanya, ma chérie, pourquoi tu dramatises ?...

TNon Alexeï, je ne dramatise pas.

L'odeur âcre s'affirme de plus en plus dans la cabane.

KAu fait… avez-vous des enfants ?...

Tanya et Alexeï sont soulagés, l'oncle Kusma ne connaîtra pas la raison de leur départ de Moscou. Kusma leur ressert un verre de vodka.

T + A + KZnazdrovié ! Znazdrovié ! Znazdrovié !

TNon, tonton… nous n'avons pas d'enfants… mais… pour ce qui est des enfants… toi, tonton… oui… heu… oui… heu…… heu………

Alexeï a un regard d'étonnement vers Tanya.

APourquoi dis-tu cela, ma chérie ?... je ne te comprends pas…

Tanya se replie sur son tabouret comme si elle avait peur de s'exprimer. Elle parle d'une voix très faible.

TQuand j'étais petite, je venais en vacances chez toi, tonton…

Kusma ne tient pas en place sur son tabouret.

K Et alors, tu n'étais pas contente de venir en vacances chez ton oncle Kusma?

Tanya hésite. Elle ne sait pas trop que dire.

TTonton, tu étais très gentil avec moi… tu étais très doux… parfois tu me…

Kusma coupe Tanya. Il a un spasme de bras. Son avant-bras trésaille.

KEt alors… ce n'est pas bien d'être gentil avec sa nièce ?

Tanya toujours hésitante, timide :Parfois… Parfois, tu me…

Kusma coupe encore Tanya. Son spasme augmente. Tanya bafouille.

TTonton… Tonton, tu me……

Kusma coupe encore une fois Tanya. Il toussote. Il essaie de faire diversion.

KAlexeï, tu fais quoi à Toulouse ?

Tanya prend de l'assurance.

TJe me souviens de tout… Comme si c'était hier… Tu me…

Kusma coupe à nouveau Tanya. Il blêmit de plus en plus.

AJe suis ingénieur. Je suis dans l'aérospatiale…

KAlors tu vas venir en stage à Baïkonour ?... rire crispé

Tanya veut garder la main. Elle s'affirme.

T… Parfois… tu allais très loin… tu me…

Kusma la coupe encore. Son spasme augmente de plus en plus. Le tic-tac de la pendule s'emballe quelque peu.

KEt si nous nous faisions un thé, maintenant ? Qu'en dites-vous les enfants ?

AOui, oncle Kusma… ça nous fera du bien… Ça nous détendra un peu……

Tanya est très contrariée. Elle est dépitée. Elle est blême. Elle jette un regard de haine vers son oncle. Elle jette un regard cinglant vers Alexeï. La lumière est de plus en plus blafarde.

Kusma est soulagé. Il lisse sa longue barbe blanche. Il a une tignasse hirsute et crasseuse.

KJe prépare le thé ! Et toi Tanya, tu es toujours danseuse ?

Tanya, surprise, bafouille.

TJe… Je… Oui… Je…

AOui, elle est toujours danseuse.

Tanya mécontente, se reprend.

T Mais enfin, chéri, je peux répondre toute seule.

K Pour toi, ce doit être moins bien qu'au Bolchoï ?

Tanya est une très belle jeune femme longiligne aux cheveux courts. Ses yeux gris-vert illuminent la cabane.

TOui, bien évidemment !

AOui, c'est moins bien qu'au Bolchoï, mais c'est quand même le Ballet du Capitole !

Tanya est irritée. Elle jette un regard noir à Alexeï.

TJ'ai dû faire un sacrifice… un immense sacrifice...

K Ah oui, à ce point, un sacrifice !?...

T Oui un sacrifice… J'ai dû faire un immense sacrifice … pour le suivre…

Alexeï contrarié.

A… « Pour LE suivre ! » … Je m'appelle Alexeï !

K… Je vois que ce n'est pas simple entre vous…

T Non, ce n'est pas simple… ce n'est pas agréable pour moi…

APas agréable pour toi ?

Tanya est courroucée. Elle se tourne vers Alexeï, la main en l'air comme pour le gifler.

TJe ne veux plus entendre parler de notre départ de Moscou ! Tu m'entends ! Ça suffit !

Kusma, la mine réjouie, arrive avec la théière.

