Bienvenue sur le blog de mes stages et ateliers  d'écriture !

Textes écrits par des participants à mes ateliers et à mes stages d'écriture, manifestations littéraires, concours... 

Dernière publication

Laurent E.
08 juin 2025
Textes d'ateliers

Je me souviens de ce moment suspendu. De la porte béante, ouverte sur l'infini. Une vue vertigineuse. Une beauté presque irréelle. Et les battements de mon cœur. Si forts. Battements d'excitation ? Ou peur ancestrale ? Je savais pourquoi j'étais là et fais face à l'inconnu. Pourtant, tout m'échappe....

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Invité - Nathalie Le feu
8 juin 2025
Ce texte est incroyable. Les descriptions de cette forêt dévastée vous enveloppent, vous enserrent, ...
Sylvie Reymond Bagur Le feu
16 mai 2025
Ce beau texte a été sélectionné pour faire partie du premier volume des Nouvelles de l'HAR. Vous pou...
Sylvie Reymond Bagur Les sentiers de la gloire Epilogue
23 avril 2025
Pour voir la scène dont le texte est une adaptation : https://www.youtube.com/watch?v=0jvmvJ0TkKo Me...

Derniers articles de mon blog : conseils d'écriture, exemples, bibliographies, mes textes...

13 mai 2025
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Illustration d'après un tableau de Grant Wood Enjeux de l’ironie On qualifie parfois la période entre la fin des années 1970 à 2000 de « moment ironique ». Comme si, après tant de périodes d’expérimentation formelle et d’avant-garde, se développait une sorte de « tonalité » nouvelle : celle qui procède d’une posture ironique - l’idée de ton est en effet l’une des dimensions essentielles de l’ironie littéraire, même si elle n’est pas la seule, notamment dans ce que l’on nomme l’ironie dramatique, nous y reviendrons. Nombres d’œuvres littéraires et artistiques de cette époque se caractérisent par une sorte de légèreté, un mode ludique et distancié : « l’ironie est de retour » a-t-on pu écrire. Un colloque sur la littérature à Aix-en-Provence a ainsi pu s’intituler : « Hégémonie de l’ironie (1980-2008) ».Cette vogue d’ironie et de légèreté ne s’est pas limitée à l’aire culturelle, elle est un phénomène social partagé par différentes cultures avec des dates d’apparition différentes et des formes variables. Cette « ironie généralisée » qui s’étend aux divers ordres de la vie a été souvent qualifiée d’ironie postmoderne, l’ironie caractérisant alors une forme particulière de conscience, d’attitude et de regard sur le monde.En effet, l’homme postmoderne, qui ne serait plus dupe de rien, ni des grands récits, ni d’une quelconque quête de sens, ni des enthousiasmes collectifs et encore moins de ce qui est l’ordre du sacré, ne prendrait plus rien au sérieux, on pourrait même écrire « ne pourrait plus » rien prendre au sérieux. Certains ont ainsi vu dans la posture ironique un des symptômes culturels majeurs de la société postmoderne. Sa critique a donné lieu par exemple à la notion d’Homo Festivus par Philippe Murray. Si nombre d’auteurs du premier quart du XXIe siècle semblent se placer dans cette « posture ironique », il est difficile de ne pas remarquer que nos sociétés semblent aujourd’hui chercher d’autres voies. Ceci se traduit en littérature par un goût accru pour des formes de « sincérité », celle par exemple qui cherche du côté de l’autofiction. Bien loin de la distance et du jeu ironique, l’on observe une tendance marquée pour l’immédiateté du rapport à soi, un idéal de transparence. Le lecteur semble aujourd’hui rechercher bien souvent l’authenticité et la possibilité d’une totale identification au récit lors de sa lecture. La subtilité rhétorique des seconds degrés de l’ironie ne semblerait plus au goût du jour.On ne peut toutefois affirmer que l’ironie serait incompatible avec notre époque, ce serait oublier les succès de librairie d’auteurs des éditions de Minuit que l’on peut placer dans cette veine notamment Jean Echenoz, Eric Chevillard et Gilles Toussaint ou encore la popularité d’un Michel Houellebecq. Reste à s’interroger sur le retour d’une forme d’engagement littéraire qui se traduit notamment par la surabondance de fictions explorant des faits de société. Il existe parmi celles-ci des formes d’ironie plus ou moins douce qui mettent en scène les travers de notre société, l’on peut citer ici, par exemple, Yasmina Reza chez qui l’on retrouve quelque chose d’une raillerie « pédagogique » qui rappelle Voltaire. Le risque étant de moraliser la littérature et de tomber dans la caricature et le poncif, si l’ironie se contente de reproduire une « dénonciation de bon ton », celle que l’on retrouve partout.L’ironie n’est donc pas toujours cette force libératrice qui révèle et fait vaciller. Le lien particulier qu’elle crée avec le lecteur peut être, certes, émancipateur, mais aussi compromission du lecteur, et l’on mesure ici ce que l’on pourrait nommer les « facilités de l’ironie » quand elle fait semblant de se questionner et n’est qu’adhésion à une norme déjà installée. Si l’ironie ne peut se réduire à son effet émancipateur, elle ne se résume pas non plus à une tonalité spécifique fut-elle la légèreté ou la distance. Pensons aux ironistes dits de droite du XIXe comme Léon Bloy, que nous avons déjà abordé. Leurs charges mordantes, véhémentes même, mêlent la satire et l’indignation morale. Aucune légèreté dans leur diatribe démystificatrice, dans leur volonté d’utiliser un verbe puissant, pour dénoncer la société bourgeoise de leur époque.   