Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le ...
La mélodie fait irruption dans son monde intérieur. Une valse de Satie, douce et mélancolique à en mourir. L'une des musiques préférée de Louis. Elle résonne en elle, lui tourne la tête, fait trembler ses mains.
Mais le vieux vinyle du voisin doit être rayé. Trois fois déjà que la musique craque, ripe et saute pour revenir en arrière.
Ça fait longtemps qu'elle n'a pas pensé à Louis. Au moins trois heures. C'est la première fois qu'aucune pensée intrusive ne vient la troubler. Mais la valse l'entraîne et la pousse à lui écrire.
« Je m'en veux. Est-ce que je t'oublie ? Non, impossible. Je ne peux pas. Je ne dois pas »
Les notes grincent, s'étirent, s'enroulent autour d'elle. Elles glissent, insidieuses, puis flanchent. Reviennent sèchement au point départ.
Louis est partout, depuis des mois. Hier encore elle avait cru le reconnaître dans la foule anonyme, dans l'éclat d'une chevelure blonde. Dans le rire clair d'un passant. Dans une voiture identique à la sienne, sur le bas côté. Comment peut-il être à la fois partout et nulle part ?
« Je m'en veux. C'est de ma faute. J'aurais du voir. J'aurais du sentir, entendre, comprendre. Oui, j'aurais du comprendre. Ca me ronge. Ca me dévore. »
La musique s'emballe, tourbillonne, chavire, renverse ses pensées, dérape et s'écrase. Se rejoue, en écho à sa peine.
Les souvenirs tournent en boucle eux aussi. Vrillent. De la douceur des moments partagés ne reste que la couleur de l'amertume. Louis qui danse, mal. Louis qui pleure, en silence. Louis qui chante, faux comme toujours. Louis qui sourit, sincèrement. Tout n'est que douleur.
« Je m'en veux. J'ai entendu la souffrance dans tes silences, la tristesse dans tes rires. J'aurais voulu t'aider. J'aurais voulu te sauver. J'ai échoué. Je t'en veux aussi, un peu, mais j'en ai honte. Alors je m'en veux à moi. J'ai l'habitude. »
Elle tend l'oreille. Pas de grincement cette fois. Les notes s'égrènent avec une étrange légèreté. Puis le crissement de la rayure déchire la mélodie, qui bondit en arrière. Se brise. C'aurait été trop beau.
Lui reviennent l'amertume de leurs disputes, l'apprêté des mots qui dépassent la pensée, le grondements des tons qui s'échauffent. Leurs voix entremêlées qui se chassent, se poursuivent, les effraient tous deux. Même ces souvenirs là sont précieux. Elle les revivrait mille fois pour le revoir encore. Toutes les déchirures qu'ils avaient eues seraient moins douloureuse que la plaie béante qu'avait ouvert en elle la mort de Louis.
« Je me sens impuissante. Je n'ai rien su faire pour te sauver. Mais comment aurais-je pu ? Est-ce que j'ai jamais eu ce pouvoir ? Je n'en suis pas sûre. Ma culpabilité me dit que tout est de ma faute. Mais, si tout est de ma faute, je suis aussi responsable de tout. Et d'où me viendrait toute cette responsabilité ? Est-ce que je me crois alors toute puissante ? Non, non. Pourtant je sens cette ronde de sentiments d'impuissance et de toute puissance qui vont et viennent, tour à tour. Qui m'entrainent et me perdent. »
L'étrangeté se répète. L'absence d'étrangeté plutôt, et ce piano qui continue sans à coups ; la valse s'enroule et se déroule au rythme de sa respiration. Le disque tourne.
Elle entend encore la voix de Louis, dans le murmure du vent. Elle reconnaît ses yeux pétillant dans ceux de l'étranger qu'elle à croisé hier. Elle sent son odeur, dans les champs alentours. Dans les détails, dans la vie de tous les jours, dans l'immuable des petits changements.
« J'aurais du comprendre que tu y pensais. Que tu pensais au suicide. J'écris suicide, pas pour te blâmer, pas pour te faire honte. Simplement c'est le mot. Tu ne t'es pas donné la mort, tu n'as pas choisi de mourir… donné, comme si c'était un cadeau ; choisi, comme si tu avais eu le choix. C'était une impasse, ton suicide. Si seulement j'avais su te trouver une issue de secours. Je m'en veux. »
La mélodie accroche, comme un cri. Une plainte rauque, un martèlement, qui transperce ses tympans jusqu'à son cœur. Quelques secondes qui se reprennent. Ne lui laissent aucun répit. Une fois, deux fois, trois fois… Une boucle à rendre fou. Puis un saut dans le temps. Etonnamment, la musique avance cette fois.
Elle se repasse la scène de leur dernière rencontre. Ils s'étaient à peine croisés, elle n'avait presque rien dit, lui non plus. L'orage était arrivé. Il s'était réfugié sous un abri bus, elle était monté en voiture. Elle s'était dit qu'ils auraient bien le temps de parler plus tard. Plus tard.
« J'ai encore tant de choses à te dire. Je continue de le faire d'ailleurs. Dans ma tête, bien sûr, on me croirait folle sinon. Je me demande ce que tu penserais de ce nouveau jeu, de ce livre, de cette balade en montagne. Je me demande ce que tu penserais de mon nouveau préféré. Un mot bizarre, un peu cabossé, un mot qui rebondit : sérendipité ».
Le disque bute encore, crache, soupire, lutte, lâche. Satie repart à zéro. A zéro… La rayure doit être sacrément profonde.
« Sérendipité – tu dirais que je fais encore ma madame je sais tout – c'est une heureuse découverte qui est due au hasard. Tu sais, comme le mythe des sœurs Tatins qui n'ont pas fait exprès d'inventer leurs tartes ! Eh bien voilà. Depuis que je connais ce mot, je le vois tous les jours. Je le croise comme je te croise, au bord du chemin, au coin d'une rue, autour d'une place. Sérendipité. Heureux hasards. C'est vrai que c'est heureux. Aussi vrai que c'est douloureux. Mais ça compte pour moi. »
En fait, la dernière fois qu'elle l'a vu, c'était à l'enterrement. Ca aussi, c'est précieux, mais ça fait mal. Et elle refuse que cette image prenne le pas sur toutes les autres. Ses moments avec Louis leur appartiennent, il ne disparaîtront pas.
Elle pose un instant sa plume, pour suivre l'envolée ininterrompue du piano. Rien ne semble plus pouvoir l'arrêter. Pas même cette maudite rayure. Le vinyle cogne, se rebiffe, rue et poursuit sa course circulaire.
Elle ne fait pas qu'y penser, non ! Elle ne « coupe pas le lien », comme des gens bien intentionnés ont pu lui conseiller. Simplement, elle continue d'écrire sa vie, malgré les ratures, malgré les blessures. Malgré la rayure. Et sa vie, Louis en fait partie.
« Je dois te laisser. Essayer au moins. Mais je ne te quitte pas. A bientôt, Louis ».
Son cœur se noue au sursaut musical qui suspend l'instant. Elle ne saurait dire si la valse suivra son cours ou si elle reprendra encore. Peut-être pas à zéro, cette fois.
Une résilience guidée par la musique de Satie, voici un pan de vie, un texte court qui chemine au travers de la métaphore du disque rayé, de la coupure qu'il faut surmonter. La construction, du texte - imbrication, adresse au disparu, incursion de la musique... - utilise avec sensibilité les possibilités expressives qu'offre la nouvelle et nous laisse avec une fin ouverte sur une forme d'espoir.