Bienvenue sur le blog de mes stages et ateliers  d'écriture !

Textes écrits par des participants à mes ateliers et à mes stages d'écriture, manifestations littéraires, concours... 

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Delphine C.
17 octobre 2025
Textes d'ateliers

16 h ! C'est l'heure ! Vite ! J'accroche un nœud en tulle blanc sur la portière de ma voiture, et un autre sur l'essuie-glace, je les serre solidement pour le voyage jusqu'au parc Jouvet. Je règle mes pédales et mon rétroviseur pour les ajuster à la hauteur de mes jambes sur talons. Je porte la peti...

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Invité - Malclès Anne-Marie To.pierre
23 octobre 2025
Bravo, ce texte m'a beaucoup touché, la tension est magnifique ainsi que le thème.Anne-Marie Malclès
Sylvie Reymond Bagur To.pierre
17 octobre 2025
Un texte vivant, attachant qui fait suite à celui qui s'intitule Les bijoux de famille, la suite de ...
Invité - Roussin Florence Nombril
24 septembre 2025
Ce texte résonne d'une profonde sensibilité qui allie la fascination du regard, la mystère de la cré...

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26 octobre 2025
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Écrire, décrire la couleur « L’art lui-même peut se définir comme la tentative d’un esprit résolu pour rendre le mieux possible justice à l’univers visible [...] C’est une tentative pour découvrir dans ses formes, dans ses couleurs, dans sa lumière, dans ses ombres, dans les aspects de la matière et les faits de la vie même ce qui leur est fondamental [...], la vérité même de leur existence. » Joseph Conrad La vue est celui de nos sens qui guide le plus fortement notre activité, construit la perception de ce qui nous entoure. La couleur, élément essentiel de ce « visible » constitue l'un des enjeux majeurs de l'écriture et de son rapport au réel. La place des couleurs est plus ou moins grande selon le projet d’écriture et le type de style, mais, même dans l’écriture la plus minimaliste, les couleurs sont rarement totalement absentes.En effet, c’est par la couleur que nous voyons la forme, elles entrent pour une part essentielle dans notre relation au monde. Elles permettent de saisir les choses, leur matérialité et, peut-être, leur essence. C’est aussi la couleur qui « donne vie » au visuel. Écrire serait même, pour Flaubert,  « rendre une coloration, une nuance », les couleurs seraient « la quintessence supérieure du livre. » La couleur dans l’écriture La couleur  résiste aux descriptions verbales, reste un défi que continuent à relever de nombreux écrivains. Défi poétique, défi lancé au langage, car il ne suffit pas de dire "le ou les mots de la couleur" pour la faire voir. Je dis « rouge » et cette couleur ne serait-elle pas ce que Stéphane Mallarmé  dit à propos de la fleur : « l’absente de tout bouquet ». Rouge, quel rouge ? Magenta, carmin, vermillon, pourpre, cinabre, un rouge sans nom, une impression vague de rouge ? Il y a donc une particularité de la couleur, mais aussi une  particularité de celui qui voit. La transmission du phénomène est, par définition, logée dans l’œil de celui qui voit un objet coloré qui ne sera jamais identique à la couleur du même objet vu par son voisin. En tout cas, nous ne pouvons pas le vérifier ! Par convention, on s’accordera sur un mot qui peut recouvrir un vaste spectre comme "rouge" sachant que: le rouge d’une rose, par exemple, est une autre couleur que le rouge du sang.On peut être tenté par le relativisme : il n’y aurait pas de « réalité » de la couleur. Autre objection majeure  : la référence, la précision de couleur seraient-elles un simple "effet de réel" (voir l'article sur ce que désigne cette expression) ? C’est-à-dire un détail ajouté pour tenter de rendre plus réel ce qui est raconté ? Un détail qui fixe l’imaginaire ou l’emprisonne sans partager vraiment un contenu ?  Relevons donc le défi d’écrire les couleurs !   L'écriture de la couleur se heurte à deux principales difficultés  1 Les notions d’immédiateté et d’expressivité sont toutes deux antinomiques au fonctionnement du langageLa couleur est « l’endroit où notre cerveau et l’univers se rejoignent » P. Cézanne.Si l’on fait fi du processus physique réel, la vue des couleurs nous parait de l’ordre de l’immédiateté. La couleur surgit et nous atteint comme expressivité pure, tandis que le langage ne peut être que transcription, médiation par les mots, détour.2 La question du général et du particulierLe Traité des couleurs de Goethe nous l’explique : « Pour simples que soient les couleurs dans leur première apparence élémentaire », c’est-à-dire en tant que phénomènes originels, « elles se font infiniment multiples lorsque, hors de leur état pur et pour ainsi dire abstrait, elles se manifestent dans la réalité, notamment sur les corps où elles s’exposent à mille contingences. Il en résulte une individualisation illimitée qu’aucune langue ni toutes les langues du monde réunies, ne sauraient désigner ». Rappelons que l’œil humain peut différencier près de huit millions de nuances de couleurs.L’expérience sensorielle de « la » couleur dans sa singularité concrète est irréductible à une description abstraite. Le langage, par nature, « généralise », il classe par catégories, à moins d’attribuer un nom propre, ce qui n’aurait pas de sens pour les trop nombreuses nuances de couleurs. Nous ne pouvons  que faire le constat de la difficulté de restituer une couleur, l’expérience vécue de la couleur avec les mots.    Vocabulaire de la couleur Comme pour les odeurs, la langue française manquerait de mots ?"Aucun mot ne saurait exprimer la clarté vaporeuse qui enveloppait les côtes lorsque, par un magnifique après-midi, nous sommes arrivés à Palerme", nous dit Goethe.Faisons l’inventaire des nombreux moyens à notre disposition.  Des termes spécifiques, « directs », sans lien évident, de nos jours, avec un référent et assez peu nombreux : bleu, rouge, vert, jaune, mauve, etc., ce sont les « vrais » mots de la couleur. Notons que le nombre et la liste de ces mots peuvent varier d'une langue à l'autre, d'une culture à l'autre.  Des termes référentiels « concrets » : par association à des pierres précieuses, des végétaux, des matières (coquelicot, saumon, ébène, etc. ) Des  termes référentiels « abstraits », par association avec une idée  : rouge passion, rouge glamour, bleu rêve, blanc pur, etc. Cependant, le langage et, en particulier, le langage littéraire, dispose de bien d’autres ressources et l'on peut déjà préciser notre objectif : partager la couleur avec des mots, suggérer plus que de dire, faire le choix de l’indirect, de l’allusion sans renoncer toutefois à décrire, à chercher la précision, une sorte de ressemblance qui n’est pas celle du « faire voir ». Se servir de vocabulaires spécifiques Une des possibilités qu'offre l'écriture littéraire consiste à utiliser un vocabulaire spécifique et à se servir de son pouvoir d'évocation en l'utilisant dans un autre domaine. Le plus utilisé est celui des pierres précieuses eu naturelles ( lapis-lazuli, cristal de roche, jade, saphir, améthyste...) En voici deux autres exemples :  1. Les couleurs du vin Les couleurs du vin ne se bornent pas au choix classique entre rouge, blanc, rosé, distinction qui porte déjà pourtant en elle tout un imaginaire : fraîcheur associée au rosé, imaginaire de l'été et de vacances, transparence du blanc de sable, puissance  du rouge d'un bourgogne... L'on voit combien l'écriture de la couleur gagne à chercher du côté de la synesthésie, non pas au sens du mélange des sens, mais de leur complémentarité, de leurs possibilités de recréer toute une  "sensation de monde réel" en se renforçant mutuellement. Le domaine des vins est un excellent exemple d'univers synesthésique, car, si le vin, c'est un goût, un degré d'alcool, un arôme, c'est aussi une couleur, des teintes particulières : l'oenologie utilise pour cela un  beau verbe métaphorique : la robe - la couleur- habille le vin. Ainsi, parmi les vins rouges, se distinguent des robes allant du pourpre à l’orangé. Les vins évoluent de phase rubis, vermillon à des grenats et l'étonnant "tuilé" associé à des  reflets bruns ou orangés qui développent des arômes de tabac, de cacao,  de café et de fruits confits. . . Des "rouges " peuvent être dits noirs, orangés, marrons, bleus, violine.  Prendre la couleur - et la matérialité? - de la brique. Avec les vins rosés s'ouvre  un camaïeu qui va  du rose pâle au pétale de rose, au  claret, au rose saumon jusqu'au  rose cerise et même à ces rosés dits "gris". Une sensualité délicate anime ce vocabulaire qui parlera si musicalement de "note" pelure d’oignon et de "note" orangé. Terminons par la déclinaison des blancs qui, étonnamment déploie des jaunes, avec de "jeunes blancs"commençant par du  "jaune vert" "argenté" pour s'adoucir en jaune paille puis  brillant d'un jaune d'or, se corsant jaune ambré ou même jaune topaze et pourront, en vieillissant, devenir des blancs aux reflets orangés, puis cuivrés pour terminer marrosn.  2. Les couleurs des chevaux Moins connues,  les couleurs des chevaux offrent aussi un vocabulaire qui, pour le néophyte, ne fait pas "voir" la robe du cheval, mais sollicite un imaginaire cinématographique ou pictural qui déborde et s'étend vers l'espace et la géographie. Couleurs de western ou de steppes, de grandes chevauchées ou d'amitiés homme-animal, l'alezan, la couleur pie, l'isabelle ont  le luisant du cuir noir, la soie du blanc d'une crinière, l'odeur de paille, de sueur, de batailles ou de fuites éperdues, elles embarquent l'imagination et peuvent donc être utilisées avec profit hors de leur domaine animal. Les mots techniques de la couleur   Il existe un large vocabulaire technique de la couleur comme il existe un vocabulaire spécifique aux sons. La valeur d'une couleur Elle distingue, couleur claire, foncée selon la luminosité entre blanc et noir. On peut retrouver une certaine dimension philosophique aux valeurs de la couleur : classicisme du blanc, épure que l’on retrouve dans les intérieurs design minimaliste, profusion des couleurs, diversité, multiplicité qui peut être envisagée comme un gage de spontanéité (évaluation positive) ou perçue comme bariolée (évaluation négative).Notons aussi l'importance de l’idée de « part d’ombre » qui serait la "condition nécessaire à toute œuvre" pour Goethe. La couleur se fait aussi par la lumière et les jeux de lumière et d’ombres. La table est marron, mais avec le soleil à certains endroits, elle est blanche, de quelle couleur est-elle ? Est-ce que cela va entrer dans ma description ? La couleur dépend des heures, de l’éclairage et pose la question du paraître et de l’être.Le mur est blanc et une partie est à l’ombre, est-il toujours de la même couleur ? Mais ombré ?Relevons les pôles : couleur vive/éteinte. Fraicheur/ombrage. Assombrie, clair-obscur / aveuglante, éblouissante. Terne / miroitant, moiré, éclat…Le mat / le brillant semblent des caractéristiques indépendantes de la couleur :  pourtant bleu mat, vert mat ne sont-ils pas des couleurs différentes que bleu satiné ou vert brillant ? Notons ici l'importance du reflet qui était déjà dans les couleurs du vin ci-dessus : la couleur se fait, se distingue, s'apprécie par sa capacité à capter, à diffuser la lumière.   Le ton ou la tonalité d'une couleur Ton ou tonalité désignent la couleur que l’on voit, alors que le mot « couleur » peut aussi désigner la peinture qui sert à la créer. Les tons se regroupent en champs chromatiques qui se reflètent dans le langage. Par exemple, couleurs chaudes et froides avec tout le vocabulaire associé, du glacial au brûlant. Dans le disque chromatique, les tons proches du pôle orangé sont dits chauds et ceux proches du pôle bleu sont dits froids. Les tons situés à mi-chemin, gris, pourpres et verts, n’ont pas de « chaleur » en eux-mêmes, mais on peut dire de n’importe quel couple de tons que l’un est plus chaud que l’autre. On « réchauffe » et on « refroidit » des tons en y ajoutant une couleur proche qui les rapproche des pôles orange et bleu.   Valeur esthétique et quasi "éthique" de la couleur   Il existe une ambivalence de la couleur : pureté / sensualité ou sauvagerie / sagesse. Quelle différence existe il entre sombre et noirâtre ? Du négatif circulerait par la couleur quand elle est ainsi dévalorisée  : le rougeâtre, couleur de bâtardise, une  couleur peut-être salie ou épurée.Valorisation de la couleur originelle / sophistiquée, primat de l'authenticité, justesse de la couleur naturelle / couleur chimique, synthétique, artificielle. Pigments contre colorants? On peut faire ici un parallèle avec la distinction Majeur / mineur en musique.Autres polarités : - Concentration ou dilution de la couleur comme des formes d'activité/ passivité ? - Transparence / opacité . Apparition /disparition. - Netteté  /flou. - Vulgarité / Délicatesse?    Nuances et teintes  Ce sont les petites différences entre des tons de même désignation. Le langage professionnel des coloristes a développé bon nombre de termes d’usage pratique qui n’ont pas nécessairement de définition précise et universelle : bleu de Prusse, cyan… Ces noms ne sont maitrisés que pas les peintres ou les teinturiers, ils gardent, en dehors de la couleur spécifique associée, un pouvoir d’évocation et d’activation de l’imaginaire en dehors même de toute précision. Les mots désignant les teintes de couleurs sont parfois utilisés pour leur sonorité, aimés, choisis et placés pour eux-mêmes, pour leur dimension expressive et poétique.    Description par l’effet produit  : la couleur comme activité Le regard, la perception sont transformés par la couleur. On trouve ici tout un vocabulaire qui permet de préciser cette "activité" de la couleur :- Force, violence, douceur de la couleur : couleur équilibrée et couleur détonnante- Couleur agressive, délicate, fragile, criarde, glaciale, reposante, somptueuse, solennelle, agréable, désagréable, magique, inquiétante…- Couleur-matière et qualités tactiles : profondeur, surface, texture en lien avec la matière qui la porte... Rugosité, couleur granuleuse / lisse, douce… - Masse colorée : couleur épaisse.  - Bande, étroitesse... la couleur dépendrait de son déploiement : l'adjectif chatoyant s’emploie pour une grande surface, tandis que scintillant serait pour une petite surface ?-  Couleur brisée, cassée ?   Dimension vibratoire de la couleur L'on retrouve ici, que même avant de disposer de l'explication scientifique de la couleur, on a pu lui associer une dimension vibratoire.   Polarité électrique de la couleur : le plus, le moins et leurs effets attraction / répulsion.Notons les termes intensité, irradiation, énergie, pulsation, couleur tremblante… Incandescence !Il faut ici rappeler l’importance de la notion de saturation. Le degré de saturation d'une couleur est une mesure de son intensité ou de sa pureté. En termes simples, il indique à quel point une couleur est éloignée du gris.  Une couleur très saturée sera vive et éclatante, tandis que faiblement saturée, elle paraitra plus atténuée.   