Ironie dramatique Il me semble nécessaire de compléter cette courte évocation des enjeux de l’ironie en évoquant -brièvement-  l’ironie dramatique, celle qui consiste non plus, ou pas seulement, dans un décalage entre sens premier et second degré, mais entre ce qui est attendu et ce qui se produit (attente du lecteur ou attente du personnage). Nous nous rapprochons ici de ce qui sous-tend des expressions comme « l’ironie du sort » ou « l’ironie de l’histoire ».L’ironie dramatique s’appuie sur un contraste entre ce que savent les personnages et ce que sait le lecteur, ce qui peut être interprété non plus comme un premier/second degré, mais comme différents niveaux d’accès aux informations. Ainsi, l’ironie dramatique élargit son champ d’application en mettant l’accent sur la structure narrative elle-même plutôt que sur la mise en place de sous-entendus.Les événements se déroulent de manière inattendue ou paradoxale, souvent en contradiction avec ce que l’on pouvait attendre ou avec les intentions initiales des acteurs impliqués. Elle met en lumière un décalage entre les attentes et la réalité. La tonalité peut être l’humour, la dérision ou le drame.C’est le procédé littéraire que l’on retrouve dans Roméo et Juliette. Juliette n’est pas morte, le lecteur le sait, mais Roméo ne le sait pas. Le résultat dramatique du suicide de Roméo procède d’un jeu cruel. Le jeu n’est plus un jeu de langage et de vérité, mais un jeu de l’histoire elle-même qui semble se moquer des souffrances des personnages.Impression également d’ironie dramatique à la lecture de Mars, le témoignage de Fritz Zorn sur sa vie. Un récit de vie qui se voudrait littéraire, publiable, mais c’est le drame d’un homme qui ne savait pas aimer, sentir, qui ne savait pas vivre et cette incapacité se retrouve dans la forme même de ce témoignage qui laisse peu de place aux sentiments vécus et aux expériences concrètes. Là est l’ironie et le drame, le texte laissé par Zorn,malgré ses efforts, ne parviendra pas non plus à être vraiment « vivant ».      {loadmoduleid 197} 
10 mai 2025
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Voici le premier chapitre de mon roman Sève d’automne. La scène est construite comme une superposition, une imbrication de temps différents, c'est d'ailleurs l’un des procédés  autour desquels est construit ce roman. Plusieurs temps sont mêlés, dans le présent - celui du retour- se glissent le passé, le futur incertain qui surgissent à la faveur d'éléments concrets ou imaginaires de la scène : la route, mais aussi le paysage, les objets, les visages, les corps, les pensées, les émotions, les mots…« Entre les pieds, une coulée de poussière recouvre quatre années, plus de quatre années ensevelies dans un mélange de pierres et de graviers. Entre les deux travées mal jointes du sol de la charrettedéfile le même chemin, comme à rebours, le chemin du retour. Plus de quatre ans et la même route, une charrette semblable ou presque, le même chaos des roues de bois, les cris du cocher qui hèle la lenteur des chevaux et des pensées qui flottent comme des fantômes. Le nuage de poussière de la terre sèche d’août, l’enthousiasme, le devoir à accomplir, battre les boches, ces salauds de boches ! Et, tout au fond, l’inquiétude du paysan pour la moisson qu’on n’a pas fini de rentrer sans compter celle que l’on ne s’avoue pas, l’inquiétude de l’homme qui ne sait pas ce qui vient…Des pensées si lointaines, des images, de simples images, elles le feraient presque sourire s’il n’y avait pas les autres, plus proches, plus tenaces, trop vives, trop douloureuses pour les porter comme de simples souvenirs. La mort, oui, il a vu la mort, il a tué des hommes et il a vu souffrir. Et e jeune homme montant d’un bond pour rejoindre le front, pressé de se jeter sous la dent de l’Histoire, ce jeune homme qui se serait engagé si on ne l’avait pas appelé, il voudrait lui tendre la main, l’accueillir, mais déjà il s’estompe, ami lointain, celui qui est parti, tout neuf, il y a quatre ans, où est-il maintenant ? Il ne le comprend plus, cet autre, cet étranger qui lui ressemble, plus étranger encore que tous ces boches qu’il a bien fallu surveiller, attaquer, ceux qu’il a vus de près ou simplement aperçus, paysans comme lui, paysans d’ailleurs maintenant quelque part sur d’autres chemins du retour. Le jeune homme naïf s’éloigne et la route défile. Reste la dureté du sol froid de janvier qui craque sous le poids des hommes qui reviennent.La route. Comme à l’aller, ne pas la regarder. Ne pas lever les yeux pour ne pas voir la distance qui s’installe. Rester concentré sur elle, Rachel, sur le souvenir de son visage, le parcourir, encore et encore pour l’imprimer. Garder pour les jours qui s’annoncent, les jours au loin, la courbe de son buste nu, levé, offert et laisser venir toute cette chaleur, toute cette douceur douloureuse de la recherche du plaisir. Ne pas regarder la route pour qu’elle reste la même, pour pouvoir la refaire à l’envers, la remonter, y remonter le temps, s’accrocher le regard au plancher de bois, à la trainée du sable comme tant de fois depuis il s’est accroché aux sillons d’une photo passée, photo de mariage tant de fois dépliée, repliée sur son cœur dans une page qu’il avait arraché au Livre. Le grain des mots tournique encore, malgré le froid, malgré tout ce temps qui défile, « qu’il me baise des baisers de sa bouche ! Car ton amour vaut mieux que le vin, tes parfums ont une odeur suave ; ton nom est un parfum qui se répand… », des mots écrins qu’il avait choisis pour cette unique preuve, une photo creusée jusqu’à la déchirure par l’envie de croire à la magie des objets, au pouvoir des gris-gris de nous emmener avec eux, pour s’échapper un peu, pour défier l’absence. Il l’a perdue depuis.Les hommes sont silencieux. Parfois, entre eux, se glisse un regard inquiet. Peut-être sont-ils les derniers à rentrer ? Les plus vieux sont revenus d’abord, puis les gradés, les « diplômés », les gros propriétaires, ceux qui ont des relations, les mêmes, toujours, ceux qui n’étaient pas en première ligne et ne rentrent pas en charrette. Alors, la victoire ? Peut-être. La justice ce sera pour une autre fois, mais, qui a pu vraiment y croire ? Juste la fin d’une guerre et le droit de se taire. Non, ils ne sont pas les derniers, bien d’autres attendent encore. Çà et là, quelques mots, « Tu vas où toi ? » et puis, chacun retombe dans son silence, habité, de loin en loin, par les couinements de la charrette.Il écoute, il entend ce bonheur silencieux, plutôt, il le devine, retenu, fragile comme le sien, un bonheur indécis, vague et soucieux de tout ce qu’ils voudraient retrouver, de tout ce qui a dû changer. Pas de geste d’impatience, miettes branlantes secouées par la route, recrachées par l’Histoire, ils sont bien trop étonnés d’avoir pu s’échapper du ventre du monstre. Sont-ils heureux ? Ils le devraient pourtant, ils rentrent chez eux, enfin ! Heureux comme ces chevaux harassés qui hument l’odeur de l’écurie, pourtant trop vieux pour ne pas y flairer comme un relent d’équarrissage. Que faire de tout ce temps qui s’est passé sans eux ?Il écoute et il se voit, se reconnaît dans ces mines grises. La guerre a retaillé les traits comme elle a modelé les paysages. À côté de lui, un presque gamin, enfant perdu dans sa redingote bleue dont la manche cousue tente de faire oublier un moignon. Même lui, même les jeunes, ils sont vieux, vieux pour toujours. Sur leur visage de champ de bataille, une sorte de fatigue qu’il connaît bien, celle qui ne s’efface pas dans le sommeil et fait de chaque nuit un douloureux voyage. Pourtant, il voudrait dormir un peu, il le faudrait pour reprendre des forces, un peu de toutes ces forces perdues le long de cette interminable route depuis le centre de l’Allemagne, le début à pied, les trains, les nuits sur un banc glacé dans le brouillard hostile d’un pays vaincu, les gares indifférentes aux noms gutturaux, les bousculades pour monter dans un wagon déjà trop plein, les compagnons de route à qui il n’a pas eu besoin de parler, un haussement d’épaules suffisait, « c’est le bordel » et tout le monde le savait. Et tout le monde s’en fout, surtout là-bas, de l’autre côté. Rien ne leur a été simplifié, des papiers, obligations administratives à n’en plus finir, si peu de prévu pour eux saufdes attentes dans des camps de transits.Et puis, et c’est peut-être cela qui l’empêche de s’endormir, pas le banc de bois dur ni même les cahots de la route, mais une colère qu’il retient depuis qu’il a passé la frontière, une colère qui grossit, se nourrit des regards suspicieux, des visages qui se ferment, des questions. Découvrir qu’il gêne, qu’il ne rentre pas dans les cases de l’enthousiasme et dans l’image du poilu. Qu’importe la faim, les pieds gelés, l’humiliation, il n’est pas un soldat vainqueur, il s’est rendu à l’ennemi, une année de camp a suffi pour effacer ses trois années de front. Qu’est-ce qu’il aurait fallu ? Crever ?Ajouter son nom à la liste pour mériter les remerciements ? Un prisonnier, c’est cela qu’il restera, une souffrance sans gloire, un mot qui s’est collé à lui comme une tare.La route monte maintenant. Partout, sous les troncs noirs dénudés par l’hiver, comme un vieux souvenir d’été, le tapis épais de feuilles de châtaigniers s’efface sous le givre comme les souvenirs s’effacent sous l’envie de se rappeler, souvenirs tant ressassés, usés d’avoir trop servis, usés par l’envie d’espérer, les envies de survivre qui se sont frottées à eux comme à des talismans précieux jusqu’à ne plus en laisser qu’une transparence vague. Alors, il faut lever les yeux, regarder et accepter de voir son pays courir, nu, de chaque côté du chemin. S’il était revenu plus tôt, il aurait pu sentir l’odeur d’humus si particulière de ses sous-bois, une odeur de mousses crépues où, parfois, se dresse un cèpe fanfaron, l’odeur des châtaignes qui germent dans la bouche entrouverte des vieilles bogues moites, l’eau lui vient à la bouche… Mais, partout, des troncs noirs tordent leurs bras maigres vers le ciel, une nudité qui lui en rappelle d’autres. Désolation, c’est le mot qui lui vient. Non, ce n’est pas cela ! Ici les arbres se reposent, savent que le printemps va venir, ce n’est qu’un peu d’humilité face à la force de l’hiver. Et puis, pour poser son regard, il lui reste la roche. Telle une belle dame qui laisse glisser son manteau pour mieux dévoiler ses joyaux, partout, sur les pentes, les murets, les falaises, la forêt d’hiver montre sa parure de schiste. Et, dans ce geste, ilreconnaît sa générosité secrète. Pour celui qui ne la connaît pas, la vallée paraît sombre, encaissée, il faut être né là pour savoir s’éblouir de l’éclat des cristaux de quartz et de mica nichés dans la pierre noire, bien la connaître pour être fier et se sentir content de la nuance rousse qu’elle a su ajouter au gris sombre du schiste. Si l’on sait voir, alors, comme ce soir, tout brille au fond de sa petite vallée. Ici, la richesse, il faut l’apprivoiser, savoir tirer son bonheur de la vigueur d’un ruisseau, jouir de la rondeur fripée d’un tronc de châtaignier. Son pays, il a fallu qu’il parte loin pour le désirer, c’est là-bas seulement qu’il a compris combien il était riche, de cette richesse secrète des petits coins de montagne.C’était pendant les longues nuits de veille dans les tranchées avec le soldat René. René, disparu, volatilisé quelques mois plus tard. C’est avec cet homme dont il ne reste peut-être rien d’identifiable qu’il a découvert la poésie des Cévennes. René lui parlait de sa