KLe thé RUUUUSSSSE arrrrrrrrive…et voilà pour grignoter avec le thé… des skazkas… des mouraveïniks … Servez-vous, les enfants… servez-vous…

A Hummm ! Qu'est-ce qu'ils sont bons ! Dites-moi, oncle Kusma, vous êtes là depuis longtemps ?

KJe suis là depuis 15 ans.

A15 ans !?

KOui, ici, je ne suis pas dérangé… Je suis bien ici, seul… Seul… je suis bien ici…

Alexeï pointe le doigt vers la fenêtre.

AIl fait combien dehors ?

Kusma saisit le thermomètre sur le rebord de la fenêtre.

K-35°. Demain, la météo annonce un réchauffement à – 28°.

Rires de Tanya et Alexeï.

KEt si on sortait quelques instants avant que la nuit ne tombe ?

T Si tu veux, tonton.

AVolontiers, oncle Kusma.

Ils mettent leurs canadiennes, leurs grosses moufles et rabattent leurs capuches au raz des yeux.

AQue c'est triste ! Que c'est lugubre ! Que c'est sinistre ! Vous avez des voisins ?

Tanya est remontée.

TToi alors ! arrête tes provocations ! S'il te plaît, arrête tes provocations !... Je n'en reviens pas… C'est merveilleux… Le silence… Le froid… L'immensité… La glace qui craque… La solitude… Les taïgas… Un ciel de cristal…Et puis ce trou dans la glace… C'est quoi ce trou, tonton ?

K Si vous me posez des questions tous les deux en même temps, je ne vais pas y arriver… Alors, mon voisin le plus proche ?... C'est Ivan, Ivanovitch… C'est le garde-chasse… Il est à plus de 30 km…

En se tournant discrètement, Alexeï pouffe de rire.

AJe ne sais pas, moi, si je vivais ici, enfin… je trouve que c'est un endroit pour se suicider… rire étouffé d'Alexeï.

Tanya est outrée. Kusma est remonté. Le blizzard est glacial.

KToi, tu as dû lire Cioran, Sur les cimes du désespoirIci, c'est calme. Ici, c'est beau. Alexeï, je peux te dire que le luxe de l'ermite, c'est la beauté…et ceux qui s'agitent dans leurs villes, ils ne savent pas ce que c'est que le beau, ils ne savent pas déguster le beau.

Tanya a un regard presque tendre vers son oncle.

TTu as raison tonton. J'en connais un qui te provoque… Mais, il ne sait pas apprécier les belles choses. Il ne sait pas apprécier le beau. Au fait, tonton, je t'ai posé une question : ce trou dans la glace, c'est quoi ?

Kusma a un regard complice vers Tanya.

KMa petite Tanya, ce trou dans la glace, c'est pour mon bain du 1ier janvier. Le bain, c'est le contraste entre le feu et la glace. C'est excellent pour la santé. Ma chérie, si tu veux me suivre demain matin, je serai heureux que nous prenions notre bain ensemble, tous les deux !...

Alexeï remonté et peut-être un peu jaloux :Mais, vous êtes fou ! Vous baigner dans l'eau glacée ! Vous baigner à votre âge ! C'est de la pure folie ! Vous êtes un vieux… Et puis n'essayez pas d'entraîner votre nièce, sinon

Tanya saisit Alexeï et le secoue violemment.

T S'il te plaît, arrête d'insulter mon oncle. « C'est de la pure folie… Vous êtes fou… Vous êtes un vieux… ! » Mais tu te prends pour qui ? Arrête, je te prie!

KTanya, laisse-le tranquille… Tanya, rentrons, nous allons prendre froid.

Tanya glisse son bras sous le bras de son oncle.

TOui, tonton, tu as raison. Allons-y. Rentrons.

Tanya et oncle Kusma reviennent à la cabane. Le soleil se couche au-dessus des taïgas. Le ciel est d'encre. Le blizzard souffle. Le poêle ronronne. Après quelques instants, Alexeï entre. Tous les trois s'asseyent autour de la table dans le silence. Un long silence. Les bûches craquent dans le poêle. Invariablement, la pendule scande les secondes.

AEt si on se mangeait une soupe pour nous réchauffer?

T Oui, si tu veux.

Alexeï met la soupe sur le poêle.Kusma prend la bouteille de vodka sur le buffet. Tanya lui saisit le bras et l'empêche de se servir.

TNon tonton! Non! Ça suffit Tonton !

Kusma reste hébété.

TElle est bientôt chaude ?

Alexeï se lève pour remuer la soupe.

AOui, bientôt.

