« Le plus petit courant d'air est parfois d'une terrible amertume. » Jean Carrière. L'épervier de Maheux.
Il est tôt mais la poussière a déjà nimbé la vallée, écran mouvant et capricieux que rien ne semble dissiper. Au gré de ses errances, elle ménage ses effets, opacité transparente ou déchirures ténues. Se dessinent alors des cratères boueux, de vastes dômes circulaires de béton gris hérissés de ferrailles rouillées comme des araignées gisant sur le dos, ponctuant à intervalles réguliers une saignée ocre, sinueuse, reptilienne. Çà et là de petits points oranges surgissent des entrailles de cocons cubiques, s'alignent, se regroupent, fusionnent ou se dispersent autour de gracieux insectes de métal aux pattes effilées qui semblent tout à la fois fouiller le sol de leurs antennes ou déployer leurs mandibules pour atteindre le sommet blanchâtre des mâts. Une nacelle émerge du nuage, flotte au bout d'un filin, se balance, berce le regard.
Ici plus de haies, point d'arbres, ils ont été rejetés à la lisière du chantier.
Juché sur la falaise, les pieds dans le vide, l'ingénieur trône, le sourire aux lèvres. Il a posé son casque, épousseté son costume, ôté ses oreillettes, les borborygmes des ouvriers l'indisposent. Seule le retient la parole des ingénieurs, mêmes mots, mêmes objectifs, même regard d'entomologistes avisés sûrs de leur analyse. Il ne s'est pas trompé, l'endroit est idéal, audacieux de surcroit. Cette vallée semble avoir été façonnée pour son projet, plutôt large mais difficile d'accès. Il a fallu creuser, défricher, arracher, débiter, déblayer, remodeler pour dompter le vent. Un travail d'artiste. Le son de la dynamite résonne encore à ses oreilles comme une mélodie titanesque, efficace, radicalement nouvelle. Fiat Lux. Ses bras s'élèvent, brandissent le calice de la réussite, l'hostie de l'électricité.
Elles sont là, il les contemple, satisfait. Elles sont quatre pour le moment, hautes de 261m, des géantes graciles, quadripales.
Elles délivrent 12KW/h, quand elles tournent…
Maux de tête, pertes d'équilibre, acouphènes, nausées, insomnies, le médecin, désemparé, ne sait plus où donner de la tête. Tous ces articles… Il a perdu confiance, trop de corps souffrants. Il y a forcément un lien de cause à effet, tout juste s'il y a quelques mois il se déplaçait ici pour une grippe ou un eczéma. Il manque de temps, fouille les regards, écoute, tente d'apaiser, saisit une main, une autre, son bloc d'ordonnances a fondu sous les plaintes.
Dans la salle de la mairie où s'écaille la peinture, où s'entrechoquent les chaises en plastique, où gondole le lino, où grésillent les néons, ils sont tous là, ou presque. Ça fait du bien. On parle du silence disparu, du mutisme du paysage. On parle oiseaux, cours d'eau, châtaigneraies. On parle aussi défiguration, dépossession, mensonges, trahisons.
- Qu'est-ce que tu fous là Victor, t'as rien à faire ici !
- C'est vrai, t'es riche maintenant, c'est ta mère qui doit se retourner dans sa tombe, des si beaux terrains, si c'est pas malheureux.
- Quelle honte !
- Ouais, c'est les infra sons qui vont nous tuer, toi comme nous autres, t'en as conscience ?
- C'est ta faute tout ça !
- Je vous rappelle qu'au début on était tous d'accord, on a tous signés pour l'implantation des éoliennes, et pourquoi on a tous signés pardi…pour le pognon ! et pis si c'est mes terrains qu'ils ont choisis, j'y suis pour rien, faut pas l'oublier.
- Ben voyons, on t'a vu avec le nain en costume, tu nous la feras pas.
- Ca me dégoute, allez viens Etienne, on va s'en jeter un.
- Peux pas, suis crevé, j'ai pas dormi, je rentre.