Unité ou variation, composition colorée Les enjeux sont nombreux : monochromie, polychromie, uniformité, dégradés, couleurs fondues, couleurs heurtées, transition ou coupure, couleurs mélangées, côte à côte, juxtaposées, couleurs qui se frottent, se repoussent...La page est blanche ? Est-elle uniforme ? Si je peignais devrais-je mettre du gris ? Et pourtant j’en reste là, malgré les ombres, les tâches : « la page est blanche. »On retrouve ici la dimension d'évaluation liée aux couleurs : ordre / désordre, unité, harmonie, camaïeu, contraste et puis l'idée de bariolé, de bigarré, de barbouillé... La couleur se fait lieu de polarité, d’opposition entre pureté / mélange, combinaison. Les couleurs se rencontrent, interagissent : se renforcent, s’éteignent…Question de l’harmonie : degré, gradation, spectre,  groupe de couleurs, règles physiologiques ou règles non fondées, conventions culturelles  ? Pas de fondement, mais effort, cohérence, un refus du n’importe quoi ? Existe-t-il une « logique » des couleurs ? Ou est-ce une limite à la liberté ?   Adjectifs ou substantifs modulent l'évocation de la couleur L'on peut par exemple s'interroger sur la différence entre l’or et le doré ? Le nom évoque une substance, une essence (Le bleu, Le noir..), il est du côté de la matière tandis que l'adjectif par sa natre de qualificatif reste du côté de la surface, de l'artifice, du non essentiel.   Couleur et temporalité Persistance, constance, stabilité, couleur qui vit, couleur mouvante, fixe, mourante, couleur morte, figée, fuyante, couleur vide, couleur pleine, se déploie toute une vie de la couleurCouleur rime parfois avec fragilité : trace, vestige, preuve, nostalgie. Lien avec l’éphémère ?   Voir les couleurs avec les yeux du peintre Certaines des distinctions précédentes sont inséparables des techniques de peintres : reflet lumineux dans le clair-obscur, juxtaposition (impressionnisme) par tâches, pointillisme, traitement par aplats, formant un glacis… et puis les pigments, les surfaces,les  transitions, les discontinuités, comme chez Cézanne.Que signifie voir une « impression de couleur » ? Le pointillisme est-il plus proche de la réalité ?  La couleur se précise aussi avec le vocabulaire de la composition: couleur de premier plan, d'arrière-plan. Horizon, géométrie, point de fuite... le regard et les recherches des peintres démultiplient les mots de la couleur et les questionnements sur les sensations colorées et les formes qu'elles dessinent, et, in fine, sur notre accès à la réalité.  Et puis il y a "la tache" : est-ce un morceau de couleur séparée?  Pourtant un tableau n’est-il pas un ensemble de taches?   Ces questions mériteraient un et m^me plusieurs articles chacune, j'y reviendrai... Métaphores, comparaisons, synesthésies Comme pour les sons, les figures de style sont un moyen de partager une teinte colorée :- Métaphores musicales et couleur Harmonie, cuivre, bois, orchestration colorée, accord, justesse, dissonance, baroque, jazzy, grinçante, mélodique, tonalité… - Parallèle de la couleur avec la nourriture  Couleur gourmande, épicée, fade, insipide, acide, appétissante, amère, délicieuse, nauséeuse… Couleur qui relève l’ensemble, l’affadit ? - Personnification Couleur nue, bienveillante, gracieuse, noble, puissante, vigoureuse, enjouée, joyeuse, mélancolique, digne, hardie, soumise… Couleur vulgaire ? Couleur blême.Animale : plumes, pelages… Imagerie du peuple, de la société : guerre et paix des couleurs, union, rencontre, alliance de pigments… Négociation ?Noms de matière, d’objets, placés en position d’adjectifs, accolés (voir exemple de Fromentin) Jeux de langage « Tirant sur, tirant vers » : on définit parfois le lilas comme un bleu tirant sur le rouge et le blanc, quel est le sens de ce mouvement de la couleur ?  Se représenter un orange tirant vers le bleu ou un violet tirant vers le jaune ? Est-ce possible ?Il y a aussi l'énigmatique demi-teinte… L'écriture des couleurs offre  une grande zone de liberté et d'invention (je vais mettre ces jours-ci en ligne un article sur la couleur chez Michel Castanier et chez les surréalistes.) L'on peut surprendre avec des couleurs inattendues ou oxymoriques : un gris ardent est-il possible ? Une lumière brune ? Le gris est parfois lumineux… Ou des effets inattendus : contraire à la norme admise ? « Les feuilles ivres-rouges des platanes tardifs  » Botho Strauss Poser autrement la question de l'écriture de la couleur ? Après avoir cherché à lister les moyens d'écrire la couleur, le problème ne serait-il pas, finalement,  mal posé : les mots ne font pas "voir" les couleurs, ils suscitent les associations,  font référence à une expérience commune et personnelle: le "ciel bleu" ne fait pas voir du bleu et pas même un ciel bleu, mais foit vibrer tous les moments où le ciel a été bleu pour le lecteur : plus qu'une couleur, une atmosphère, des attendus de beau temps, l'idée du ciel sans nuages...  La couleur, ce n'est pas un adjectif, une qualité, c'est un imaginaire, ce n'est pas une onde, c'est une circonstance, une donnée de l'expérience, un morceau de l'immense puzzle du souvenir et du vécu. J'y reviendrai...    {loadmoduleid 197} 
25 octobre 2025
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Les couleurs dans "Un été dans le Sahara" d’Eugène Fromentin Eugène Fromentin (1820-1876) est un peintre et écrivain français, figure majeure de l'orientalisme au XIXe siècle. Né à La Rochelle, il voyage en Algérie qui le fascine et lui inspire ses deux grandes œuvres littéraires : Un été dans le Sahara (1857) et Dominique (1863). Son style, poétique et introspectif, capture les nuances de la lumière et les couleurs si particulières des paysages du Maghreb. Attentif aux hommes, à leur culture et à la vérité des paysages, il parvient, le plus souvent, à éviter les stéréotypes exotiques de son époque.   Le projet de Fromentin est clair : « Je voudrais rendre sensibles les choses que je vois et, pour ainsi dire, les faire revivre à l'esprit comme aux yeux de ceux qui les ignorent ».  Mais, peut-on faire voir une couleur à celui qui ne l’ a pas sous les yeux? Voici des exemples de cette recherche d'évocation des paysages et des hommes par la couleur :  Un village : « Blanc, veiné de brun, veiné de lilas et qui semble taillé dans un bloc de porphyre ou d'agate tant il est richement marbré de couleurs, depuis la lie de vin jusqu'au rouge sang. » La petite cité nomade en déménagement: « Un assemblage de toutes les couleurs : du damas citron, rayé de satin noir, avec des arabesques d'or sur fond noir, et des fleurs d'argent sur le fond citron ; une touche en soie écarlate traversé de deux bandes de couleur olive ; l'orange tendre avec des verts froids ; puis des coussins mi-partie cerise et émeraude, des tapis de haute laine et de couleur plus grave, cramoisis, pourpres et grenats. » Ici, la couleur résume la chose et permet la construction de paysages vus de loin et de ressentir le temps de l’observation, elle fonctionne comme un instrument d’optique, construit la perspective, elle dynamise la description, car elle s'inscrit dans une perspective temporelle. Il s’agit d’un usage impressionniste des couleurs dont la succession donne 'impression d’une progression narrative. Fromentin voit « filer sur les longues perspectives les burnous blancs, les croupes luisantes, les selles à dossier rouge ».  « Il n'y a que le Dar Sfah qui soit blanc et l'ancien bain de Ben Salem qui soit peint. Le reste est gris, d'un gris qui, le matin, devient rose ; à midi, violet ; et, le soir, orangé. » Inventivité dans l’évocation des nuances: couleur « d'un petit jonc » ou « de cendre chaude ». La vallée du Chéliff : « ni rouge, ni tout à fait jaune, ni bistré(e), mais exactement couleur de peau de lion ».   Fromentin décrit des chevaux aux marges du rationnel, presque surréels : « Les blancs étaient couleur de neige et les alezans couleur d'or fin. D'autres, d'un gris foncé, sous le lustre de la sueur, devenaient exactement violets ; d'autres encore [...] auraient pu audacieusement s'appeler des chevaux roses. » « J'ai commencé par voir tout bleu, puis j'ai vu trouble ; au bout de cinq minutes, je ne voyais plus rien du tout. Le désert était extraordinaire. » Un rapprochement avec l'écriture de la couleur chez les surréalistes est légitime : l'on retrouvera la couleur « d'or vert » chez Boris Vian !     {loadmoduleid 197} 
12 octobre 2025
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Comment commencer ? "Ami lecteur, t’attendrais-tu par hasard à me voir commencer cette historiette par : « La lune pâle se levait sur un ténébreux horizon… » ou par : « Trois jeunes hommes, l’un blond, l’autre brun et le troisième rouge, gravissaient péniblement… » ou par… Ma foi, non ! tous ces débuts, étant vulgaires, sont ennuyeux et, puisque je n’ai pas assez d’imagination pour te jeter sur la scène de mon récit d’une manière un peu neuve, j’aime mieux ne pas commencer du tout et t’avertir tout bonnement que Matteo Cigoli était, de l’aveu général, le meilleur garçon, le plus gai, le plus actif et le plus spirituel qu’eût produit son village, situé à quelques lieues de Bologne. Au moment où nous le ramassons sur la grand’route, il est dix heures du matin ; le soleil brûle la poussière et Matteo vient de faire ses adieux à monsieur son père. Que de tendresse dans ces adieux !"  Incipit de Scarmouche, roman  d'Arthur de Gobineau, 1843. Aragon évoque à juste titre "l'inquiétude qui s'empare  de l'écrivain devant le caractère conventionnel que semble prendre nécesairement l'amorce, l'incipt de tout écrit." Et  si l'on se place  du côté du lecteur, commencer à lire une nouvelle, un  texte,  un roman, un chapitre, c’est franchir un seuil et l’auteur doit réussir à attirer le lecteur de l’autre côté. Pendant ce court instant, le temps de lecture de ces premières phrases que l’on appelle l’incipit, le lecteur laisse à l’auteur le bénéfice du doute, il laisse sa chance au texte qui  doit lui. donner l’envie de poursuivre. On peut penser à l’idée d’apéritif, il faut ouvrir l’appétit du lecteur par un début incisif qui aiguise sa curiosité, le prend dans son  rythme, le touche ou le charme par son style. Alors, par où commencer ?  Comment établir ce premier contact décisif, comment construire ce lieu de passage ?  Par quoi « attraper » le lecteur ? Comment éviter des formes trop conventionnelles ? Etre original et séduisant?  Il n’y a pas de « recette », mais différents types d’ouvertures, d’amorces, peuvent être repérées.  Rappelons les mots d'Aragon : ces première phrases ont un  rôle "d'initiatrices", il leur attribue une "espèce de signification magique" un peu comme un "Sésame, Ouvre-toi !"  Cherchons donc à identifier quels pourraient être les ingrédients à notre disposition pour cette sorcellerie incitatrice... Alternatives  fondamentales  :  1.    Décrire le contexte : annoncer les thèmes, informer le lecteur, présenter le sujet, les personnages… L’objectif est alors d’intéresser, d’attirer la curiosité par un thème, une histoire, une personnalité. Il s'agit d'accrocher le lecteur par des explications, par ce qui est raconté plus encore que par la manière de le faire. 2.   Entrer directement dans l’action, sans information préalable, ce que l’on appelle commencer « in Medias res », l’objectif étant alors de dramatiser, de surprendre ou encore d’étonner : de plonger le lecteur dans une scène comme s'il y participait. 3.   Ni contexte ni plongée dans l’action : partir d’ailleurs, bousculer le lecteur par une formule, un élément étonnant. Les objectifs de ces deux dernières stratégies se recoupent, seuls les moyens divergent. L'on peut aussi exprimer ainsi les trois grandes rubriques précédentes  : —    Entrer dans le vif du sujet / poser un cadre / jouer avec le langage.  —   Une autre grille de lecture qui se recoupe partiellement avec les précédentes pourrait s'organiser autour de l'envie de :                      - s’adresser à l’esprit du lecteur  : par l’étonnement, le paradoxe, l’expression originale, la situation…                      -  s’adresser à ses  sens : par le pouvoir évocateur des mots, par leur musicalité, le rythme du style...                      - s’adresser à sa curiosité, à son goût pour l’identification au personnage, au goût pour les histoires.   La plongée brutale La première phrase plonge directement dans une scène : il s’agit de prendre le lecteur par surprise, on pourrait dire « en traitre », d’éliminer les prémisses ! L’auteur saisit le lecteur par le collet, c’est le un début « in medias res » « au milieu des choses », procédé déjà présent chez Homère, sans préambule, sans explication préalable de contexte.   Entrer directement dans l’action :  —  Vers dix heures et demie du soir, le soldat X, sentinelle sur le chemin de ronde de l’enceinte du fort vit une ombre noire se glisser au fond des douves et grimper le long du talus.           Buzzati, Le Dernier combat —   Et c’est ainsi que j’allais chez ce Torriani qui travaillait aux forages du métropolitain milanais…          Buzzati, Le secret —    Les deux jeunes filles ont décidé de se rencontrer là, à l’endroit où la rue de la liberté s’élargit pour former une petite place.                           Le Clézio, La Ronde —   Ma mère est debout, découragée, devant la fenêtre. Elle porte sa « robe de maison » en satinette à pois, sa broche d’argent qui représente deux anges penchés sur un portrait d’enfant, ses lunettes au bout d’une chaîne et son lorgnon au bout d’un cordonnet de soie noire, accroché à toutes les clés de porte, rompu à toutes les poignées de tiroir et renoué vingt fois. Elle nous regarde, tour à tour.           Colette, La Maison de Claudine —  Ils étaient allongés côte à côte, nus sur le drap bleu pâle et ne se touchaient plus.                       Marguerite Duras Utiliser le participe présent pour donner l’impression d’assister eu mouvement : —  La Teuse, en entrant, posa son balai et son plumeau contre l’autel.                               Zola, La Faute de l’abbé Mouret Par un dialogue, une réplique : — Il n’y a rien pour le dîner, ce soir… Ce matin, Tricotet n’avait pas encore tué… Il devait tuer à midi. Je vais moi-même à la boucherie, comme je suis. Quel ennui ! Ah ! pourquoi mange-t-on ? Qu’allons-nous manger ce soir ?                                           Colette, Amour — Ce que je veux vous apporter c’est de l’eau claire. À peine ça. Mon ami le fontainier m’a dit….                 Jean  Giono,L’eau vive —   LUI : Tu n’as rien vu à Hiroshima. Rien. ELLE : J’ai tout vu. Tout.                          Marguerite Duras, Hiroshima mon amour —   Veux-tu lire ce qu’il y a d’écrit au-dessus de ta partition ? demanda la dame. Non,  dit l’enfant.                             Marguerite Duras, Moderato cantabile —   Elle ne se rend pas compte-dit-il, elle ne se verra pas mourir.                                                        Madame Dargent, Bernanos Notons quel les deux protagonistes de l’histoire sont déjà dans cette première phrase. Par une adresse : Rendre le lecteur acteur par le « vous », le « nous », le « on » ou par des modes interrogatifs, exclamatifs, impératifs, des démonstratifs et prénoms personnels énigmatiques, donner au lecteur l’idée qu’il fait partie de la famille, du récit… — « Bienvenue à l’ombre »      ; « Mettons que Firmin… »                       Le Grand Pardon de Marcel Arland — Commencez par casser tous les miroirs de la maison, laissez pendre vos bras, regardez vaguement le mur, oubliez-vous.    Julio Cortázar, Cronopes —  Pensez-y bien, lorsqu’on t’offre une montre on t’offre un petit enfer fleuri….                                                