Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clam...
Il faisait beau et je n'avais définitivement pas envie de m'extraire du transat. Dorer au soleil était l'objectif de la journée même si par instant la piqure aigue d'un moustique venait déranger le plaisir d'être allongée, à ne rien faire.
La sonnerie du téléphone me tira de ma rêverie ensoleillée, téléphone gisant loin, très loin dans ma chambre. Traverser la maison pour m'en saisir me parut soudain un effort insurmontable ; et puis qui pouvait bien m'appeler à cette heure matinale ? sans doute un de ces importuns cherchant à vendre un frigo révolutionnaire ou un placement juteux.
Devais je abandonner, comme une petite défaite, le moelleux de mes coussins, la caresse de la brise, la contemplation béate des minuscules nuages qui glissaient lentement, la haut, très haut ?
La sonnerie cessa, je m'apaisai, un peu troublée cependant, envahie d'une vague honte à me prélasser, consciente que si on cherchait à me joindre, « pour de vrai », cette requête était, peut-être, fondée et que ma détermination à ne pas bouger serait, peut-être, contre-productive.
La sonnerie retentit de nouveau, insistante, résonnant comme une injonction. J'eus soudain mal à la tête. La matinée s'avérait probablement gâchée car occupée à justifier le fait que je ne me lève pas, que je refuse toute intrusion qui m'éloignerait de mon plaisir égoïste. Après tout, j'y avais droit, non ? la semaine avait été rude, j'étais fatiguée mais la sonnerie, qui me vrillait les oreilles, ne semblait pas vouloir s'interrompre.
Devant tant d'insistance je quittai à regret la terrasse, le soleil, la brise et même les moustiques, pour saisir ce maudit téléphone, objet de mon déplaisir.
C'était Jules qui m'annonçait d'une voix d'outre-tombe que le canapé avait été vendu.
Elle se dorait au soleil du matin, allongée sur son transat sans l'intention d'en bouger, manifestement. Quelques moustiques tournoyaient pourtant mais elle ne semblait pas en faire grand cas, tapotait mollement un bras, une cheville puis reprenait sa pose alanguie. Elle semblait jouir de ne rien faire ; un discret sourire au coin des lèvres témoignait de sa béatitude.
Du fond de la maison retentit une sonnerie de téléphone. Elle ne bougea pas, tout juste redressa t-elle la tête un instant, comme pour s'assurer qu'elle avait bien entendu, mais pour la reposer aussitôt sur le moelleux des coussins qu'elle avait disposés avec soin. Son immobilité totale disait assez qu'il n'était pas dans son projet de répondre, seule une légère brise agaçait une mèche de ses cheveux. Elle s'abandonna, fixant le ciel des yeux, tout à sa rêverie.
La sonnerie résonna de nouveau, incisive, répétitive, vite obsédante. Elle s'agita, se retourna hésitante, saisit un accoudoir comme pour se lever, mais n'en fit rien. Cette fois ci, l'interlocuteur insistait, la sonnerie paraissait ne pas vouloir s'interrompre. Elle se redressa pour de bon, le dos droit, buste tendu vers l'avant, mâchoires crispées. Elle semblait réunir toutes ses forces pour résister, pour lutter contre cet appel, se gratta la tête d'un geste brusque qui désordonna sa chevelure puis se prit la tête dans les mains. Un coussin tomba, qu'elle ne fit pas mine de ramasser, le contemplant bêtement comme si cette simple chute avait rompu le charme de sa délicieuse matinée, le regard perdu dans les volutes baroques du tissu cherchant sans doute à deviner qui pouvait la déranger un week-end, sachant très bien que ses semaines étaient harassantes et qu'elle se reposait, probablement.
