Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le ...
Il y a trois vaches dans le pré. Elles sont blanches. L'une a la tête relevée, un regard doux et inquiet qui donnerait envie de l'apprivoiser, les deux autres paissent, tranquilles, exactement ce que l'on l'attend de toutes les vaches. Le pré s'étale en pente douce, un dégradé de verts nuancé de jaune. En haut du pré, les collines boisées étincellent déjà d'un peu d'orange. C'est une scène de début d'automne, sans mouvement, paisible, comme suspendue dans l'air et Isabelle aime y perdre son regard.
Pour l'heure elle a fermé les yeux. Cela fait longtemps qu'elle ne se regarde plus dans le miroir, c'est devenu trop décourageant. Peut être a-t-elle oublié tout simplement à quoi ça sert ? Autrefois oui... elle aimait y retrouver le reflet de son teint clair, de ses yeux couleur de châtaigne et de sa petite bouche en forme de fraise. « Isabelle, belle, belle, belle…» chantaient les galants qui venaient la chercher pour la conduire à la fête du village. Ils faisaient la farandole en bavardant et chantant, c'était gai et léger. Il y en avait un avec des cheveux bruns, frisés et des yeux très bleus. Comment s'appelait-il ? Elle cherche un moment, mais aucun nom ne lui revient. Au fond de sa mémoire unaccordéon joue « le dénicheur », la musique bourdonne et l'entoure comme un châle de laine. Elle est bien.
Isabelle garde les yeux clos. De toutes façons elle n'y voit plus guère, même avec les lunettes accrochées à son nez. Il y a encore deux ans elle pouvait lire sans difficulté. C'était bon de s'évader. Tant que l'esprit continue d'ouvrir des portes sur le monde même quand le corps les ferme, il y a du goût à continuer.Mais maintenant son esprit est devenu fantasque, parfois il est nu comme un désert, parfois il s'agite dans tout les sens comme une mouche dans un bocal et elle ne peut le dompter. Sa mémoire elle, ne fixe plus grand chose.
Ce visage de beau brun par exemple il est familier, elle revoit la tête penchée sur le coté, les crans de la mèche de cheveux de devant. Un regard qui insiste, caressant, et une autre chanson qui revient : « Chérie je t'aime, chérie je t'adore... », mais ou est donc passée la suite...?
Isabelle sait qu'il ne faut pas trop agiter le champs clos où errent ses pensées car la souffrance peut jaillir vite et par surprise. Elle ré ouvre les yeux comme pour sortir d'un cauchemar et regarde ses mains. On dirait des oiseaux pâles posés sur ses genoux. Les veines tracent des sillons bleus sur le dessus, les paumes sont rêches, les ongles transparents et friables. Ce sont des mains qui ont travaillé plus qu'à leur tour. Elle les frotte doucement l'une contre l'autre, une odeur de savon lui monte aux narines. C'est une odeur de maintenant, sans relief, un peu trop aseptisée. Au loin il y en avait d'autres qu'elle préférait : gros savon de Marseille, extrait de lavande et celle de ces petits sachets de poudre bleue que l'on mettait dans l'eau de rinçage pour que le linge soit plus blanc. Oui, mais le linge il séchait dehors, à même l'herbe du pré, cela faisait toute la différence. Comme il faisait bon ensuite se glisser dans la toile raide des draps de fil. Ici les draps sont lisses et tout mous.
Isabelle convoque des scènes de lessives d'autrefois et elles reviennent dociles se ranger autour d'un lavoir communal avec le bruits des battoirs et le fracas des conversations animées. Il y avait de la joie, de l'amitié, il y avait de la peine aussi. Qui doncun matin de janvier avait dû casser la glace pour laver des draps ensanglantés, les draps dans lesquels trois jours auparavant elle avait mis au monde son dixième enfant? Une voix basse et éraillée raconte une fois de plus cette histoire, Isabelle croit bien reconnaître celle de sa mère.
Ses pensées sautent soudain en pleine chaleur de l'été. Un attelage de bœufs roux à la hanche solide tire un haut char de foin. Les herbes coupées ras piquent les chevilles des faneuses qui passent le râteau et il faut faire attention aux vipères que l'on débusque parfois. La poussière du foin colle à la peau moite, on a soif, on boit de l'eau et aussi du vin à larges rasades. Char après char les greniers se remplissent et au fur et à mesure les reins grincent leur douleur. Mais le maître est content, les foins seront rentrés avant la pluie.
Revoilà le visage brun, sourcils froncés, regard de colère et bouche crispée. Que dit la voix? « Je ne veux plus te voir, débrouille toi toute seule, tu n'es qu'une trainée!.. ». Mais pourquoi la voix est-elle si méchante?
Les mots grondent comme un tonnerre, ils blessent. Isabelle s'agite, elle a mal à la poitrine, ses joues rougissent violemment. Elle le savait bien que c'était mauvais d'ouvrir la boite aux souvenirs. Elle halète comme un vieux cheval.
Alors, elle retourne à la contemplation de son pré avec la vue rassurante des vaches blanches qu'elle aime. Peu à peu voilà qu'elle respire mieux, elle sourit, elle est heureuse. C'est sa campagne à elle, celle où elle est née, celle où elle courait petite fille. Elle est tranquille à nouveau.
Et pourtant la campagne n'existe pas en vrai.... Ce n'est qu'ungrand tableau accroché sur le mur. Il s'appelle « les vaches de Paul ».
Dans le couloir on entend des pas et puis un petit heurt sec contre la porte. C'est l'infirmière avec les cachets du soir.
Hélène Delprat