Julio Cortázar — Très tôt le matin empruntez le macadam. Prenez une route tortueuse où les mares d’eau et les nids de poule sont aussi profonds que des pièges pour éléphant.                    François Nkémé, La Tragédie du chef Par un paradoxe, une présentation laconique qui n’explique rien, un exemple étonnant :  —   Ma fidèle secrétaire est de celles qui prennent leur rôle au pied de la lettre et l’on sait bien que cela signifie passer de l’autre côté, envahir les territoires, plonger les cinq doigts dans le verre de lait pour en retirer un malheureux petit cheveu.                               Julio Cortázar    —   Je m’appelle Laeticia Lizardi et je déteste le chat de ma mère.                       Carlos Fuentes, La Chatte de ma mère                           Le chat aura un rôle central dans le destin de cette héroïne. Notons l’importance du premier mot : Par exemple le « Quand » de Zola dans « la Faute de l’abbé Mouret », une façon de poser le temps comme un socle : —  Quand l’abbé Mouret ne sentit plus la Teuse derrière lui, il s’arrêta, heureux d’être enfin seul.   Le bain progressif L’attaque au cœur de l’action ou l’électrochoc ne sont pas obligatoires, on peut commencer par une introduction classique : description du personnage, du lieu, d’un détail ou de ce qui va être essentiel dans la nouvelle et ainsi créer une atmosphère. Le risque étant que le bain progressif soit un peu émollient ou trop banal . Par exemple, commencer ainsi une histoire qui se passe dans un village peut sembler "naturel"    : « Le village s’étendait sur une vaste superficie de chaque côté de la route », est-ce la meilleur solution ? Commencer par une description ou l’indication du lieu, du temps qu’il fait, mérite, et l'on peut même dire exige, de trouver une formulation originale, à moins que la banalité du début ne soit qu’un piège pour faire entrer sans crier gare dans une histoire extraordinaire. Toutes les stratégies sont permises, mais il vaut mieux en avoir une ! Une description qui « accroche » : —   Cette détestable peinture représente une veillée funèbre sur les bords du Jourdain.               Julio Cortázar, Cronopes —   Dehors, quelqu’un enfonçait des clous dans du bois dur, épais, un homme qui devait bricoler après son travail, vers six heures en juin. Les cerises étaient mûres dans les arbres, les roses entre deux floraisons, un orage avait ravivé la lumière et redonné de l’air à l’aube. On entendait aussi des enfants jouer contre les haies des jardins, devant les portes métalliques des garages où un ballon rebondissait quelquefois, tapage qui déclenchait des jurons, des menaces, criés par les fenêtres ouvertes derrière les stores abaissés là où donnait le soleil encore haut et chaud à cette heure.                Hélène Lenoir, Le Magot de Momm —   Sur un champ de bataille, un de ceux dont personne ne se souvient, là-bas, à la page 47 de l’Atlas où il y a une grande tache jaunâtre avec quelques noms contenant beaucoup de « h, » éparpillé ça et là, on a trouvé l’autre jour, lors d’un sondage effectué en vue d’une éventuelle prospection géologique, on a trouvé un général.                      Général inconnu, Buzzati Une ouverture, une annonce par un détail  ou des détails qui créent une ambiance particulière : —  Les voiles sans mouvements pendaient collées contre les mâts ; la mer était unie comme une glace ; la chaleur étouffante, le calme désespérant.                   La partie de Tric trac de Prosper, Mérimée 3. Intriguer, choquer ? Être obscur Semer un mystère qui sera éclairé ensuite, un commencement énigmatique, un hybride entre « seuil » et « boite noire ». Il s’agit de trouver quelque chose qui étonne : paradoxe, détail insolite, contradiction apparente avec le titre ou le contexte.  Commencer au milieu de nulle part, attisant la curiosité du lecteur qui va avoir envie de continuer pour reconstituer les événements antérieurs qui lui manquent comme ici dans une atmosphère spectrale, presque fantastique. —  Encore une figure blonde qui pâlit, se détache et tombe glacée à l’horizon de ces bois baignés de vapeurs grises.                             Gérard de Nerval, Promenades et souvenirs. — L’extraordinaire arriva lors de ma troisième séance chez Gustav Von Seyfertitz, mon psychanalyste venu d’ailleurs.                   Ray Bradbury, Meurtres en douceur — J’aurais dû prévoir l’étrange explosion.                    Julio Cortázar, Cronopes —  En un certain village d’Écosse, on vend des livres avec une page blanche glissée au milieu des autres. Si un lecteur débouche sur cette page quand sonnent trois heures, il meurt.       Julio Cortázar —  Quelle merveilleuse occupation que de couper une patte à une araignée….                            Julio Cortázar —  « Ça pue le bon Dieu, ici ! »                        Bloy, La Femme pauvre   Une  généralité qui englobe le lecteur : — Qui peut échapper à ce que dit le mot désir ? Ni le vêtement, ni le silence, ni la nuit, ni les fards, ni même les pensées volontaires ne dissimulent tout à fait la honte des fantasmes qui nous affolent. La femme ou l’homme qui implorerait pitié pour son désir implorerait en vain.          Augustina Izquierdo, L’Amour pur La généralité avec le « c’ » le « ça », une généralité intrigante :  — C’était une de ces jolies et charmantes filles, nées, comme par une erreur du destin, dans une famille d’employés.                  Maupassant, La Parure — Ça ne pouvait pas durer toujours. Lullaby le savait bien.                                  Le Clézio, Lullaby  —  C’était comme si personne n’avait entendu.                                Robbe Grillet, Le Voyeur La généralité étonnante, paradoxale : —  On ne meurt pas souvent.                                    Michel Castanier —  Les fourmis mangeront Rome, c’est écrit.                            Julio Cortázar Le récit emboité : quelqu’un raconte ou lit une lettre, un article de presse, répète ce qu’il a entendu… — Je ne sais pas si je vous enverrai cette lettre, je vous en ai déjà écrit trois, mais, ou je me suis…                                              Shuzaku Endô, Le dernier souper   Autres pistes.   -     Par l’introduction directe du personnage central, mais pas à la manière d’un contexte « classique » : lieu, temps… en cherchant une  une forme d'’expression rapide, vive : le contexte est posé de façon condensée.  Entre banalité et proximité, quelque chose se pose ou s’absente dès le début, le personnage est là, mais il échappe, déroute. —  Dès son plus jeune âge, à peine sortie de la prime enfance, Sonietchka s’était plongée dans la lecture. Son frère aîné Ephrem, I'humoriste de la famille, ne se lassait pas de répéter la même plaisanterie déjà démodée au moment de son invention : « À force de lire sans arrêt, Sonietchka a un derrière en forme de chaise, et un nez en forme de poire ! » Malheureusement, il n’y avait pas là beaucoup d’exagération : son nez avait vraiment la forme avachie d’une poire, et Sonietchka, une grande bringue à la forte carrure, aux jambes osseuses et au maigre derrière aplati, n’avait qu’un seul atout : une volumineuse poitrine de femme poussée trop tôt et pour ainsi dire déplacée sur ce corps maigre. Elle rentrait les épaules, se voutait et portait d’amples tuniques, honteuse de cette opulence incongrue par-devant et de cette navrante platitude par-derrière.                           Ludmila Oulitskaïa, Sonientchka  —Le jeudi 24 octobre 1963, à quatre heures de l’après-midi, je me trouvais à Rome, dans ma chambre de l’hôtel Minerva ; je devais rentrer chez moi le lendemain par avion et je rangeais des papiers quand le téléphone a sonné.                                               Simone de Beauvoir, Une Mort si douce : un texte qui témoigne d’une expérience : je et moi sont omniprésents, mais sans se livrer. — Maud ouvrit la fenêtre et la rumeur de la vallée emplit la chambre. Le soleil se couchait.                    La Vie tranquille,  Marguerite Duras — Jérôme est reparti cassé en deux vers les Bugues. J’ai rejoint Nicolas qui, tout de suite après la bataille, s’était affalé sur le talus du chemin de fer.                          Marguerite Duras — Il leur avait semblé à tous les trois que c’était une bonne idée d’acheter ce cheval. Même si ça ne devait servir qu’à payer les cigarettes de Joseph.                     Un Barrage contre le Pacifique, Marguerite Duras — Lol V. Stein est née ici, à S. Thala, et elle y a vécu une grande partie de sa jeunesse.                                Le Ravissement de Lol V. Stein, Marguerite Duras —  Temps couvert. Les baies sont fermées. Du côté de la salle à manger où il se trouve, on ne peut pas voir le parc. Elle, oui, elle voit, elle regarde. Détruire, dit-elle.                                 Marguerite Duras — Un jour, j’étais déjà âgée, dans le hall d’un lieu public, un homme est venu vers moi. Il s’est fait connaître et m’a dit : « Je vous connais depuis toujours. »                                    Marguerite Duras,  L’Amant Un personnage étonnant, une phrase à la fois banale et étonnante —    Voici, accroupi, l’ermite nu qui a dressé contre le soleil le toit de sa chemise tendue entre quatre piquets noueux, le voici accroupi torse nu sur une pierre.                              Botho Strauss   Jeu avec les temps grammaticaux et la chronologie Un travail particulier qui fera l’objet d’un article spécifique : une utilisation ambiguë des temps comme dans l’incipit le plus célèbre de la littérature française : —  Longtemps, je me suis couché de bonne heure.                  Marcel Proust, Du Côté de chez Swann Un autre incipit célèbre, cette fois-ci un jeu avec la chronologie de l'histoire : —  Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendía devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace.                 Garcia Marquez, Cent ans de solitude   Commencer par une allusion à la suite de l’histoire   Une possibilité intéressante, choisir un début à la fois prémonitoire et dissimulé, une ambiguïté, une ironie qui seront compréhensibles par la suite : en plaçant le mot essentiel, une clé encore indéchiffrable dès le début dans le titre… Une fausse évidence annonce, par opposition, la fin de l’histoire, tout le monde aurait dû de douter… — Simon Delambre n’attendit jamais.                Siloé, Paul Gadenne Début d’autant plus paradoxal que le roman sera le récit de la vie d’attente du personnage enfermé dans un sanatorium !   Chez Maupassant  — Personne de s’étonna du mariage de Maître Simon Lebrument avec Mademoiselle Cordier.                     La Dot — C’était un modeste ménage d’employés. Le mari, commis de ministère, correct et méticuleux, accomplissait strictement son devoir.                   Le Million Une allusion à la fin, le mari incapable de faire un enfant à sa femme, sera « aidé » par un ami qui ensuite sera congédié. Fin de la nouvelle : « et il faut entendre Madame Bonin parler des femmes qui ont failli par amour, de celles qu’un grand élan du cœur a jetées dans l’adultère ». — D’une lettre jetée sur la table s’échappe une ligne qui court sur la veine d’une planche et descend le long d’un pied.                                       Julio Cortázar, Cronopes La nouvelle finit par le suicide de la personne qui a reçu la lettre… Une explication de la situation qui sera lourde de conséquences : —  Avant de mourir, la mère d’Alejandro l’avait prévenu de deux choses.                                Carlos Fuentes,  En bonne compagnie Le détail qui crée la progression, concret/abstrait, détail, vue d’ensemble ou l’inverse, ou encore l'impression de mouvement, d'espace  —  Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d’armée en déroute avaient traversé la ville.                            Maupassant ,  Boule de suif Une négation pour un texte qui veut renverser la vision classique d’un rite : les funérailles — On n’y va pas pour….                                    Julio Cortázar, Cronopes   Du point de vue non plus du sens, mais du rythme Le rythme peut contribuer à la force, au « charme » des premières phrases - des autres aussi d’ailleurs ! La sensibilité que l’on pourrait qualifier de « rythmique » décuple le plaisir d’écriture comme de la lecture. En voici quelques exemples : Une seule phrase courte :  — Je détenais une merveilleuse idée.                     L’idée, Buzzati.  —  L’automne était pourpre.                        —   Les idées importantes en général, vous viennent dans votre jeunesse.                           Buzzati. La construction d’un espace et d’une atmosphère par une phrase courte et des répétitions.   — Elle marche sur le sable. Le sable est gris la plage est blanche et grise. La plage immense.                         La Plage, Annie Saumont Une phrase courte puis une longue —  À peine un chant. Une voix psalmodie sans fin, monotone, un peu sourde perdue dans la masse ténébreuse du château.                            Le Grand Pardon, Marcel Arland Une énigme mise en valeur par le rythme et le passage à la ligne : — Le verrait-on venir ? Tout restait sombre sur le plateau, jusqu’aux premières cimes neigeuses des alpes où, une lueur, sous me ciel nocturne, semblait veiller un autre monde. Une phrase longue puis une courte : — Maud ouvrit la fenêtre et la rumeur de la vallée emplit la chambre. Le soleil se couchait.                                           Marguerite Duras Une phrase à deux moments puis une phrase simple : — « Tel qui rit vendredi… », mais je ne riais pas. J’ai même pleuré. Contraste, rupture entre les deux premières phrases : longue puis courte — Une odeur de gazon écrasé traîne sur la pelouse, non fauchée, épaisse, que les jeux, comme une lourde grêle, ont versée en tous sens. Des petits talons furieux ont fouillé les allées, rejeté le gravier sur les plates-bandes ; une corde à sauter pend au bras de la pompe ; les assiettes d’un ménage de poupée, grandes comme des marguerites, étoilent l’herbe ; un long miaulement ennuyé annonce la fin du jour, l’éveil des chats, l’approche du dîner.  Elles viennent de partir, les compagnes de jeu de la Petite.           Colette, La maison de Claudine — Le cœur serré, non pas par le voyage nocturne, par la maison en deuil ou par le corps rigide, serré par un visage jaune et creux que j’ai à peine reconnu. Celui d’une sœur !        Le Grand Pardon de Marcel Arland — Chambres hautes de la maison, les chambres agrandies par un balcon galbé, où la soie rose était encore lisse sur les fauteuils arrondis, aux carreaux desquelles dans les coins des portes-fenêtres le jour ne voulait plus mourir et où les tables restaient une patte en l’air à cause de la déclivité du parquet. Il descendit de ces chambres jusqu’à la terre.              Jean-Loup Trassard, Paroles de laine   Phrases en écho — Elle me regarde. Regardez…                                        Le Grand Pardon de Marcel Arland : — Qui peut être cette promeneuse, qui débouche, là-haut, d’entre les ormes et les vieux charmes ? Une Parisienne en vacances à Clermont ?   Les possibilités d'incipit sont évidemment infinies et j'ajouterai régulièrement à cet article des exemples qui me semblent proposer des options intéressantes à cette "joie des débuts".    {loadmoduleid 197}
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"Nous"