Au fond de la salle, dans la pénombre près de l'entrée, Léon, un colosse. La chemise à carreaux rentrée dans le pantalon maintenu par une vieille ceinture de cuir fatiguée, des chaussures qui racontent la montagne, le visage mordu par les intempéries, sans âge, à l'image des lieux et de leur histoire. Léon, le berger, observe l'agitation, écoute la discorde. Léon que le village craint et respecte. Il en a soigné plus d'un avec ses mains, le corps comme l'âme. C'est un taiseux. Son regard limpide comme une eau de source, d'une fixité étrange, trouble et intimide. A ses heures perdues, il tresse de robustes paniers en bois de châtaigner. Pas un dans le village qui n'en soit muni, il les accompagne en quelque sorte et cette présence rassure.
Aujourd'hui, Léon est en colère, il doit faire un détour de plusieurs kilomètres pour mener paître ses moutons et encore, le chantier progresse, ronge, des tranches comme ils les appellent, un chantier boulimique qui aura bientôt barré l'accès au plateau.
- Prochaine réunion mardi en présence d'Elecnovert hurle Blaise, le maire, dans l'espoir d'apaiser le tumulte.
Léon sort avec les autres, traverse les rancœurs, sans un mot.
Sur la terrasse, Olympe semble anéantie, les oreilles basses, couchée sur le flanc. A ses côtés un faucon crécerelle, les ailes rousses cisaillées. Un de plus. C'est le 3e depuis le début du mois, une hécatombe. Léon scrute le ciel, le vent se lève. Les nuages accélèrent leur allure. Certes la vallée a parfois souffert de ses outrances mais tous ont composé avec sa démesure, la nature elle-même s'est adaptée à ses assauts mais le projet a tout bouleversé, lui a forgé des armes tranchantes qu'il libère sans retenue, l'a transformé en ennemi. Il caresse sa chienne. Faut-il pour autant entrer en guerre, fourbir d'autres armes pour le contrer ? Il soulève le faucon avec respect, plonge son regard dans l'œil sombre cerclé de jaune et définitivement éteint du chasseur, l'installe avec les autres, près du muret de pierres sèches, puis se dirige vers la bergerie.
Debout sur le seuil, face au sentier qui descend vers la vallée, Léon domine le chantier.
Soudain le sol se met à trembler en ondes successives. Les parois de bois craquent, les moutons bêlent d'inquiétude, les agneaux se blottissent contre leur mère qui tapent du pied pour conjurer la peur, le bruit lancinant des éoliennes assure la basse continue, une singulière fugue champêtre enfièvre l'air.
D'un geste rapide, il ouvre le loquet et libère le troupeau qui, groupé sous la vigilance d'Olympe, dévale la pente, heureux de quitter la fugue endiablée pour faire résonner ses cloches. Il fonce vers l'enfer pourtant mais Léon ne l'en en a pas détourné car il a résolu de filer tout droit, vers le plateau, comme avant.
Plus il s'avance, mieux il distingue la file des camions, prise de convulsions, qui tressaute sur la pierraille du chemin, soulevant un nuage étouffant et dense de terre et de poussière qui rougit tout sur son passage. Les grues ahanent des grincements aigus, les toupies dégueulent leur béton dans les cratères fétides où croupit un liquide saumâtre et malodorant qui contamine les tranchées voisines d'une lymphe bilieuse. Seule une longue pale, telle une plume céleste lovée dans une remorque, apporte une note élégante à ce tableau qui semble tiré des pages de l'Apocalypse. Des hommes coiffés de casque orange ploient sous un déluge d'ordres vociférés par des casques blancs qui s'époumonent pour couvrir le vacarme ambiant. En contrepoint, s'avancent les moutons. Autre ponctuation blanche qui trottine, tintinnabule, toujours groupée.
- Hé, qu'est-ce que vous faites là ?
- Je traverse,
- Mais c'est interdit, c'est une propriété privée. Dégagez, nous on travaille, on œuvre pour le progrès.
- Moi aussi je travaille !
Sur ce, il siffle Olympe et poursuis son chemin suivi de sa petite troupe, dont la discipline, un temps perturbée par ce voisinage frénétique, déroule son harmonie.