région, les Basses Alpes avec des mots doux et beaux. En vérité, il ne parlait pas, il disait des mots et ça chantait malgré le bruit de la mitraille, ça recouvrait presque la peur. Alors, lui aussi s’est mis à parler et il a trouvé des mots, des mots inconnus qui sont sortis de son amour pour sa vallée, pour seschâtaigniers et les crêtes bleutées et il la ramène avec lui, sur la charrette, cette possibilité nouvelle de dire des mots et d’en adoucir le monde, en effeuiller les détails avec gourmandise comme un amant sa marguerite. Des mots pour découvrir ce qu’on a toujours vu, car l’on voit tellement mieux quand on cherche ses mots pour raconter à un ami qui vous écoute. René, René… Il redira souventce nom, avec toute la vibration de mots et d’images qui entoure son souvenir. Se souvenir ? Mais pas de tout, sinon il faudrait réussir à coller ensemble l’image de cet homme, une image grande comme l’univers qu’il avait en lui, souriante, puissante comme cette imagination qui coulait comme un flot et vous entraînait sur les pentes de ses collines et puis le rien, la disparition violente, René déchiqueté, sanglant, enseveli. Recoller cela ensemble ? Il ne faut pas essayer et tout se fond pourtant dans la poussière du chemin et du temps, tout devient flou,l’image de René, son sourire malicieux, ses yeux, comment étaient ses yeux déjà ? La charrette saute sur une ornière, il se cale au fond du banc, s’accroche au montant de bois. René et son sourire se sont envolés comme des anges. Des anges… Le mot est ridicule ? Et se tirer dessus pour rien, et puis, un jour s’arrêter, pour rien non plus, ce n’est pas ridicule ? Il lui parlera de René, c’est sûr, et des livres que René lui a fait connaître ; il les commandera et les lira pour elle qui ne sait pas bien lire. Il aime cette idée, faire revivre René, en lui, entre eux. Mais, tout seul, saura-t-il retrouver les mots sans la présence de cet homme poète ? Oui, l’élan est là, il le sent, la poésie c’est un peu comme l’amour, ça vient de l’inconnu et ça vous fait comprendre et aimer le monde.Alors, il n’a plus peur, son pays, il faut le regarder en face, l’aimer tel quel, pauvre, humble, rétréci sous le gel et mettre tout l’amour possible dans la caresse de son regard. Rochers, souches mortes, pentes raides, rien pour se cacher, un pays comme un homme seul sous la mitraille. L’amour de son pays en prélude de l’autre et quel beau mot prélude ! Il faudrait réussir à faire de ces années un formidable prélude, profiter de chacun de ces instants comme on jouit des sinueux préludes de l’amour. Tout aimer, les virages, les pointes dans le dos, le bois du banc qui s’insinue dans les fesses trop maigres, aimer la mauvaise soupe, la paillasse pourrie et même les tranchées ! Tout ce qui a fait passer ce temps, tout ce qui l’a rapproché d’elle. Et puis, ce temps n’a pas été perdu, il ramène des idées pour mieux vivre et pour s’occuper d’elle. Il rapporte avec lui des idées d’ingénieurs, de gens de la ville, de ceux qui sont instruits et qui ont voyagé. C’est un peu prétentieux, mais il se sentait bien avec eux. Où sont-ils maintenant ? Sur quelle route ? Dans quelle tombe ? Ses yeux se ferment. S’absenter, un instant, enfin. Penser au prélude… Et puis, une explosion, une remontée d’amertume, un son gras qu’il étouffe très vite d’un bras en travers de la bouche, il n’a pas ramené que des poèmes, mais aussi des poumons avec des cicatrices, un souffle court depuis ce moment où, dans la tranchée, l’air s’est mis à vous brûler de l’intérieur, l’impression d’étouffer et le besoin d’air qui vous oblige à avaler le gaz qui éclate dans la poitrine comme une giclée d’acide. Une douleur mal soignée dans un camp ennemi et qui le brûle encore, revient à chaque quinte. Il faudra continuer à se battre, il le sait, réprimer chaque fois que ça monte, se rue dans sa gorge, éructe,révèle le corps abimé et l’épuise. Puis, cela passe.Sur les bancs de bois, les hommes sont calmes et leur silence se bringuebale par les petits chemins des Cévennes. Les forêts n’ont guère changé, un peu ensauvagées, mais pas tant que ça. Des roncesse sont installées dans le sous-bois et des genêts y caracolent, premiers profiteurs de l’abandon. Çà et là, des pans de terrasses se sont éboulés, mais tout cela va changer, les hommes sont de retour. Enfin, ceux qui sont vivants. Ce qu’il en reste. Louis n’a pas besoin de les regarder pour savoir le délabrement des corps vidés de leur substance, il voit ses mains, deux brassées de bois secs abandonnées sur ses genoux, bouts d’os noueux, fantômes de mains posées sur des fantômes de cuisses, formes absentes qui hantent un pantalon qui gondole, le cadeau offert au camp de Nîmes «Au titre d’ancien combattant de la patrie », après moult consultations, hésitations et « malgré son statut de prisonnier libéré », de demi-traitre, semblait dire l’air dédaigneux de ces planqués derrière leur comptoir. Il a suffi de quelques heures pour que la maigre teinture du vieil habit militaire laisse affleurer une vilaine couleur bleue, défraîchie, tâchée, de sang peut-être. Il a beau savoir que le tissu manque, tout de même, ça fait mal cette reconnaissance au rabais. Plutôt rien, il aurait préféré rien plutôt que ce don humiliant. On veut bien vous offrir, mais il ne faut pas quecela coûte trop cher, une reconnaissance qui calcule ! Est-ce qu’ils ont calculé eux, les soldats ? Sa jambe gauche tremble, un tremblement incontrôlable qui vient quand il s’énerve comme si ellevoulait intervenir, souligner une urgence, un désir inexprimé, l’inexprimable.La route monte plus fort maintenant, la charrette peine, les efforts des chevaux pèsent sur ses épaules, écrasent