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    « Ma vie n'est pas une existence... – Eh bien, si tu crois que mon existence est une vie... »
    Vivre ? ou exister ? Laurent Fraga ne fera jamais les distinguos célèbres de Mme Raymonde et de Mr Edmond, loin de lui Hôtel du Nord, Le Quai des brumes, Laurent est du pays de la vachette, de la cocarde, des fêtes votives, de la pétanque sur la place centrale, mais aussi, comme la plupart de ses concitoyens, du football au stade municipal et des grandes communions sportives nationales devant la télévision.
    Laurent est d'un village où seules les habitations des notables se distinguent avec quelques attributs décoratifs empruntés à Haussmann. Quelqu'un lui aurait indiqué les moulures en corniches, les feuilles d'acanthe et autres pilastres, il aurait gentiment admis leur existence comme on jette un regard sur ce qui a toujours été là et qui laisse indifférent.
    La maison des Fraga – celle où Laurent voit le jour – réplique ce qui est construit un peu partout dans le village, ni plus ni moins : depuis la rue, une entrée immédiate qui vous plante sans préliminaire au cœur d'une cuisine ou d'une salle à manger. Côté nord, une arrière-cour afin de fuir le soleil estival, et en façade un petit balcon où s'époumonent plein sud de maigres géraniums décolorés. En somme, une maison attachée à ses contiguës comme autant de maillons solidaires.
    Il est fils de Jean-Marie Fraga, postier du village voisin et l'unique fonctionnaire d'une famille de vignerons. Le frère aîné a repris l'exploitation pour produire un vin rosé, précoce et désaltérant, à partir de cépages harcelés par le régime sévère des hivers venteux et glacés, puis des étés brûlants, sans pitié. Plus loin, les marais évaporent leurs eaux saumâtres pour laisser affleurer l'or blanc que les sauniers comme Mathieu, oncle du côté maternel, récoltent avec fierté. Ici, les soirs d'été, dans ce territoire qui annonce la Camargue, exhalent les senteurs de la saumure croupie des roubines et des pins résineux tordus par le mistral. Aux âges encore à un chiffre, il ignore jouir d'une liberté et d'une insouciance propres à sa génération, du temps d'avant les connexions informatiques avec les bruits et les fureurs du monde. Guerres lointaines, catastrophes, attentats... Soucis d'adultes, tout cela : « Qu'est ce que tu fiches avec les grandes personnes ?! File t'amuser ! Allez, ouste ! ». Sommation reçue cinq sur cinq par Laurent et ses copains qui tous aspirent à un peu de sauvagerie. Cela fait une enfance dulcifiée, choyée, préservée des drames. Le quotidien mis bout à bout ferait un patchwork uniforme, il est vrai, mais les aléas des saisons, les fêtes du calendrier, les mille bruissements de la vie d'un village suffisent pour créer un peu de relief ; les gens du coin aspirent ni aux intrigues ni aux coups de théâtre.  Seule ombre au tableau : la scolarité du fils Fraga.