TOn va bientôt pouvoir la manger ?

AOui, bientôt.

TIl ne faudrait pas qu'elle soit trop chaude.

Alexeï remue la soupe.

Aça y est, elle est chaude. On va pouvoir la manger.

Alexeï met les bols sur la table, et il sert la soupe.

AElle est bien chaude.

TOui, elle est bonne.

Kusma est attendri devant Tanya et Alexeï mangeant leur soupe.

Kça va vous faire du bien.

ça va vous faire du bien…ça va vous faire du bien… »… sans doute que ça va nous faire du bien… mais avec toutes vos histoires…

Tanya est remontée et déterminée.

T« Vos histoires… Vos histoires… »C'est MON histoire ! C'est MON histoire avec mon oncle !

KQuelle histoire ?

A« Quelle histoire !?... Quelle histoire !?... » C'est votre histoire avec Tanya… Quand elle venait chez vous… Quand elle était petite... Elle en a parlé tout à l'heure…

Kusma est agacé.

KTanya, ça nous regarde nous… Alexeï, tu n'as pas à te mêler de nos affaires.

Tanya sûre d'elle.

Tc'est MOI que ça regarde ! Oui… MOI… c'est MOI que ça regarde !

Le spasme de Kusma réapparaît. La pendule s'emballe.

KQuoi encore ?

Tanya de plus en plus sûre d'elle.

TLa première fois… C'était le soir de mon premier gala de danse… J'avais neuf ans…

Kusma, d'un rire jaune.

KAh Ah Ah ! Tu te souviens de ça au bout de 20 ans !

TOui, je m'en souviens très bien… C'était dans ta chambre… Après le repas…

Kusma est de plus en plus tendu. Son spasme revient très fort. La pendule s'emballe de plus en plus.

KPourquoi tu ressasses encore ça ?

TJe ne ressasse pas… Tu étais allongé sur ton lit… Tu m'as prise dans tes bras…

Kusma la coupe, rouge de colère.

KArrête ! Arrête ! Arrête !

Alexeï serre Tanya contre lui. Tanya jette un regard assassin à son oncle.

TTu m'as prise dans tes bras… Tu m'as caressée… Tu m'as caressée mon…

Kusma la coupe, en rage, tapant très fort sur la table.

KArrête ! Arrête ! Arrête ! Non ! Ne dis pas ça ! Non, ce n'est pas vrai ! Tu mens ! Je vais te….

Alexeï se lève brusquement. Ses grands yeux gris deviennent noirs. Il lève son tabouret au-dessus de la tête de Kusma. Une rixe éclate entre les deux hommes. Alexeï est un grand jeune homme plein de vigueur. Kusma est un vieil ours russe alcoolique et ventru.

ACe que vous avez fait à Tanya est indigne. C'est monstrueux. Je vais vous le faire payer, vieille crapule !

KNon! Non! Non ! Ne me frappe pas !

Alexeï est très menaçant.

AVous allez voir, vieux pervers !… Je vais vous fracasser le crâne !...

Tanya saisit le bras d'Alexeï et le retient de frapper le vieux Kusma. Tanya reprend son souffle, et d'une voix presque calme supplie Alexeï.

TArrête, Alexeï… Arrête… Je t'en supplieArrête… Ce n'est qu'un vieil homme… Alexeï, ne le tue pas… Arrête… Je t'en supplieArrête…

Kusma est anéanti. Il a le regard dans le vague. Il dit à Tanya d'une voix hésitante, implorante :

KTanya, pardonne-moi… Je t'en supplie, ma petite Tanya… Pardonne-moi…

Ils se retrouvent tous les trois autour de la table dans le silence. Un long silence. La lumière est de plus en plus blafarde. La pendule reprend son tic-tac assourdissant.

Tanya sur un ton monocorde :Je ne pouvais plus vivre comme ça… Ç'était impossible… Je ne pouvais plus vivre avec ça au fond de mon cœur… Il fallait que je parle… Il fallait que je le dise… Maintenant, je suis soulagée… Tonton, je ne te parlerai plus jamais de ça… Tonton… je… Tonton… je te……. Tonton……… je te pardonne…………

Tanya s'effondre sur la table, en pleurs.

Alexeï comme résigné :… Ce n'est pas vrai… Tout ça pour ça…

Ils restent tous les trois un long moment dans le silence. Tanya et Alexeï se serrent l'un contre l'autre. Et toujours la pendule qui égrène ses secondes.