son cerveau. S’il pouvait ne plus penser, s’abandonner aux hoquets de la route, se contenter d’être là, vivant, rentrer, recommencer la vie d’avant. Et pourquoi n’a-t-elle pas répondu à ses lettres ? Elle ne sait pas très bien écrire, mais… Et puis il y a le noir, le dur et tous les autres, ceux qu’il a croisés, les vivants et les morts. Comment se reposer alors qu’il les sent, là, tous, sur la charrette avec lui, innombrables visages, des cris, des paroles et des morceaux de corps ? Se laisser bercer par les cahots de la route, les chaos de la vie, sa route sinueuse, les trous, les bosses, la guerre, le monde qui s’est ouvert, se délester un peu de tout ce qui se bouscule, des horreurs et des rencontres, se reposer sur sa seule certitude, le goût fort de la vie dans sa gorge à vif qui espère tant de ce retour. Il gagne son refuge et quelque chose le rassure, il sait ce qu’il ne veut plus faire, ce qu’il ne fera plus. Plus de violence. Plus de haine. Cela se dit en un seul mot, la paix, il l’a gagnée, il veut la paix, il y a droit, non ?Et puis, sous la poussière des guerres et des voyages, enfoui, caché sous leur nuage, il sait qu’il reste le chemin, toujours le même, le chemin qui le ramène chez lui. Il s’assoupit.»        {loadmoduleid 197} 
10 mai 2025
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Raconter peut se faire chronologiquement, en respectant l’ordre des évènements racontés ou en jouant avec cet ordre, en inversant par des flashbacks (analepses) ou inversement, prolepses (anticipations). L’on peut placer chaque histoire, chaque moment, dans des chapitres différents, qu’il est possible de relier en donnant l’impression d’un lien temporel comme dans le Maître et Marguerite de Mikhail Boulgakov. Mais l’on peut vouloir faire se rencontrer, se tisser deux temps différents à l’intérieur non plus d’un même livre, mais d’un même texte. L’écriture qui ne peut se faire que de façon linéaire, c'est-à-dire un mot à la suite de l’autre, doit trouver des astuces pour y parvenir. Un petit détour par le cinéma et son vocabulaire peut se révéler intéressant pour comprendre les procédés qui sont en jeu dans cette imbrication des temps.   Une conception cinématographique de la narration ? Certes, la littérature n’a pas attendu la naissance du cinéma pour jouer avec la temporalité, cependant, le développement du cinéma, de ses techniques et de son vocabulaire a mis des mots sur ces questions et il a inventé des solutions nouvelles. La gestion de l’espace et du temps de la narration a été au cœur de l’avènement du cinéma en tant qu’art. On peut dire que le « cinématogaphe » est devenu le cinéma quand la caméra n’a plus été utilisée comme un chef d’orchestre placé d’un point de vue unique, mais comme un élément en mouvement et surtout par le développement de l’art du montage.Soudain, le cinéma n’était plus seulement un moyen de reproduction du réel, mais un moyen d’expression.Grâce au montage, le cinéma a dépassé le naturalisme, la copie de la réalité pour devenir création. Le montage, c’est l’incursion du point de vue non plus seulement de la caméra, mais du cinéaste qui, grâce à ses manipulations, va entrainer le lecteur dans une forme particulière d’affectivité ou d’esthétique. Il s’agit non plus seulement de filmer, de faire des images, mais, au moyen du changement de l’ordre des images et des péripéties, de composer, de mettre en scène l’émotion.Le montage fait du cinéma un autre art que la représentation théâtrale. Il semblerait que ce soit le montage, plus encore que les mouvements de la caméra, qui a libéré le cinéma et ses potentialités artistiques.Les montages alternés de plusieurs scènes, les montages en parallèles de plusieurs histoires se multiplient dès les années 1901 et 1905. On assiste même dans les années 1920 - 1930 à l’émergence d’une théorie du montage-roi comme une sorte de « ciné langue » : le mixage.   Application à l’écriture L’on peut, pour trouver des solutions à l’écriture de deux moments ou deux histoires imbriquées, s’imaginer être un monteur qui découpe puis combine, en gardant à l’esprit les notions notamment de changement de plan, de fondu enchainé et de son contraste avec la coupe qui peut être plus ou moins brutale. On ne peut pas fondre deux mots, deux phrases ensemble, mais on peut créer, une impression de fondu à partir de procédés multiples et toujours à inventer. Passé et présent se tissent ensemble comme dans un film où les images de l’un et de l’autre alterneraient par coupures ou fondus enchainés. Comment se fait cette incursion ? Glissement, rebond sur une chose ou sur un mot, superposition, associations d’idées… les moyens et les formes que peuvent prendre ce "montage" sont nombreux. Le fondu  peut, par exemple, se faire à partir des sensations (odeur, vision  d’un support matériel inclu dans la scène tels que objet, élément du paysage, décor, visage, élément météorologique…. Le passé s’invite dans le présent, les temps s’emmêlent, peuvent se rejoindre, sans aller forcément jusqu'au fantastique ou l’hallucination. Les temps passés s'inscrivent dans l’espace du temps en train de se dérouler telle cette étoile que nous voyons dans le ciel alors qu’elle est « éteinte » depuis longtemps.Dans ce type de construction, la scène racontée se nourrit des incursions du passé sans que l’on en perde le fil, elle reste la trame du texte enrichie d'éléments biographiques, de traits de la personnalité, de la sensibilité du personnage...    Lire un exemple dans mon roman Sève d'automne Découvrr d'autres exemples sur le blog        {loadmoduleid 197} 
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LES PARTITIONS DE JULES