Elle se leva, d'un air à la fois excédé et résigné pour se diriger vers sa chambre d'un pas trainant. Elle saisit brusquement le téléphone qui gisait sur le lit, avisa le numéro puis décrocha. Jules lui annonçait d'un air accablé que le canapé tant convoité, et dont ils avaient remis l'achat à la semaine suivante sans que l'on sache très bien pourquoi, avait été vendu.
On sait comment c'est. Le weekend arrive, on est crevé, on n'a qu'une envie, celle de se la couler douce, de ne rien faire. Au diable les commentaires activistes qui ont vite fait de vous ranger dans la section des paresseux, que dis-je des flemmards.
On sait aussi que si l'on se concocte un moment de répit, de farniente douillet, style lézard immobile au soleil, il est hors de question de laisser quiconque ou quoique ce soit venir perturber la plus petite minute, malheurà celui ou celle qui aurait l'outrecuidance de téléphoner, par exemple. C'est le genre de truc exaspérant ! non, on est dans son trip égoïste puissance dix, on n'a pas envie de parler, de se prendre la tête, de faire des plans, voire même de consoler le dépressif, fusse-t-il un ami cher. Non, on-veut-du-silence ! on a tous vécu ça, n'est-ce pas ? On perçoit néanmoins le coté périlleux de l'affaire, parce que si la sonnerie retentit plusieurs fois et de surcroit avec insistance, alors là, envolées la tranquillité, la sérénité. Bonjour dans l'ordre, l'énervement, la colère puis l'inquiétude voire l'anxiété, on pourrait même aller jusqu'à la culpabilité car notre bonne chère vieille morale a vite fait de nous rattraper. Car en effet on prend une décision torride, on endosse une responsabilité dont les conséquences seront peut-être catastrophiques voire délétères. Si, si, c'est audacieux, certes, mais c'est un risque. Alors on tergiverse, on délibère, on hésite puis rongé par le remord on décroche.
Nous entendons soudain la sonnerie du téléphone qui rompt instantanément le charme bucolique de cette scène et contre toute attente, elle bouge à peine. Surpris, nous attendons qu'elle réagisse, qu'elle se lève, bref qu'elle traverse son salon pour rejoindre la chambre où elle a du laisser son téléphone, autre sujet de surprise, elle qui ne s'en sépare jamais. Mais non, la voilà qui se rallonge… nous nous interrogeons car nos repères sont en partie bousculés par la nonchalance de son attitude. Nous pensonsque, malgré les apparences, le doute commence à infuser, qu'une infime dose de culpabilité commence à l'envahir. Tranquillement, elle lève ses yeux vers le ciel, rêveuse et reprend la pose. Nous restons perplexe.
La sonnerie retentit une nouvelle fois, semble plus insistante. Cette fois ci nous n'en doutons pas elle va réagir, en tout cas elle se redresse, se gratte la tête, preuve qu'elle est indécise, qu'elle réfléchit, le petit poison fait son œuvre comme un acide, la ronge lentement. Elle va céder à l'appel, c'est sûr, ce qui confirmera notre conviction. En effet, elle se lève, d'un pas trainant certes, mais elle se lève. Nous sommes sur le point d'applaudir. Nous la retrouvons telle que nous la connaissons, emportée, furieuse mais résignée, elle se doit de répondre, c'est une question de devoir.
Nous la voyons, d'un geste vif, rageur, l'index vengeur balayant l'écran, répondre. Nous soupçonnons, à sa mine déconfite, aux rides naissantes qui creusent son front, à ses épaules qui brusquement s'affaissent, qu'il s'agit de Jules.
Le texte expérimente avec intelligence et sensibilité les différences induites par un changement de pronom sujet dans un texte. Au-delà de la grammaire et de l'idée un peu réductrice de "point de vue", chaque version trouve un ton différent, une distance particulière à la scène racontée, met en place un rapport particulier avec le lecteur et permet de mesurer la puissance de variation induite par ce choix initial : écrire avec "je", "il", "tu"... Pour lire des exemples sur ce thème ou aller plus loin sur ce thème.