ARemettons-nous… il nous faut vivre, maintenant… revivre…

KMerci de m'avoir pardonné, ma petite Tanya… Tu sais… moi aussi… ça me tiraillait le cœur… Cette culpabilité… Maintenant, sortons-en !

Kusma se lève. Il saisit la bouteille sur le buffet. Il leur sert à chacun une rasade de vodka.

KZnazdrovié ! Que Dieu nous bénisse!

Kusma s'enfile son verre cul sec et s'en ressert un autre. Il en boit trois de rang. Tanya et Alexeï dégustent leur Kedrovaïa. Ils la savourent.

KEt si on mangeait maintenant ? Après tout ça, j'ai une faim de loup !

Tanya est soulagée. Elle a parlé. Enfin. Elle se remet petit à petit.

TOui tonton… si tu veux… nous pouvons manger…

AOui mangeons !

KHummm ! Goûtons le foie gras ! Et puis… j'ai préparé des zakouskis ! Régalons-nous ! Que Dieu nous bénisse!

Kusma dispose le foie gras, le caviar, les harengs fumés et les malossols sur la table. Il sert un autre verre de Kedrovaïa à Tanya et Alexeï. Il s'en ressert un, plein à ras bord, et le descend cul sec. Alexeï vide son verre cul sec. Oncle Kusma et Alexeï s'en reprennent un autre.

TFais attention chéri. Toi, tu n'as pas l'habitude.

AT'inquiète mon amour ! Faisons la fête !

KLes enfants, maintenant, je vais vous dire une chose que je n'ai jamais dite à personne.

Kusma est à moitié ivre. Il bégaye. Il cherche ses mots. Tanya et Alexeï sont blottis l'un contre l'autre.

TOui tonton.

KC'était il y a quinze ans, juste avant ma retraite. Allez les enfants… reprenez du caviar...

Kusma leur ressert du caviar et une Kedrovaïa. Il s'en ressert une nième et la descend cul sec.

TTonton… va doucement…

KT'inquiète ma petite Tanya, la vodka, il n'y a rien de tel pour être en bonne santé. Donc, je devais remplir une mission délicate, très délicate.Je vais vous dire, ça n'a pas été facile pour moi. Il fallait que je calcule tout, que je construise tout, incognito, sans que rien ne filtre, donc utiliser des gars sûrs, des gars solides, des gars fiables, des gars qui en ont dans le froc, des mâles, des vrais, pas des petits pédés, pas des petites tapettes, pas des petites tarlouses, pas des petites tafioles… Des hommes !... Il me fallait des hommes !...

TTonton, pourquoi dis-tu toutes ces grossièretés ?

Alexeï hoquette.

KMa chérie, ce ne sont pas des grossièretés. C'est la vérité. Donc, parmi mes gars, je cherche un gars sûr, un gars solide, un gars fiable à 100%.Parce qu'il faut que je vous dise… j'étais en lien direct avec le Kremlin… j'étais en lien direct avec le président Poutine… Poutine, le Pétersbourgeois… Poutine, l'honneur de la Russie… Poutine, le sauveur de la patrie… Poutine, le reconstructeur de la grande Russie…

Alexeï commence à devenir blanc. Il est très nerveux. Tanya se blottit contre lui. Kusma se sert à nouveau une Kedrovaïa qu'il descend cul sec. Le poêle est rouge. Kusma est rouge écarlate.

TOui tonton.

Alexeï hoquette de plus en plus.

KPour faire le boulot, j'ai choisi Sergueï, Sergueïevitch. Dans le service, on l'appelle S. J'ai une totale confiance en lui.

TOui tonton.

Kusma s'enfile son verre de vodka et s'en ressert un autre. Il est chaud bouillant.

TNon tonton! Non tonton! Arrête ! ça suffit ! Arrête !Tanya ouvre la porte et jette le verre de vodka dehors. Dehors, le blizzard souffle très fort. Le blizzard est glacial.

KEnsuite S a dû choisir un gars en dehors de la boîte. Avec mon accord, il a décidé de prendre Miroslav, Miroslavevitch. On l'appellera M. C'est un chef de réseau dans le trafic de drogue. C'est un homme sûr, fiable. Il vit dans le quartier de Kitaï Gorod, dans la première couronne autour du centre historique de Moscou, un quartier assez résidentiel, pas un quartier chic, un quartier résidentiel. C'est là qu'elle crèche… cette salope… Je veux dire la… Ça va les enfants ? Vous me suivez ?