images-157 Atelier sur les objets

Jules est solitaire. Au bureau il est entouré de toutes parts et pourtant il n'a jamais créé de liens et se contente d'observer, de loin. Parfois à partir d'une réflexion saisie malgré lui ou d'une émotion peut-être perçue, il brode et divague, ajoute des vies aux vies qui l'environnent. Oui, Jules est solitaire dans cette grande aire de travail partagé où il ne partage rien. C'est tout juste si les autres ont noté son existence mais ça ne l'étonne pas, cela a toujours été ainsi, il se sait transparent, n'arrête aucun regard, ne semble pas digne d'attention si fragile soit-elle. D'ailleurs à quoi sert-il dans cette entreprise? Les autres sont perpétuellement affairés, efficaces, utiles, comme solides, ça lui donne le vertige ce petit monde en mouvement qui distille des paroles rendues inaudibles par le brouhaha ambiant des exclamations, des sonneries, du cliquetis incessant des claviers. Cloisonné dans son petit rectangle de verre il est comme un point fixe, isolé au milieu de la tourmente, livré à son imaginaire et ne partage ni le même espace ni le même temps. Pourtant une chose le retient au travail, il aime trier, classer, étiqueter, ranger, organiser, s'évertuant à construire une harmonie entre les documents qui lui sont confiés. Il développe là un réel talent mais qui s'en soucie ? Qui l'a même remarqué ? Ça ne l'affecte pas car c'est ailleurs que cette inclination s'exprime. Jules adore chiner.

Il se rendait souvent aux puces avec sa mère quand il était petit, le dimanche en général. Il la suivait tandis qu'elle déambulait entre les différents marchés épousant à chaque fois un itinéraire qu'il ne pouvait anticiper, pour enfin en choisir un dont elle arpentait les allées, se dirigeant soudain vers ce qui attirait son attention : une forme, une étoffe, le scintillement azuréen d'une argenterie, s'éloignait un instant, semblait disparaître, revenait, sans stratégie apparente, d'un stand à l'autre, comme l'abeille qui butine sans que l'on devine quelle fleur sera finalement élue. Jules aimait la cartographie aléatoire qu'elle dessinait ainsi. Enfin, elle se décidait pour un achat qui viendrait compléter la myriade d'objets qui peuplaient indistinctement les pièces de l'appartement dans un débordement proche de la saturation repoussant très loin l'image de la ruche. C'est l'activité dont il se souvient le mieux, celle qui éclairait les ternes semaines d'école. En grandissant sa mère lui permit de vagabonder à son tour, sans qu'il ait à justifier quoique ce soit, pourvu qu'il ne s'éloigne pas trop. Avec son argent de poche, qui lui semblait une fortune en vérité, il achetait de menus objets, menus par le prix mais surtout par la taille, il s'était fixé ce critère. Il échangeait peu avec les marchands contrairement à sa mère. Jules n'a jamais été bavard, enfin, pas avec les autres. Il rentrait en général les poches garnies d'une multitude de petites choses, les installait dans sa chambre mais, comme pour s'opposer au chaos domestique, s'empressait de les classer. Il étirait ce grand moment sur plusieurs jours car le classement requérait, comme toute mission, beaucoup de soin.

Au début, il triait les objets selon leur forme, de l'angle vif d'un cube aux arrondis sensuels d'une broche, cela traçait une sorte d'écriture au fil des étagères dont le nombre à sa demande avait sérieusement augmenté.

Un petit incident le dirigea cependant vers une autre perception.

Un jour qu'il déplaçait une fois de plus quelques objets, il fit tomber une petite cloche suivie immédiatement par une bille qui roula sous le lit. La richesse des sons produits par cet enchaînement, la résonance cristalline du métal frappé, prolongée par le bondissement de la bille de verre sur le parquet, imposa la matière comme nouvelle catégorie de classement. Classement n'était d'ailleurs plus le mot qui convenait ; il agençait, associait ses trésors tels des notes sur les portées musicales que dessinaient les étagères. Il les accordait. La mission dont il s'était senti investi au début de sa récolte s'était peu à peu muée en œuvre sans qu'il en soit conscient. C'est ainsi que semaine après semaine, mois après mois, année après année, il avait constitué une sorte de collection qu'il déroulait comme une bande sonore. Poursuivant la composition d'une partition personnelle que lui seul avait le pouvoir de déchiffrer, créant tour à tour des menuets, des chaconnes ou des pièces qu'on ne pourrait qualifier, mais toujours savantes, il éloignait le silence qui régnait sur sa vie.

