Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clam...
Sujet difficile que cette "allégorie personnification". Voici un texte que j'ai écrit dans le cadre de cette proposition. Il ne s'agit pas d'un modèle à suivre, mais d'une possibilité ouverte, d'un exemple de réponse à cette difficulté : personnifier une abstraction, en faire un personnage vraisemblable ou presque, une présence, une incarnation, sur le fil entre réalisme et jeu de langage.
Il s'est glissé dans l'escalier. Figure grise.
La porte n'était pas fermée, ou trop, peut-être.
Ses pas de loup silencieux ont dessiné sur le sol une étrange guirlande.
Nous avions beau frotter, ils ne s'effaçaient pas.
Des taches couleur de chair et de sang pâle.
Où menaient-elles ? Vers nos coins sombres.
Derrière les jalousies, les voilages épais, les cloisons intérieures.
Il attendait.
Et pour ne pas le rencontrer, chacun modifiait ses parcours.
Dur de lui faire face !
Hideux, quelque chose du monstre, mais d'une laideur familière.
Celle d'un parent dont on n'est pas très fier et dont on traque la ressemblance chaque matin dans le miroir.
Heureusement, on pouvait ne jamais le voir, ou presque, il était discret, très discret.
Mais l'on sentait sa présence, comme l'on ressent, sans pouvoir la noter sur le calendrier, l'arrivée de l'automne.
Un ensemble de signes, de petits changements, des approches discrètes ou même une rafale et, soudain, on ne se souvient plus comment chantait l'été.
Nappe, brume, lourdeur, il semait partout une odeur, douce-amère, une mauvaise odeur que tout le monde sent sans oser en parler.
Des particules flottaient dans toute la maison, on se parfumait, aspergeait le salon, on respirait moins fort, rien n'y faisait.
On étouffait.
On pensa même au poison.
D'ailleurs, depuis qu'il était là, les enfants ne grandissaient plus, ils se ratatinaient, leurs fronts étaient fuyants et leurs jeux silencieux.
Toute la maison s'était tue.
À force de ne rien entendre, certains semblaient même être devenus sourds.
Quelque chose nous consolait un peu, il ne vivait pas que chez nous, il avait bien d'autres lieux de villégiatures.
Quand il était là, la mère portait un foulard sombre descendant très bas sur les yeux.
- Cela vous va si bien lui disait-il, et puis, c'est mieux ainsi, moins on en montre, vous savez… les gens sont si méchants.
Et lui, est-ce qu'il l'était ? Nous n'en étions pas vraiment sûrs.
Peut-être ne faisait-il, au fond, que nous apprendre à jouer avec les vieux codes ?
C'était cela, pourrait-on dire : un joueur.
Il aimait jouer avec les mots, avec les distances, les gestes.
Il aimait jouer avec les corps.
Jouer avec les rôles, les inverser, les renverser.
Parfois, c'est vrai, il a été violent, mais surtout au début, par affection déçue. Ensuite, tout est rentré dans l'ordre comme dans les plis d'une vieille habitude.
Et pourquoi pas ? On s'habitue bien aux frimas de l'hiver !
D'autres fois, rarement, on entendait sa voix tonner dans l'escalier, son bruissement têtu nourrissait le silence. Acouphènes dont aucune surdité ne mettait à l'abri, nous recevions ses mots comme autant d'injonctions.
- Famille… partage… entre-soi… don… devoir… amour. Oui, il me semble bien l'avoir entendu plusieurs fois ce mot… l'amour…
Tous n'étaient pas d'accord, mais il s'appuyait avec force sur la rampe, les pieds ancrés dans les tapis hérités de lointains aïeux et chacun de ses mots distillait sa dose de ce respect que l'on doit aux anciens.
Car il était vieux, très vieux, je dirai même, hors d'âge.
Difficile de dire, toujours en jogging gris ou beige, en coton émoussé.
- Discret et toujours prêt ! répondait-il, les rares fois où quelqu'un se permit d'évoquer sa tenue de sportif qui jurait avec sa mine d'ancêtre.
Et puis, nous l'avons accepté, ce n'était pas si difficile, il suffisait, pour avoir la paix, de garantir le calme et le couvert.
Portes et rideaux fermés, pour ménager ses yeux et ses oreilles sensibles comme en possèdent ceux qui sont trop différents.
Et l'essentiel, qu'il passe à table à loisir et contente son appétit !
Il aimait être bien servi, choisissait les meilleurs morceaux. Les moelleux.
Les plus tendres.
Certains jours, on s'imaginait le chassant, allez, ouste, à la rue ! On en rêvait, aérer la maison, ouvrir grands les volets ou, tout au moins, pouvoir se plaindre à des amis, à des voisins.
Il aurait fallu expliquer pourquoi on l'avait laissé s'installer, pourquoi on supportait depuis si longtemps sa laideur, ses jeux et ses odeurs. Nous en étions tous imprégnés, si fort que nous avions l'air de complices.
Certains ont fui, d'autres ont espéré, à tort ou à raison, qu'il suffisait d'attendre qu'il soit rassasié et qu'il s'en aille.
Je me demande s'ils ont pu, mieux que moi, l'effacer de leurs souvenirs.
Inceste...