     Maintenant âgé de quinze ans, il est temps de regarder la réalité en face, l'eau a assez coulé sous les ponts, ou dans les marais salants. Un conseil de famille tout en bienveillance décide de mettre un terme aux études laborieuses et mortifères de ce gentil garçon. École, collège sont autant d'entraves à ses besoins de galops libres. À quoi peuvent servir tous les savoirs que ces institutions s'obstinent à lui faire ingurgiter ? Mathématiques, sciences, littérature... Et quoi d'autres ? Jusqu'aux langues étrangères, alors que son occitan approximatif lui suffit pour briller en bonne compagnie de temps en temps. Laurent en sait suffisamment pour se débrouiller seul dorénavant. D'ailleurs, seul il ne l'est pas et ne le sera jamais, c'est une certitude inscrite dans sa chair, de plus, il n'est pas de la race des conquistadors, alors pourquoi s'interroger sur un monde qu'on n'a pas sous les yeux, à portée de mains ? Sa curiosité reste alentour : le village voisin, la côte proche... À quoi bon la Géographie, l'Histoire, la vie des Grands-Hommes – tout cela en majuscules – alors que son futur, depuis la naissance, est engagé dans un terroir comme un soc au départ du sillon. Sa géographie est limitée au sud par le Grau-du-Roi où la grande barque familiale attend qu'on vienne la libérer, le week-end, dès les beaux jours. D'est en ouest son pays est fait de plats et de collines le long de la méditerranée, celle de la côte sableuse et monotone qui démarre à Port-Saint-louis-du-Rhône puis court jusqu'à Argelès-sur-Mer. Ce sont des terres languedociennes et roussillonnaises, encore un peu sauvages.
    Plus haut, il y a l'Ardèche. La cousine Nathalie est tombée amoureuse d'un gars d'Aubenas, alors elle est allée vivre dans son pays à lui et leur rendre visite est une aventure pour les Fraga. Montpellier, Avignon, Laurent connaît. Entendons-nous : il pourrait s'y perdre, sa connaissance est celle du chaland occasionnel qui se déplace par nécessité et non par curiosité.
    L'histoire collective que l'éducation nationale voudrait lui enseigner, celle des manuels scolaires, est avant tout personnelle. Il faut l'entendre rappeler avec fierté les courses camarguaises du papé Félix Mancioli dans les arènes du village, prince des raseteurs années cinquante, recordman des couper et des lever de cocardes, de glands et de ficelles... Les trophées en bronze doré scintillent dans toutes les pièces de la maison Mancioli. Vers douze ou treize ans Laurent s'est un peu frotté aux taureaux cocardiers – que l'on préfère appeler biòus, question de folklore –, mais cela fait beaucoup de sueur, de douleurs, et Laurent n'est pas casse-cou. Voilà tout.
    Autre figure de son histoire : tatie Clémence qui a ouvert sa mercerie en 1962. Laurent aime raconter son parcours avec un petit mouvement du menton qui pourrait passer pour l'affirmation d'une conscience politique. « Elle n'a pas pu avoir un compte à la banque sans la signature de son mari, l'oncle Bertrand. Tu vois l'affaire ? À l'époque ? » Derrière l'indignation il y a surtout la fierté d'appartenir à une branche maternelle aux forts tempéraments. «Tatie, rien ne l'aurait arrêtée ! » C'était l'opinion généralement admise par tous jusqu'à ce que le contexte économique, les grandes surfaces, les choses qu'on jette puisqu'on ne répare plus, interrompent les ambitions de Clémence. Aujourd'hui, à la place de sa boutique on trouve la pharmacie Blaquier.
    « Le fric qu'ils se font ceux-là !! »
    Les grands-hommes célébrés par la nation ont des profils trop flous pour Laurent. Chez lui l'admiration a besoin de la proximité du sang, du cœur. Ainsi ses héros appartiennent à sa lignée, ou bien au village, comme Étienne Noguier, le patron du Grand-Café installé sur la place principale en face d'une arène bricolée avec des gradins métalliques et une vilaine palissade de bois brut – Entre parenthèse : l'édifice nourrit la chronique d'un petit scandale municipal car le provisoire est devenu définitif avec ses marques d'usure et de négligence. C'est cet homme qui propose à Laurent de monter à bord de sa brasserie le temps d'un été. Il a remarqué que le jeune Fraga aime se rendre utile, sans qu'on lui demande, en servant avec soins quelques assiettes préparées par Mme Noguier-mère, ou en regroupant chaises et tables à la fin de la journée. Alors, du haut de ses quinze ans, Laurent ne se fait pas prier et court vers le poste qui lui est offert, d'autant qu'il n'a pas à disputer la place avec le fils du patron, lui, le Grand-Café il s'en fiche, il vise le baccalauréat.
    « Té ! tant qu'il peut étudier, nous, on le laisse faire. S'il se trouve un métier qui lui fait gagner des sous, plus qu'avé le bar, on n'est pas contre. »
    La proposition d'Étienne est accueillie comme la main de la providence qui ouvre grand une porte de sortie, une opportunité d'évasion après quasi dix années d'emprisonnement scolaire. Le mot n'est pas trop fort. Reléguer loin derrière lui les heures d'immobilité vertigineuse face au tableau noir, les odeurs crasses des préaux et des vestiaires collectifs, et se rappeler seulement les précieux moments de haltes dans le commerce d'Étienne, instants volés sur le chemin de l'école, souvenirs des ballots de sciure jaune que le cafetier faisait livrer, énormes colis qu'il voyait transportés à bout de bras sans effort apparent. Un jour, il tentera lui-même la levée et il s'apercevra alors que c'était beaucoup plus gros que lourd. Déception et franche rigolade – « Qu'est-ce que tu croyais ? Ça a l'air de peser une tonne mais ça ne fait que 25 kg ! » Kilo de plomb ou kilo de plumes, quel est le plus lourd ? Les notions élémentaires pénètrent mieux l'esprit lorsqu'elles passent par les bras. Ravissement du jeune garçon devant le spectacle des copeaux résineux jetés sur le sol, mêlant leur parfum aux anis entêtants du Ricard ou du Casanis. Éblouissement face à l'alignement, comme à la parade, des bouteilles d'alcools multicolores derrière Étienne, capitaine souverain aux commandes des pompes à bières : trois poignées en céramique blanche qui puisent dans leurs barriques respectives la blonde, la brune ou l'ambrée. Dés le seuil franchi, les senteurs puissantes des cafés brûlants dans leurs tasses épaisses vertes et blanches, le sifflement des percolateurs en sirènes de paquebots... Bref, le Grand-Café pareil à une extraordinaire machinerie faite de sensations, de parfums, de saveurs inoubliables. Et de majesté !
    Aqui, sian pa bèn?!
C'est une phrase que notre héros aime à répéter, comme une ponctuation, particulièrement quand il s'adresse aux touristes qui depuis quelques années s'arrêtent au village avec l'espoir d'une touche de folklore local. Alors Laurent met en avant son tempérament de cabotin assumé et il fait le malin, debout sur la petite estrade, derrière le comptoir, la tentation est forte d'accentuer les syllabes, de jouer l'emphase méridionale, jusqu'à la caricature. Mistral ou Baroncelli ne seraient pas fiers mais qu'importe. Le succès du petit numéro doit aussi à son charme. Ici, les gars sont beaux. Jusqu'à vingt ans, vingt-cinq ans tout au plus, après ils empâtent. Beaux, cela veut dire bruns de toison et de pupille, que le sourire étincelle sous des lèvres rougies comme après la morsure dans une viande crue – hé oui, nous sommes au pays des corridas saignantes. Ces jeunes mâles ne sont pas bien grands, même s'ils dépassent leurs aînés d'une tête – victoire d'une génération richement nourrie dans un pays en paix depuis longtemps. Les filles, quant à elles, ont une façon presque effrontée de fixer dans les yeux qui semble dire : « Regarde moi puisque je suis belle, mais pas touche ! » Elles appartiennent à leur père et à leurs frères, c'est leur nom qu'elles portent jusqu'au mariage, alors pas question de déshonorer en allant se coucher auprès du premier venu, même s'il est du village. l'Italie et l'Espagne machistes des aïeux circulent encore un peu sous la peau de cette jeunesse.
    Bien que morveux, comme aime à le rappeler son père avec tendresse, au moment de recevoir sa rémunération, une sensation de verticalité dans les muscles lui fait rejoindre le monde des adultes. Première rétribution après un mois de labeur : service au bar, assiettes chaudes le midi, nettoyage à la serpillière, sourires, blagues... Tiens, lui dit Étienne en tendant une enveloppe dans un geste qui inaugure un engagement, une habitude. Laurent en extrait le chèque qu'il plie soigneusement avant de le glisser dans la poche intérieure de son blouson, un sourire de félicité sur les lèvres. Comme il suffit d'un verre d'eau pour amorcer une pompe, le jeune homme sait que d'autres suivront et qu'ils seront les garants d'une indépendance attendue impatiemment. De retour chez lui Laurent brandit fièrement son salaire, puis il ressort fêter l'événement avec Pascal, Jojo et son frère Simon. Ils ont grandi ensemble et tout partagé : bobos, fêtes arrosées, les étapes importantes de la vie ; comme l'ouverture d'un compte en banque auprès du Crédit Agricole.