Dimanche. On ne rompt pas avec les rituels si facilement et la simple évocation de cet instant lui procure un frisson presque convulsif. Jules a repéré dans le journal que se tient à C…une brocante assez réputée où il pense moissonner avec succès. Avec l'âge son degré d'exigence s'est considérablement accru tant la complexité de ses partitions intimes réclame des choix rigoureux. Tandis qu'il remonte l'allée centrale, un peu en retrait, il découvre sur une table branlante recouverte d'un drap blanc trois ronds aux motifs géométriques et vivement colorés alignés comme trois points de suspension. Il perçoit cet agencement non pas comme la figure d'une incomplétude mais plutôt comme une invitation à prolonger, la promesse d'une suite à enrichir. Ces trois points lui indiquent quelque chose en passe d'apparaître

Il s'approche, hésite longuement, les effleure comme on caresse, s'empare de l'un d'entre eux puis doucement le fait tourner. Et c'est un saisissement, LA rencontre, le coup de foudre niché dans sa mémoire comme le début d'une longue liaison que rien ni personne n'est venu à ce jour troubler. Ce petit objet circulaire qui se love si bien dans la paume est un miroir, un tout petit miroir articulé au couvercle chamarré qu'il suffit de soulever pour basculer dans l'infini du reflet.« Combien ? » demande-t-il précipitamment comme si différer l'achat suspendait de manière insoutenable le désir qui l'étreint de posséder ces trois miroirs.

Il rentre chez lui sans tarder, préoccupé par le pressentiment que ces miroirs seront des notes discordantes rompant l'harmonie créée par les autres objets. Leur forme ronde, parfaite, régulière et par-dessus tout la magie qu'ils dissimulent imposent un nouvel ordre, de nouvelles règles. Ce n'est pas que Jules ait renoncé à composer, mais la mélodie qui s'écrivait sur les murs s'est brusquement tue, aussi brusquement que les miroirs sont apparus dans sa vie. Ces nouveaux venus vont lui permettre de créer une autre partition, plus visuelle que sonore cette fois-ci. C'est un choc, une révélation. Totalement exalté par ce nouveau projet il rassemble ce qu'il possède dans des sacs qui se gonflent bientôt de tous les objets accumulés à ce jour puis les étagères sont démontées frénétiquement oserais-je dire presque arrachées le tout dans une cacophonie indescriptible qui, contre toute attente,le comble.

Une montagne s'élève bientôt dans le couloir obstruant le passage, mais qu'importe, la pièce est maintenant vide, vierge, silencieuse. Il s'assoie délicieusement sur le sol, goûtant avidement cette nouvelle vacuité chargée de promesses puis il aligne ses trois conquêtes avec beaucoup de soin, directement sur le mur, pas trop haut car il veut pouvoir les toucher. Trois points qui débutent une histoire sans lien avec ce qui pourrait précéder. Saisi d'une émotion qu'il n'a encore jamais ressentie, il se recule, les contemple dans un affolement des sens, sentant surgir en lui une passion ardente.

Lundi. Jules retourne au travail, encombré de l'impatience d'être au dimanche suivant. Une sombre semaine d'attente s'annonce. Il s'installe face aux dossiers qui s'empilent. Il n'entend plus le brouhaha et songe qu'il ne va pas tenir, il transpire, pense à se lever, finalement se lève, se rassoit, se lève à nouveau, heurte sa chaise qui tombe à la grande surprise de ses collègues peu habitués à tant d'agitation de sa part, disons qu'ils le remarquent, tout à coup. Jules se confond en excuses puis file droit vers le vestiaire pour tenter de se calmer, de peur aussi que les autres ne remarquent le trouble qui l'habite et ne posent quelques questions. La porte du casier qui voisine le sien est entre ouverte. Jules n'est pourtant pas indiscret mais il se penche de côté, distingue dans la pénombre ce qui semble être le sac de M… il n'est pas certain… il reste tétanisé. « Si j'osais… » Doit-il tendre la main, risquer l'aventure d'une rencontre interdite, céder à une pulsion qui pourtant le paralyse. Alors avec un sentiment confus de culpabilité et d'intense liberté il plonge sa main dans le sac, tâtonne puis trouve le petit trésor espéré. Il l'empoche rapidement sans même le regarder et triomphe intérieurement. Avec quelle bravoure, quelle maîtrise il a mené l'entreprise. Fort de cette victoire il retourne à son poste presque irrité de devoir patienter jusqu'à la pause pour jouir de son acquisition. C'est un miroir dont les motifs trahissent le goût de sa propriétaire pour les entrelacs baroques. Il n'est guère surpris, on les retrouve jusque dans son maquillage souvent outrancier qui la font ressembler à un perroquet. Cette comparaison lui est venue un jour qu'elle arborait un chemisier imprimé de grandes ramures tropicales qui semblaient déborder et contaminer l'espace alentour. Comme il a dû piéger ses œillades enamourées, ses hésitations, ses angoisses peut-être. Il prend conscience aussi de la dimension assurément féminine de ces miroirs de poche, cela lui avait échappé, fasciné par l'objet lui-même plus que par sa fonction. Quelle perspective que de s'approprier ces modestes surfaces se sont mirés des regards inquiets ou séducteurs, des regards qui scrutent, contrôlent, corrigent l'image qui s'y reflète, la façonnent ! Jules exulte, tous ces petits gardiens d'intimité féminine vont lui dévoiler leurs secrets. Il entend déjà la pièce bruire des secrets que lui seul recueillera, il deviendra le confident unique et privilégié, l'historien, le biographe de toutes ces conquêtes. Il embrassera la totalité des émotions, il sera l'émotion même.

L'histoire débute bien. Dès ce soir, ce quatrième miroir va figurer comme la majuscule qui ouvre le récit.

