Elle ouvrit brutalement les deux battants de la porte. Immédiatement ses yeux se tournèrent vers le lit. Non pas celui qui était là, paisible, moelleux, accueillant, rempli de petites fleurs bleues entourées de dentelles. Non, l'autre, celui d'il y a trois jours, bouleversé par une nuit d'amour, avec des draps défaits qui pendent jusqu'au sol, des vêtements froissés et des coussins épars. Ce souvenir l'anéantit.
Elle se raidit. Elle prit peur. Elle se sentit envahie par une autre femme, une femme qu'elle ne reconnut pas, une femme dévastée par un torrent de colère et de désespoir. Elle tituba. Se rattrapa de justesse au dossier d'un fauteuil. Il aurait fallu hurler. Ou trouver en tout cas quelque chose ou quelqu'un à quoi se raccrocher. Alors elle aperçut le miroir. Son miroir. Le témoin indulgent de ses métamorphoses, l'ami toujours présent, celui à qui elle s'était confiée, celui qu'on ne pouvait tromper qu'avec son accord préalable. Elle se traîna jusqu'à la coiffeuse où tranquillement il l'attendait.
D'abord elle ne vit que les flacons, les poudres, les brosses...puis, elle leva les yeux.
« Non, ce n'est pas possible ! »La femme meurtrière blêmit en rencontrant ce visage. Presque identique, à peine froissé… Elle l'examina avec attention, chercha le mal et ne le trouva pas. Elle voyait ses lèvres toujours prêtes à sourire, les fossettes de ses joues rebondies, les longs cils recourbés sur des yeux d'un bleu à peine plus foncé que d'habitude. Un visage de vierge encadré de longs cheveux noirs, serein et doux. Une femme abjecte !
« Mais c'est toi qui l'a tué, toi qui l'a entraîné à penser qu'il n'y avait plus d'autre issue que la mort. Menteuse, hypocrite, perverse… ! Il t'a crue… ! Ta créature à échappé à ton contrôle... »Alors elle saisit le miroir à deux mains, le rapprocha de son visage, effrayée de ce double qu'elle ne reconnaissait pas. Tranquillement, le miroir soutint son regard. Pour la première fois la femme et son image ne correspondaient plus. Pour la première fois, il lui sembla que l'ami dévoué se détournait d'elle, qu'il ne franchissait pas la limite qu'elle-même avait osé franchir. Au lieu de lui montrer celle qu'elle était en ce moment, il lui montrait celle qu'elle était hier. Pire que ça, il lui semblait qu'il était devenu...vivant, doté d'une âme propre. Celle qu'il lui montrait, cette femme toujours belle et presque souriante,c'était à cause d'elle que le drame avait eu lieu. Et pour une fois il ne voulait plus de mensonge. C'était à cause de ce visage que l'amant était mort. Et bien lui, il en garderait la mémoire.
Elle baissa un instant son regard, subjuguée par le mystère. Mais quand elle leva les yeux, le visage la regardait toujours. Elle chercha du mépris. Elle n'en trouva même pas. Pourtant il fallait que ce sourire sur le point de naître se fige. Alors elle cracha sur lui. La salive recouvrit le visage un moment mais glissa peu à peu, s'attarda sur les ailes du nez, sembla hésiter en bordure des lèvres puis glissa rapidement sous le menton. Et même souillée l'image reparut fièrement.
Alors quoi… ? Bien sûr, il fallait briser le miroir, c'était ce qu'il fallait faire. En détruisant l'image de la femme menteuse, il ne resterait plus que le chagrin. Alors elle le saisit. « Donc c'est bien ça que tu veux faire... Réduire en mille morceaux cette partie de toi que tu chéris tant ? Tu en es sûre ? Rappelle-toi tous ces moments délicieux passés à me regarder. Ces mimiques où tu t'entraînes à séduire, ces essais de couleurs,cette recherche attentive d'une féminité vivante et toujours renouvelée qui ne se déploie que sous un regard… ? C'est bien ça que tu veux ?
Alors elle soupira. « Que je suis bête...c'est de ma faute à moi si les hommes sont naïfs et croient ce qu'on leur raconte… ? Non je ne suis pas responsable... » et elle caressa doucement le visage de cette femme qu'elle avait pourtantfailli détruire. Et il lui sembla que ce visage esquissait un sourire en la regardant.