Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clam...
J'étais encore très jeune quand je l'ai rencontrée pour la première fois.
Grande et élancée, ses cheveux longs lui tombant dans les yeux, courbée, elle ramassait des petits cailloux blancs sur le bord de la route. Elle ne m'a pas remarquée ou bien elle a fait comme si, absorbée dans sa quête futile. J'imagine qu'à cette époque-là, je ne l'intéressais pas vraiment.
Je la croisais parfois en arrivant chez des gens : j'entrais tandis qu'elle sortait, énorme et gonflée, elle traînait un sac gris et poussiéreux, apparemment très lourd, ses longs cheveux voilant toujours son visage.
Il lui arrivait soudain d'apparaître dans les fêtes où j'étais invitée, au milieu des rires et des conversations, dans les vapeurs d'alcool, je la regardais. Assise par terre, les cheveux comme un rideau, elle traçait des cercles sur le sol de ses longs doigts aux ongles impeccablement vernis.
Dans ces moments-là, j'avoue que je l'aimais comme une connaissance qu'on croise au hasard des jours, elle me rendait spéciale, originale croyais-je.
Puis, pendant longtemps, elle ne m'a pratiquement plus rendu visite. Il me semblait l'apercevoir de loin, tournant le coin de la rue quand j'amenais les enfants à l'école.
Les années ont passé, je sentais de plus en plus souvent sa présence qui me donnait la chair de poule à présent.
Ce n'est que très récemment que j'ai enfin croisé son regard. Quand cela vous arrivera, vous comprendrez que rien ne sera plus jamais comme avant.
Elle n'est pas cette jeune femme un peu trop bavarde que vous fuyez, ni cet homme un peu trop stressant que vous délaissez, non, elle a le visage pâle, mangé par de grands yeux sombres qui vous renvoient votre propre reflet. Elle sait tout de vous et son silence est le plus terrible des reproches.
Cette petite cohabitation déplaisante a duré quelque temps, j'ai même tenté de l'écoeurer en me saoulant consciencieusement tous les soirs. Peine perdue, au matin, elle m'attendait au pied du lit, elle ne me quittait plus.
Le jour où tout a changé, je m'en souviens très bien, j'ai pris une longue douche brûlante, je me suis habillée pour la première fois depuis des semaines et je suis allée me promener sur la plage déserte. La sensation du sable sous mes pieds nus, le bruit du ressac, l'odeur salée de la mer me rendaient à moi-même. Bien sûr, elle était là tout à côté, je l'ai regardée en souriant et elle a hoché la tête d'un air entendu. J'ai compris que ce n'était pas si terrible de la connaître, alors je l'ai prise par la main et nous sommes rentrées lentement vers la maison.
Comme je n'avais plus honte, j'ai salué tous ceux que je croisais : je crois bien qu'ils étaient tous accompagnés comme moi, certains baissaient la tête, encore mal à l'aise, mais il y en a un qui s'est arrêté pour me parler. J'ai vu tout de suite qu'il l'avait apprivoisée aussi ; demain ou un autre jour, on ira boire un café et nous les ferons se rencontrer, nos solitudes.