Alexeï hoquette fortement. Il est très nerveux. Sa crispation à l'épaule ressurgit. Il blêmit de plus en plus. Tanya est blottie contre lui.

TOui tonton, on te suit.

KEt puis, arrive le plus difficile, le plus compliqué, le plus risqué. Il faut recruter la petite frappe, le « militant » de base dans la drogue. Lui, c'est Timur. Lui, on le nommera T, comme Tueur. C'est lui qui aura pour mission de la trucider. On le paiera 5 000 roubles. M touchera 10 000 roubles.S touchera 30 000 roubles. Et moi, je toucherai 50 000 roubles… Si tout se passe bien… Si on va au bout…

Alexeï pâlit de seconde en seconde. Il n'en peut plus. Tanya se sert très fort contre lui.

KJe vais vous dire… Enfin, je ne sais pas si je dois vous le dire… Enfin, sans doute, que vous avez déjà deviné…

TDis-nous tonton.

KBon, ben voilà, j'étais… J'étais…. J'étais le chef du KGB……

Alexeï blêmit de rage. Il se lève, hoquetant, titubant. Tanya tente de le calmer. Alexeï saisit Kusma au col. Tanya tente de le retenir. Alexeï le soulève de son tabouret. Kusma s'affale, complètement ivre.

AAlors, comme ça, tu étais le chef du KGB ! Toi, le violeur d'enfant… en plus tu étais le chef du KGB ! Sale enflure ! Sale crapule ! Sale ordure ! Alors, maintenant, tu vas me dire qui tu as tué ! C'était une femme. Tu as dit : « cette salope ». Alors dis-moi, quelle est cette femme que tu as tuée ? Dis-moi ! Dis-le-moi !

KMais, moi, je n'ai tué personne… Moi…

Alexeï, fou de rage :Comment ça, tu n'as tué personne ?

KC'est Timur qui l'a tuée… Ce n'est pas moi…

Alexeï reprend le vieux Kusma au col et le relève au bout de son poing. Titubant, il le secoue violemment. Tanya est blême.

AOk, c'est Timur qui l'a égorgée avec son couteau… Mais, c'est toi le commanditaire du crime… Alors, dis-moi tout ! Alors, dis-moi, dis-moi quelle est cette femme que tu as assassinée ! Dis-moi son nom !

Alexeï sert de plus en plus le col du vieux Kusma. Le vieux Kusma est rouge écarlate. Tanya a peur. Elle est tétanisée. Les secondes de la pendule s'affolent.

KJe ne peux pas le dire… Non, je ne peux pas…

Alexeï, d'un poing rageur, sert de plus en plus fort le cou du vieux Kusma. Il saisit le tisonnier.

A Tu veux que je te frictionne le dessous des pieds avec le tisonnier bien rouge ? Tu en as envie, vieille crapule ? Hein, tu en as envie ? Allez, crache le morceau, ça te fera du bien !

KC'est… C'est… C'est… C'est la Politkovskaïa.

Alexeï, fou de rage, fond en larmes. Tanya est livide.

A… Anna Politkovskaïa………

Alexeï fait péter la tête du vieux Kusma contre le coin du buffet.

AAnna… Anna… Anna… Tu as tué Anna… dit Alexeï en rengorgeant ses larmes… Alors, vieille ordure, tu vas me payer ça… mais avant… je vais te dire qui je suis… oui, je vais te dire qui je suis… pour que tu saches qui va t'enfoncer le poignard dans la gorge…

KNon!... Non!... Non !... Non, ne me tue pas ! Non, ne me tue pas !

Alexeï s'exprime en hoquetant, complètement ivre.

A… Je m'appelle Alexeï, Alexeïevitch Kravchenko. Je suis un ami d'Anna Politkovskaïa… Anna était une amie très proche… nous militions dans la même organisation de défense des Droits de l'Homme… c'était une femme exceptionnelle de droiture et de bonté… Tu l'as assassinée… Monstre que tu es… Alors, je ne te pardonnerai JAMAIS, moi, non, JAMAIS je ne te pardonnerai…

Alexeï fait à nouveau péter le crâne du vieux contre le coin du buffet.

KNon!... Non!... Non !... Non, ne me tue pas ! Non, ne me tue pas !

Tanya affolée :Non!... Non!... Non !... Non, ne le tue pas ! Non, ne le tue pas !...