    Encore une année de patience et Laurent aura atteint la limite de sa scolarité. Pour endiguer son impatience il revient régulièrement donner un coup de main à Thierry, les jours de fêtes, les grands week-ends votifs qui mobilisent tout le village. La joie de servir et d'encaisser les Papés et les Mamés qui l'ont toujours connu ; les commerçants venus dépenser un peu d'argent ; l'équipe municipale ; le maire Benjamin Ariste – celui-ci ne survivra probablement pas aux prochaines élections (toujours cette histoire de provisoire et de définitif). Mais attention ! quand on travaille dans un café, LE café du village, on ne fait pas de politique, comme ils disent, alors qu'ils ne font que cela, forcément, le patron a tout intérêt à entretenir de bonnes relations avec la mairie, on n'est jamais à l'abri d'une requête à déposer : extension de terrasse, horaires d'ouverture et de fermeture... Mais hors question de faire des courbettes, aussi bien le commerçant que l'élu, chacun est conscient de ce qu'il doit à l'autre, tout comme le village sait l'importance d'un Grand-Café car c'est l'endroit où on se montre, on se parle, on s'écoute, le lieu des rendez-vous, des tope là et des rencontres utiles. Laurent a compris tout cela très tôt, c'est ce théâtre permanent qui le fait rêver et qu'il veut rejoindre.
    Est-ce dans ce haut-lieu que Matilda et Laurent se rencontrent ? Il a vingt ans, elle dix-huit, là dessus ils sont d'accord, mais pour le reste... Matilda affirme qu'ils se seraient vus chez des cousins à lui, côté maternel, durant la fête de la musique, qu'ils se seraient un peu pris le bec parce qu'il aurait bu – pas énormément mais un peu trop tout de même –, et qu'il aurait blagué lourdement à propos de sa robe soit disant trop courte comme s'ils se connaissaient de longue date etc, etc. Alors qu'ils se voyaient pour la première fois. Laurent, lui, se souvient d'un samedi après-midi à la terrasse du Grand-Café. Le permis de conduire obtenu la veille, Matilda aurait rejoint son amie Laurie, pour la première fois seule au volant, très fière dans la Renault Clio blanche prêtée par l'oncle. Même qu'elle n'était jamais venue jusqu'ici alors qu'elle habitait le village d'à côté distant de vingt-deux kilomètres. Ce sera leur seul point de désaccord pour toutes les années à venir
    Elle est une fille unique de quatre ans, fragile et timorée, lorsque ses parents divorcent. Échaudée par ce naufrage, il lui faut du temps pour être convaincue que les Fraga, eux, ont le sens des responsabilités comme valeur cardinale. Laurent a une vision claire de ce qu'il veut et de ce qu'il ne veut pas. Pas facile à croire quand on a grandi sur du sable mouvant. Il lui dit : «Pas question d'une vie de quatre pattes, si on se marie c'est pour toujours, avoir des enfants, acheter sa maison, être tranquille et...» Quoi d'autre ? Quoi ?... Non, vraiment, il ne voit pas ce qu'on peut demander de plus. Et puis d'abord la vie on se la fait ! Credo fort rassurant pour Matilda qui a vu ses parents – deux jeunes adultes mal construits –, passer leur temps à se reprocher des responsabilités mesquines de la vie quotidienne. Concluante illustration par l'exemple que l'amateur d'embrouilles finit toujours par en avoir. Cet aphorisme cher à Laurent justifie sa volonté de fréquenter la belle-famille le moins souvent possible. Promesse tenue, comme toutes celles qu'il fait.

