Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le ...
Il est seul. C'est l'heure de la récréation. La cour s'égaie de mille voix, de jeux, de courses, de confidences. Lui se tient seul sous le préau. Adossé aux casiers scolaires métalliques, sa finesse d'échassier le distingue de tous les autres. Il n'entend pas crier « 1, 2, 3 soleil ». Pourtant, son immobilité pourrait faire croire qu'il vient de s'arrêter et qu'il tient la pose, la jambe droite légèrement fléchie en avant. Serait-ce ses bras déliés pendus le long de son corps qui le clouent au sol comme un albatros ? Quand on le voit, on pense à cet âge ingrat où le corps et l'âme désaccordés jouent une partition dissonante.
Il porte une veste et un pantalon kaki. Effet de mode ou treillis de camouflage, carapace d'étoffe contre les démons intérieurs qui l'assaillent ? On voudrait le consoler, le soutenir, lui dire qu'avec le temps, tout va, tout s'en va, que tout ira bien. Mais c'est une traversée dont on sait qu'on la fait seul.
Son buste sensiblement incliné vers son épaule révèle la noble finesse de son profil grec. Des boucles brunes encadrent son visage de marbre où ses lèvres sensuellement modelées exhalent une vague mélancolie. Seul sous le préau de la cour de récréation, évanescent aux yeux des autres, on comprend qu'il ne sait comment révéler sa présence autrement que par sa transparence.
Un ballon surgit à ses pieds. On l'interpelle avec le sobriquet insultant « d'intello » pour qu'il renvoie la balle. C'est sans doute parce que ses pairs perçoivent la grâce antique de sa silhouette qu'ils le tiennent à distance et trouvent dans ce qualificatif l'ultime justification à son exclusion.
Quel âge donner à ce garçon qui respire le sérieux d'un vieux sage ? On dirait qu'il a été mis là au coin, au pilori même, pour un crime qu'il ignore comme on ignore sa présence. Enfermé à l'intérieur de lui-même dans son bocal intime, écoutilles fermées, il semble imperméable aux vagues assourdissantes de la cour où une oreille attentive distinguerait des interpellations pétaradantes, des coups de sifflet grondants, des cris tempétueux, une sonnerie lancinante. On souffre de le voir exclu de la ronde insouciante de l'âge tendre sans pouvoir entrer encore dans la danse des grands.
Immobile et muet, son regard absent fixe la pointe de ses chaussures qu'il anime et à qui il semble parler, faisant de ces marionnettes sans fil ses amis imaginaires. Dans quelques années, il sortira de sa chrysalide, retrouvera la terre ferme d'où il s'était absenté, regardera l'homme qu'il est advenu. On imagine que par pudeur voire quelque honte, il gardera pour lui les tourments qu'il a connus, de ne ressembler à aucun autre et de ne savoir comment être lui-même.