Alexeï se saisit du poignard accroché au mur. Tremblant, imbibé d'alcool, il aiguise la lame du poignard sur le front du vieux Kusma. Tanya essaie de s'interposer. Le vieux Kusma hurle.

KNon!... Non!... Non !... Non, ne me tue pas ! Non, ne me tue pas !

Tanya tente d'arracher le poignard de la main d'Alexeï : Non!... Non!... Non!... Non, Alex !... Non, ne le tue pas !... Non, chéri !... Non !... Non, ne le tue pas !... Non, ne le tue pas !...

Alexeï enfonce le poignard dans la gorge du vieux Kusma. Il lui remue le poignard dans la gorge pour le finir. Kusma râle. Il agonise quelques instants. Il rend l'âme. Il est mort. Kusma est mort. Alexeï, complètement ivre, reste abattu, éteint, anéanti, sans voix.

Alexeï, plein de sang, hoquetant, de façon à peine audible, glisse à Tanya : Il fallait que je le fasse…

Tanya est blême, abattue, décomposée. D'une voix faible elle s'adresse à Alexeï :Non, Alexeï… malgré tout ce qu'il avait fait… tu ne devais pas le tuer… non, tu ne devais pas le tuer… maintenant, comme lui, tu es un assassin……

Tremblant, Alexeï sert Tanya dans ses bras. Il éclate en sanglots. Hoquetant, il lui susurre : « Tay…..... Tay……… Tay……… je t'aime………… Tay……………. Tay…………….. tu… es… mon… amour…...…………… Tay………………… tu es mon………………… Tay…………………… tu es……………………… Tay………………………tu……………………………………………… …» Alexeï s'écroule au sol. Tanya se jette sur lui. Elle le redresse. Il est inerte. Elle le prend dans ses bras. Elle le secoue. Elle le secoue. Elle le secoue. Elle crie : « Alex !... Alex !...Alex !... parle-moi… Alex !... dis-moi quelque chose !... Elle le secoue. Elle le secoue. Elle hurle : «Alex !... Alex !... Alex ...... mon amour…… Alex…… tu es mon amour……… » Elle prend la tête d'Alexeï dans ses mains. Elle l'embrasse. Elle tente de l'embrasser… Ses lèvres sont froides. Ses lèvres sont bleues. Ses lèvres sont glacées. Il ne respire plus. Il est mort. Alexeï est mort. Tanya fond en larmes. Elle est dévastée par la douleur. Le poêle s'est éteint. La pendule s'est arrêtée.

Tanya est perdue, hébétée, hagarde. Elle ouvre la porte. Elle part en courant sur le lac gelé. Le trou est béant.

Salon de la biographie de Nîmes, interview d'FR3 à...
Libertalia

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Commentaires 1

Sylvie Reymond Bagur le lundi 24 janvier 2022 19:20

Je vous invite à découvrir une nouvelle "noire" de Maurice, un huis clos qui se passe dans un lieu glacé et blanc.

Je vous invite à découvrir une nouvelle "noire" de Maurice, un huis clos qui se passe dans un lieu glacé et blanc.
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"Si vous avez quelque chose à dire, tout ce que vous pensez que personne n'a dit avant, vous devez le ressentir si désespérément que vous trouverez un moyen de le dire que personne n'a jamais trouvé avant, de sorte que la chose que vous avez à dire et la façon de le dire se mélangent comme une seule matière - aussi indissolublement que si elles ont été conçus ensemble."  F. Scott Fitzgerald

"Le romancier habite les seuils, sa tâche est de faire circuler librement le dedans et le dehors, l'éternité et l'instant, le désespoir et l'allégresse."  Yvon Rivard

" La vie procède toujours par couples d’oppositions. C’est seulement de la place du romancier, centre de la construction, que tout cesse d’être perçu contradictoirement et prend ainsi son sens."  Raymond Abellio

"Certains artistes sont les témoins de leur époque, d’autres en sont les symptômes."  Michel Castanier, Être

"Les grandes routes sont stériles." Lamennais 

"Un livre doit remuer les plaies. En provoquer, même. Un livre doit être un danger." Cioran

"J'écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l'aventure d'être en vie."Henri Michaux

"La littérature n’est ni un passe-temps ni une évasion, mais une façon–peut-être la plus complète et la plus profonde–d’examiner la condition humaine." Ernesto Sábato, L’Ecrivain et la catastrophe

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