   Et c'est le temps qui court, qui court... Il l'a écouté jusqu'à usure du disque ce tube des années soixante-dix, une adaptation d'un prélude de Chopin – cela il l'ignore –, une version disco par Donna Summer, puis celle d'Alain Chamfort:
...Parce que le temps qui court, court, change les plaisirs;
Et que le manque d'amour nous fait vieillir.
À l'heure qu'il est, mes voitures de plastique
Sont devenues vraies depuis longtemps
Et finalement, les affaires et l'argent
Ont remplacé mes jouets d'avant...

    Des paroles et une mélodie pour ses rares moments de mélancolie, quand arrive l'hiver, que les clients se dispersent et qu'il y a moins à faire. Laurent a compris depuis longtemps que le verbe faire est le meilleur remède au spleen.
    Le temps qui court, court
et fait naître quelques changements dans l'équipage du Grand-Café. D'autres visages sont arrivés, comme celui de Patricia la jeune fille qui sert les clients attablés en terrasse, et puis celui de Sébastien le jeune homme à l'œuvre derrière le comptoir. Ils ont une vingtaine d'années, Laurent a trente ans. Les deux recrues le nomment patron, puisque plus personne ne l'appelle par son prénom, et à chaque fois il bombe le torse et ses yeux brillent encore d'avantage. Il discute avec un client près de la porte d'entrée, il rit, parle fort, tout en regardant à droite de la rue, puis à gauche, comme s'il guettait quelque chose ou quelqu'un, peut être les deux. Un camion arrive et stationne devant la brasserie. Il surveille sans relâche le déchargement des barriques de bière et de soda. Un coup d'œil à la Rollex de son poignet ; Matilda ne va pas tarder à arriver de l'école avec leurs deux enfants ; sept et cinq ans. À peine descendus de voiture, voilà qu'ils galopent entre les tables et les clients de midi, s'approchent dangereusement de la terrasse et alors il faut donner de la voix : « Sacha ! Anaïs ! » Chaque jour le même manège, tant et si bien que personne au village ignore leurs prénoms : « Papa a interdit la terrasse, à cause des voitures ! » Deux êtres supplémentaires à son Nous ; Nous la famille, Nous les gens d'ici... Le Grand-Café est la scène de sa réussite, de son bonheur : ballet de Matilda courant derrière ses petits, éclats de voix de Laurent sur tous les tons – lorsque ce ne sont pas les clients –, avec des points d'exclamation, des apostrophes, des guillemets pour déguiser la fierté et l'amour paternel sans trop les dévoiler. Comme tous ceux de leur âge, bientôt les péquélés auront leurs téléphones portables, modèles juniors. Laurent n'a jamais cherché à se distinguer de ses semblables, il ne va pas commencer maintenant, et puis il s'en passe des drôles un peu partout : des agressions sexuelles, des bombes dans les écoles...
    Parmi les habitués, les anciens ne viennent plus, le village les enterre gentiment et devant le malheur des autres Laurent croise les doigts, le majeur sur l'index, puis caresse la petite croix camarguaise en argent qu'il ne retire jamais de son cou ; deux précautions valent mieux qu'une. Au fil du temps une génération disparaît pendant qu'une autre arrive. Ce sont souvent des inconnus, mais aussi des enfants du pays venus s'installer dans une maison reçue en héritage et que Laurent est heureux de retrouver. Une nouvelle population qui fait du village une cité dortoir. Le platane, Dieu merci, est immuable avec sa cigale stridulante. Un jour, un client de passage dit qu'il en existe un peu partout dans le monde, qu'il en a entendues au sud de la chine et aussi en Australie. Cet insecte ne serait pas l'emblème exclusif de son sud, le porte-voix de son identité méditerranéenne ? Déçu, mais vite consolé, cette réalité trop exotique ne peut menacer l'univers de Laurent.
    Depuis plusieurs années des rénovations, ou des reconstructions, fleurissent dans les ruelles, chacun y va de ses savoir-faire, de son temps libre, grâce à Castorama, Brico Dépôt et autres supermarchés du bâtiment qui ne manquent pas autour du village, faire soi-même coûte moins cher que de s'en remettre à un professionnel. Laurent sait tout cela par cœur, depuis le Grand-Café il suit les chantiers des uns et des autres avec intérêt, et avec inquiétude quand il s'agit des petits commerces qui laissent leur place aux grandes enseignes. Le café, lui, résiste. Jusqu'à quand ? Vaste sujet de conversation quotidien autour d'une 1664, d'une Leffe, d'un pastis. Qu'importe, le grand Fraga devenu bedonnant, à l'image du petit à mine grise sur les bancs de l'école, continue d'avancer avec la force du Nous qui fait de lui, depuis toujours, un imperturbable.