Mardi
Blaise balaie du regard l'assemblée. Pas un ne manque même Victor. Un grand désordre règne dans la salle malgré l'alignement impeccable des chaises. Il ne les reconnait pas. Le village n'a pourtant pas la réputation d'être engagé, militant, pire…révolté. Rien qui puisse perturber l'ordre paisible des prairies où abondent les adventices, sans l'ombre d'un souci. Quelques ragots sans doute, des envieux, parfois une molle contestation vite diluée autour du zinc.
Sur l'estrade aménagée pour l'occasion s'élève un écran poussiéreux.
La porte claque et le promoteur entre, costume sombre, rayé, cravate rouge, lunettes savamment remontés sur des mèches gominées, des chaussures à talonnettes pour compenser le ridicule de sa taille. Il porte une attachée case en cuir brun.
- C'est la mafia qui débarque !
Il s'avance vers l'estrade, le torse bombé, le regard dirigé vers un horizon que lui seul semble apercevoir, ignorant royalement l'exaspération qui suinte. Après avoir soigneusement essuyé la petite table en formica bleu, il sort son note book, le dépose, ouvre l'écran et d'un geste vif, appuie sur une touche.
P=Cp.1/2.r.S balayée. V 3
La formule magique, telle une apparition, s'affiche sur l'écran ; et par une pirouette très étudiée il se tourne vers l'assemblée,
- Bonjour !
D'une arabesque du bras, il s'écrit :
- Devant vous l'équation du défi ! certes elle vous dépasse, mais elle fonde ce projet innovant, que dis-je révolutionnaire, les aérogénérateurs terrestres les plus hauts et les plus performants du monde…
Il laisse flotter quelques instants ces derniers mots comme une révélation divine.
Un échange d'œillades ahuries survole les rangées.
- L'éolien citoyen auquel vous avez adhéré a porté ses fruits et je viens vous annoncer une bonne nouvelle. Votre appropriation citoyenne va vous permettre de sécuriser les retombées économiques et fiscales locales. De plus l'alimentation électrique de votre village vous sera fournie et calculée à un tarif préférentiel selon une formule qu'Elecnovert négociera en accord avec la Commission de régulation de l'Energie. Votre vallée va contribuer, comme pionnière, au renouvellement de la transition écologique, que dis-je au destin énergétique de la planète.
- Et notre destin à nous, vous y pensez ?
- Nous faisons partie du grand tout et…
- Et le saccage de notre paysage ?
- Le paysage est une histoire d'affect et donc une perception éminemment subjective mais, soyez raisonnable, personne ne possède le paysage ! et ce projet vise à redéfinir une construction sociale à finalité économique sur un support naturel.
Après cette envolée, les regards se croisent, se perdent, perplexes, indécis, certains se grattent la tête comme pour creuser le sens de ce qui vient d'être dit, un autre s'éponge le front, Esparonne pique du nez, définitivement terrassée par une telle charge, une construction sociale à finalité économique sur un support naturel, tous se demandent s'ils partagent avec cet exalté le même dictionnaire.
- Parlons-en du support ! et le Brizé, hein ? tiens ! il a jamais aussi bien porté son nom. L'avez asséché et je fais comment, moi, avec mes potagers, je tire les tarots, je fais des incantations pour ramener l'eau ?
- Pis y'a pas que ses potagers, y'a la fontaine du village, le cimetière, on peut même plus arroser les tombes.
- Je vous rappelle que, dans la mesure du possible, nous restaurerons les lieux à l'identique et donc…
- Et nous autres vous allez possiblement nous restaurer à l'identique aussi ?
- Qu'entendez-vous par là ?
Le médecin, au bord de la congestion, se lève.
- Vos moulins à vent culminent à une hauteur qui fait pâlir la Tour Eiffel et l'envergure des pales rivalise avec celle d'un boeing 747… mais malgré ces considérations touristiques remarquables, le village est plongé dans l'insomnie, le bruit lancinant que produit ces prédatrices interrompt le sommeil. Une fois réveillé, impossible de se rendormir, il enfle dans la tête, nous étourdit, nos oreilles vibrent, nos cœurs s'accélèrent, chavirent, débordent...