En l'absence d'autres opportunités et contrarié de n'avoir pas eu l'audace d'ouvrir d'autres casiers, Jules attend les dimanches, les désire comme on attend une récompense pour sa patience, pour ce qui finit par constituer l'unique but de sa singulière existence. Il sillonne avec une frénésie qui n'a plus rien du butinage maternel brocantes et même vide-greniers dont il se détournait jusqu'à présent les jugeant insignifiants. Ses choix sont guidés par l'apparence des miroirs puisqu'il a compris lors de son menu larcin qu'elle révèle leur propriétaire.

Ainsi ce bleu pâle, ennuagé comme un ciel hésitant de printemps et sur lequel son regard coule lui susurre à l'oreille un propos délicat et serein. Ou peut-être ce rose, très proche, attentif et posé. Il adopte ce jaune lumineux aux petites écailles d'or plein d'énergie presque exubérant, ce carmin zébré d'un noir coléreux, irrité par on ne sait quelle déconvenue ou trahison,il faudra voir. Celui-ci le retient, il est un peu étrange, recouvert de fourrure et semble mélancolique, cet autre,dont les points s'affolent en tous sens, témoigne par des signes évidents d'usure d'une anxiété palpable. Celui-là sûr de son importance l'interpelle, remarquable par l'agencement de ses matériaux, mica, ambre, émaux qui lui promettent la révélation de mystères insoupçonnés, certains espiègles, d'autres surpris, maussades, exaspérés ou en passe de l'être.

L'imagination de Jules s'enfièvre au fil des mois. Comme pour sa précédente collection il se montre exigeant mais il agit non pas comme le compositeur qu'il a été mais comme l'amant qu'il est devenu.Déjà deux murs entiers palpitent et s'animent dès son entrée dans ce qu'il faut bien nommer sa thébaïde. Une foule d'émois, d'élans, de transports se conjuguent à la polychromie de la matière. Il frôle un miroir, l'ouvre tendrement, ferme l'autre avec réserve, l'effleurant à peine, il a son savoir vivre. Il les ouvre rarement tous à la fois de peur d'être débordé par un flot de confessions qu'il ne maîtriserait plus, auxquelles il ne saurait répondre. Parfois il élève la voix comme on gronde un enfant qui coupe la parole, parfois rassure, tente d'apaiser, attendri par une détresse qu'il sent poindre sans vraiment en cerner l'origine. Il crée des groupes, donne raison ou tort, tranche arbitrairement puis console, refermant d'un geste doux la paupière d'un regard effarouché par tant de véhémence. C'est un dialogue inlassablement renouvelé avec la multitude des reflets, avec le sien conjugué à celui de toutes ces femmes qui lui ressemblent et le rendent heureux. Pygmalion solitaire et souverain, il accède aux replis de l'âme de ses compagnes éloquentes qu'il sait avoir séduit.

Mais du fond de cette ivresse Jules sent, un jour, sourdre l'anxiété. Désemparé d'être traversé par tant d'épanchements il s'effondre de plus en plus souvent et se retrouve prostré dans un silence tranchant comme une lame, hostile. Cette blessure se creuse. Jour après jour le doute s'installent comme un poison et le rongent d'une fièvre permanente. Peut-il faire confiance à cette assemblée ? N'est-ce pas qu'un dialogue trompeur, des confessions mensongères. Ces regards qu'il croyait si bienveillants l'obsèdent, soudain accusateurs et sournois. Tous ces yeux le fixent, il n'y perçoit plus que son corps morcelé. La détresse l'envahit : Que se passe-t-il ? Il n'a pourtant pas été infidèle, son quotidien ne l'a-t-il pas conduit infatigablement et avec constance vers cet antre précieux qu'il vénère ? N'a-t-il pas su les écouter, leur parler ? Pourquoi tant de reproches ? Doit-il se justifier ? C'est une trahison, aucune d'entre elles pour le rassurer, apaiser sa douleur qui grandit, lui chuchoter qu'il se trompe, tout cela n'est plus conforme à la règle. Il n'ose presque plus les toucher, se dérobe, mais les reflets captent sans répit des fragments de lui-même, le déforment, l'écartèlent, le possèdent et le dépossèdent dans le même instant, son corps est à la fois présent dans une multitude et absent à lui-même. Cette constellation légère et complice pèse sur chaque partie de son corps. Se serait-il vraiment perdu dans ces doubles spéculaires ? Sa parole est un cri et déchire l'espace. Il entrevoit un monstre, ne se reconnaît pas, ferme les yeux mais les miroirs persistent dans les ténèbres, au-delà du regard, tels des surfaces d'encre devenues muettes. Alors Jules hurle, il a peur, effrayé par cette obscurité qui consacre la perte de son désir. Dans un sursaut de vanité il se dresse, haletant, casse, piétine, brise, écrase toutes ses conquêtes. Chaque éclat crépite et le blesse dans un grand rire. Une myriade kaléidoscopique jonche maintenant le sol.

Jules, au milieu, n'a jamais été aussi seul.

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jeudi 12 juin 2025

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"Si vous avez quelque chose à dire, tout ce que vous pensez que personne n'a dit avant, vous devez le ressentir si désespérément que vous trouverez un moyen de le dire que personne n'a jamais trouvé avant, de sorte que la chose que vous avez à dire et la façon de le dire se mélangent comme une seule matière - aussi indissolublement que si elles ont été conçus ensemble."  F. Scott Fitzgerald

"Le romancier habite les seuils, sa tâche est de faire circuler librement le dedans et le dehors, l'éternité et l'instant, le désespoir et l'allégresse."  Yvon Rivard

" La vie procède toujours par couples d’oppositions. C’est seulement de la place du romancier, centre de la construction, que tout cesse d’être perçu contradictoirement et prend ainsi son sens."  Raymond Abellio

"Certains artistes sont les témoins de leur époque, d’autres en sont les symptômes."  Michel Castanier, Être

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