    C'est une fin d'automne propre à un pays exubérant. Après les pluies violentes qui récurent la campagne, voici le retour d'un ciel bleu que la nuit grignote chaque jour davantage. Pour Laurent, cela pourrait être le temps de regretter un été qui n'est définitivement plus, l'occasion aussi de fredonner sa petite chanson, mais point de nostalgie car Noël est en ligne de mire du bouquet final de son année de labeur, de la célébration de son bonheur, du point d'orgue de son Nous, le tout guirlandé et poudré d'or comme la grande crèche installée au fond du café.
    Encore une semaine à attendre, impatiemment.
    Les habitués – trois ou quatre, guère plus – se lèvent de la table qu'ils occupent pour le déjeuner et se dirigent vers le fracas, le bruit d'une chute venu de l'arrière salle. Une femme d'environ soixante ans en sort, titubante, une main sur le front, une autre contre le ventre. C'est Matilda. Des bras amis la soutiennent pendant que d'autres continuent à guetter au-delà, derrière elle. Nathalie, la cousine revenue au pays depuis son divorce, réapparaît de la pièce obscure le visage blême, elle fait des gestes des deux mains qui semblent dire la fin de quelque chose. Certains comprennent qu'il s'agit du patron, effondré là, au milieu de son stock, pour toujours.
    Même ceux qui n'entrent jamais dans le Grand-Café et qui regardent de loin la foule massée sur le parvis de l'église se retrouvent solidaires, presque malgré eux, d'une communauté affligée. Sacha et Anaïs, deux jeunes adultes près de Matilda, tous trois enveloppés par le murmure des consolations. S'il y avait une caméra pour saisir ces instants elle s'éloignerait maintenant et ferait entrer dans le cadre un ciel azurin, sans tâche, au-dessus du village immobile.

    Vie ? Existence ? La réponse était dans les yeux de Laurent. Revenir en arrière, s'approcher plus près, voir briller entre les cils la fierté du travail accompli chaque jour. Noter la démarche et les gestes mille fois répétés, le port de tête, un peu d'arrogance. Laurent c'était un village, une brasserie, une famille, un être qui a vu le jour et qui a grandi au bon endroit, au bon moment, avec les bonnes personnes. Un Nous, toute une existence.
Toute une vie.









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"Si vous avez quelque chose à dire, tout ce que vous pensez que personne n'a dit avant, vous devez le ressentir si désespérément que vous trouverez un moyen de le dire que personne n'a jamais trouvé avant, de sorte que la chose que vous avez à dire et la façon de le dire se mélangent comme une seule matière - aussi indissolublement que si elles ont été conçus ensemble."  F. Scott Fitzgerald

"Le romancier habite les seuils, sa tâche est de faire circuler librement le dedans et le dehors, l'éternité et l'instant, le désespoir et l'allégresse."  Yvon Rivard

" La vie procède toujours par couples d’oppositions. C’est seulement de la place du romancier, centre de la construction, que tout cesse d’être perçu contradictoirement et prend ainsi son sens."  Raymond Abellio

"Certains artistes sont les témoins de leur époque, d’autres en sont les symptômes."  Michel Castanier, Être

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"Un livre doit remuer les plaies. En provoquer, même. Un livre doit être un danger." Cioran

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