- Très lyrique mais les observations scientifiques disponibles à ce jour, issues des rapports de l'OMS, n'établissent pas de lien causal direct entre le bruit des éoliennes et les effets nuisibles sur la santé. La science tout de même ! Face à l'Histoire et à l'objectivité scientifique, que valent de petites subjectivités individuelles ! vos diatribes relèvent de l'obscurantisme.
Léon secoue la tête et dit posément :
- C'est ça, continuez à brasser le vent du mépris !
- Oh, vous, le Don Quichotte… Je perds mon temps, votre communauté est dotée d'un quotient intellectuel aussi restreint que la surface des chaises miteuses sur lesquelles vous êtes assis !
- Vous nous rendrez compte pour ces insultes.
- Le chevalier à la triste figure profère des menaces maintenant…
Il s'empare de son ordi, le ferme et quitte les lieux sous un florilège de quolibets. Les rires fusent, une chaise tombe, chacun commente, le vent de la discorde semble s'être envolé dans la cacophonie après de tels propos, jusqu'à Victor dont l'assurance craquèle.
Blaise rejoint Léon qui n'a pas cillé.
- Fais quelque chose Léon.
- Ne t'inquiète pas, les Dieux sont avec nous.
Blaise tourne la tête, vaguement incrédule, ses yeux heurtent le regard serein du berger. Cette réponse sibylline ajoute à son inquiétude mais il connait Léon, inutile de lui demander de préciser.
Du haut du village, sur la corniche près de l'église, blottis les uns contre les autres, tous sont rassemblés, comme mus par un inexprimable élan.
Quelques feuilles tournoient, les houppiers frémissent, le vent s'ébroue, agace les nuages de sa présence invisible, un gris sale assombrit la vallée, couleur d'étain. Au loin quelques éclairs, le tonnerre, le chuintement de la pluie qui s'approche. Puis la surface du ciel se déchire, un son rêche gonfle la nuée, libère un déluge d'eau, violent, impitoyable, inhumain. La terre rouge sang se réveille, bouillonne, se fend, charriant avec elle cailloux, pierres, troncs mêlés dans un torrent de boue qui avale la pente, enjambe les ressauts, falaise soudain liquide que rien n'arrête. Le ciel rugit, résonne de mille rires. La vallée hachée par la géométrie brutale des éoliennes chavire. La coulée écarlate et visqueuse plie les tôles, les camions tels de petits canots dérisoires glissent et s'empilent. Les baraques, frêles esquifs, dérivent, le filin des grues crisse comme les drisses d'un navire, des troncs d'arbres noueux et vénérables s'accumulent au pied des mâts rigides comme pour les narguer. Les éoliennes s'affalent, les unes après les autres, dans un bruit mat, les pales tordues comme des oiseaux morts.
Soudainement, la boue, repue, cesse sa progression.
Eole peut se retirer…Traiter le mal par le mal, une épiphanie absolue.
Le fracas de leur terre a cessé. Une fine brume s'évade des murs, des flaques aux reflets incertains émaillent les rues. La falaise, de l'autre côté, exhibe sa cicatrice. Epaules affaissées, mains crispées en quête d'un soutien, certains s'enlacent, se consolent, larmes contre larmes, abattus, des regards cherchent Léon. D'aucuns pensent qu'il a déposé, là-haut, sur le plateau, l'inquiétude au creux des arbres, enroulé la colère autour des pierres, arraché à la terre la promesse du répit. Chaos, Déluge, Châtiment, ils sont partagés entre un sentiment de faute et celui d'avoir été vengés. Tous contemplent, recueillis, le tombeau d'argile purpurin qui, dans une totale indifférence, recouvre la vallée. Les mâts inertes gisent dans leur linceul. Seul le Brizé en reprenant son lit, s'écoule timidement sur un silence inconnu.
- Le paradis ! murmure Esparonne.