Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clam...
18h30. Plus qu'une demi-heure. Touche finale : petit trait de crayon autour des lèvres, puis rouge à lèvres corail pour un peu de gaieté, avec une pointe de gloss transparent pour ajouter un peu de fantaisie. Effet glossy, ma signature personnelle.
Tadaaa ! Alors, qu'est-ce que ça donne ?
Le reflet ne me plaît guère. Je constate avec désarroi le désastre capillaire. Raides et sans volume. Mes cheveux sont comme inertes. Tels un casque de Playmobil enfoncé sur mon crâne. Sèche-cheveux à la racine, brosse ronde vers le haut, jusqu'au crêpage au peigne, mais rien n'y fait, aucune lueur de volume.
Pourtant certaines envient ce corps mort déposé sur ma tête. Je ne comprends pas. Moi, je rêve de leurs boucles rebelles, épis, frisottis sous la pluie, autant de signes de vie. On échange ?
Et alors la frange, n'en parlons pas ! Droite comme la justice, on la croirait au garde à vous devant mes sourcils touffus. La version blonde de Mireille Mathieu. Seule coupe potable. Et puis merde ! Et si je tondais tout ?
Julie m'a recommandé de ne pas les attacher, qu'avec la frange c'est plutôt sexy pour un rencard. Tu parles ! De toute façon, avec le bol que j'ai, ce rencard avortera avant la fin du premier verre. Je ne sais même pas pourquoi j'ai accepté de rencontrer son collègue. Commercial. Encore un de ces blablateurs prétentieux dotés d'une seule oreille et deux bouches, malpropres qui plus est ? A quoi bon !
Face à ce miroir, à mon reflet inexpressif, ma main gesticulant toujours dans mes racines, comme si elle cherchait à réveiller un endormi, je prends conscience de mon visage, déformé, trop maquillé, de ma bouche fermée, serrée, comme engluée dans cette substance brillante. Cette tête de poupée mal dessinée, à la limite de Barbie Halloween. Ah c'est sûr que Jessica Rabbit n'a rien à m'envier !
« Eh toi, le miroir, qu'est-ce que t'en penses ? Toi qui as loisir de m'observer sous toutes les rides matins et soirs depuis des années, sans même apercevoir le moindre sourire.
Franchement, à ta place, j'aurais cessé de renvoyer toute image depuis longtemps. Censure esthétique. Et puis quelle image ! Tu dois sûrement te demander ce que je cache sous tant de fond de teint, ce que j'essaie de camoufler derrière ces larges traits de crayon, de mascara et autres poudres ? Avoue, je t'intrigue, tu voudrais percer le mystère ?
Toi qui es le seul témoin autorisé à me voir telle que je suis vraiment, au réveil et au coucher. Le seul à ne pas détourner le regard. Est-ce par incapacité ou par choix ?
Es-tu capable d'empathie et de non-jugement ou est-ce juste pour emmagasiner tous mes vilains défauts et me les resservir au prochain service ?
Me critiques-tu ? Tel que je le fais moi-même si souvent, armée de mon crayon correcteur de rides et de cernes ?
Dis, toi qui me regardes, m'envies-tu d'être vivante, de ce côté-ci ? Alors quetu n'existes qu'en ma présence, enfermé de l'autre côté, partageant ton image avec un sèche-serviette tout aussi mort que ma tignasse ?
Mériterais-tu davantage que moi d'être de ce côté-ci ? »
Troublée par mon propre mépris, ma main portée à ma bouche dans un geste de honte, me renvoie à présent les couleurs de mes lèvres, celles de mon visage. Façonné. Dénaturé. Le corail, le gloss et le crayon à lèvres mêlés dans une bouillie sur ma paume, accompagnés de poudre sablée.
Voilà que les larmes viennent embrumer mes yeux, chatouiller mon nez. Il ne manquait plus que ça !
Je tire un mouchoir du distributeur en bois et commence à tamponner mon visage. Regard dans le vide, incapable d'affronter ce juge en face de moi, que j'imagine déjà en train de se moquer de cette peinture ratée.
Je lâche le bout de papier dans le lavabo, lui aussi témoin du carnage sur mon visage. Cette poudre, encore et toujours, légèrement rosée et pailletée, rayée de traits noirs désordonnés, humidifiés, étirés.
Un flot d'émotions me serre la gorge. C'est alors que j'empoigne le rebord de la vasque, prête à affronter ce critique acerbe. Je redresse la tête, et c'est alors que je vois. Le Joker me fixe. Ce visage, véritable champ de bataille. Des yeux rouges, entourés de cernes noir corbeau, des coulures forçant le passage dans la poudre sablée et laissant des trainées noires comme pour revendiquer leur épopée, avant de finir écrasées contre le lavabo.
Dans un élan de violence, ma bouche s'ouvre. « Qu'est-ce que t'as, toi, à me regarder comme ça ? Elle te plaît pas ma gueule ? »
Troublée par cette fureur, c'est alors qu'une chaleur apparaît, émanant de mon cœur. Une sensation indescriptible, mais douce. C'est finalement un regard attristé et compatissant qui se présente en guise de réponse.
Intriguée par le personnage caché sous ce masque, d'un geste incontrôlé, j'attrape du coton et du démaquillant. Je commence par libérer ma bouche, laissant apparaître ses contours naturels, ses craquelures et autres imperfections. Je lâche le coton souillé, en sors un autre, l'imbibe et m'attaque à l'œil gauche. A chaque passage, je découvre un regard plus doux, sensible, vulnérable mais authentique. Je me rends compte de n'avoir jamais porté sur moi ce sentiment d'acceptation, d'amour. Après bon nombre de cotons dans l'évier, ce sont des yeux délicatement cernés, légèrement ridés sur les bords mais charmants à leur manière qui prennent place. Encore un coton, cette fois je commence par le front, laissant enfin respirer les pores de cette peau, pas si mal finalement.
Ne lâchant plus ce reflet, de plus en plus doux et plaisant au fur et à mesure des frottements sur ma peau, je me sens comme renaître, redécouvrant mes traits, ceux que je m'efforce de cacher chaque jour. Rides, rougeurs, tâches de rousseurs, petite cicatrice et même quelques boutons, tout ce que je camouflais refait surface sans pour autant me déplaire. Etonnée du regard apaisant de mon autre, je ressens pour la première fois la joie de faire sa rencontre, ma rencontre. Comme enlacée de bienveillance, je me contemple intensément de longues minutes, tout en parcourant des doigts mon visage, à la recherche de chaque imperfection. A la différence que cette fois-ci, mes doigts les caressent, les accueillent, les remercient d'être ici.
« Bip ! Bip ! Bip ! »
L'alerte de mon portable me ramène à la réalité. Il est l'heure…
L'heure d'annuler ce rendez-vous galant ! Ce soir, j'ai rencard… avec moi-même !