Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le ...
Un grand hôpital blanc, voilà le lieu où je me trouve. Blancs les murs, blanches les blouses des infirmières. Le blanc égale l'absence. Le blanc égale le rien, le non- être. Un mariage blanc, c'est un mariage qui ne se concrétise pas. Une voix blanche, on ne l'entend pas. Dans un grand hôpital blanc, on est dans un non-lieu. Ce n'est pas l'enfer, certes pas le paradis non plus. Ce sont plutôt les limbes, l'univers des bébés morts sans connaître la vie que donne le baptême.
Pourtant, depuis ce matin, c'est différent. Je suis ici pour troubles psy. Jusqu'à hier, j'étais dans les délires.On m'a donné à jeun un médicament amer et magnifique, j'ai émergé dans la lucidité.
J'ai eu la visite de l'interne. Il porte une blouse blanche, comme les infirmières. Il a les cheveux très noirs. Et les yeux aussi. Vu dans son ensemble, l'interne est noir blanc. Ce n'est pas la première fois que je l'ai vu mais, dans sa réalité vraie, si.
Les murs ont également changé. Leur opacité blanc lait est maintenant légère et un peu lumineuse. La blouse de l'interne aussi est lumineuse. Il a un regard comme sa blouse, comme les murs, non pas blanc blouse mais lumineux blouse mais lumineux mur. Quand, sous l'effet du médicament amer et magnifique, je regarde l'interne, j'ai l'impression que sa lumière s'est projetée sur les murs et les blouses. Que toute la lumière est en fait dans les yeux de l'interne et qu'il la transmet.
Dans ses cheveux aussi, il y a de la lumière. Je suis sûr qu'il n'utilise pas le shampoing standard de l'hôpital. Le sien doit être un champoing onctueux couleur de diamant. Un champoing diamant onctueux.
Depuis que ce matin j'ai émergé dans la réalité, j'aime l'interne. Je crois que je l'aimais déjà dans mes délires mais très confusément. Un amour brouillard, voilà ce que c'était. À présent, c'est un éblouissement par un jeune homme noir blanc lumière.
Ce serait audacieux de penser que mon amour est réciproque. Pourtant je ne peux pas m'empêcher de l'envisager. L'interne, s'il m'aime, est-ce depuis ce matin ou était-ce avant aussi ? Ce matin, avec sa lumière noire dans les yeux, il m'a dit Liliane, comme je suis heureux de vous voir enfin dans notre monde ! C'est une parole de bienvenue bien sûr. Pourtant j'aurais préféré qu'il dise mon monde. Qu'il dise Comme je suis heureux de vous voir enfin dans mon monde ! Son cœur n'est autre qu'un monde. Un monde entier ! Oh, je désire tant être accueillie dans ce monde !
Ce qui me donne de l'espoir, c'est qu'il n'a pas d'alliance. Et aussi notre entretien de ce matin. Il m'a dit Je crois que vous avez de très fortes potentialités. Vous êtes une démunie riche. Il m'a dit vous avez besoin d'un bon repos mais d'un repos vivant.
Je m'imagine mon lit d'hôpital avec cette inscription : Ici vit-repose Liliane. Elle a flirté avec la mort (allusion à ma tentative de suicide) elle vit de vie, la mort est morte. On vit de vie à l'hôpital quand on a rencontré l'homme noir blanc lumière. Quand on a vingt ans et lui peut-être vingt-six. Il m'a dit Vous devez absolument croire que tout n'est pas fini. Le suicide est un point de départ. De nouveau départ. Un prélude à un commencement.
Je l'ai d'abord appelé le jeune homme noir blanc. De son vrai nom, il s'appelle monsieur Neige. Quand je l'ai vu ce matin, svelte, souple, avec ses gestes élégants, je l'ai imaginé dansant sur des skis.
Il m'a demandé si j'aimais le sport. Il m'a dit Moi, j'ai une passion pour le ski. C'était une confidence de lui à moi. La confidence fait partie de l'amour.
On parle des confidences sur l'oreiller. Ce sont elles que je lui ai faites puisque je m'appuie à un oreiller. C'est vrai que sa tête n'était pas à côté de la mienne. Mais c'est bien sur un oreiller qu'ont eu lieu mes confidences.
– Il y a des moments où j'ai presque envie de vivre, voilà ce que je lui ai confié.
– Quand, par exemple ? m'a-t-il demandé.
– Maintenant oui, maintenant. Maintenant, avec vous, ai-je ajouté dans une audace timide, d'une voix blanche au message sonore.
– Je passerai tous les matins et j'aurai la joie de vous voir dans la joie de la lucidité, voilà ce qu'il m'a dit en retour.
Était-ce une réponse à mon amour ? Qu'a-t-il voulu signifier ? Pour moi, la lucidité, c'est de voir son visage qui transmet la lumière. Mais si je suis lucide, puis-je vraiment croire qu'il m'aime d'amour ?
Quand je pense à monsieur Neige, je pense à la brûlure qu'il a imprimée dans mon cœur. La brûlure de la neige.