Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le ...
Il y a une petite fille près de la fenêtre, elle a huit ans, elle regarde la nuit qui tombe. La croisée se découpe en sombre sur le mur rose pâle. Le peintre sans doute un peu novice a laissé quelques grumeaux dans la peinture. Ce n'est pas grave c'est joli quand même ce ton doux et discret. Lucile aime cette couleur, elle y est habituée, elle adore passer son doigt sur les petites imperfections, glisser du rêche au lisse, comme par jeu. Pourtant elle est triste. Depuis deux jours, tous les soirs à ce moment précis qui n'est plus le jour et pas encore la nuit les larmes lui montent aux yeux. Elle ne sait pas pourquoi. Au fur et à mesure le rectangle de la fenêtre s'habille de bleu saphir, de bleu de Prusse, de bleu marine et l'angoisse monte. Elle a peur de mourir. Et surtout elle a peur que ses parents meurent. Elle sent que la mort de ses parents est inéluctable, elle ne supporte pas cette idée. Elle n'y avait jamais pensé avant. Elle ne fait pas le rapprochement mais l'autre semaine elle a traversé brusquement au carrefour pour rattraper son ballon. Dans sa tête résonne encore le gémissement des freins, le cri du conducteur qui a calé et son coeur qui a fait un bond de géant, comme elle pour franchir le dernier mètre. La voisine d'en face a tout vu, elle a eu très peur, elle a grondé la petite fille, puis elle l'a embrassée. Et n'a rien dit à ses parents heureusement. Lucile se sent coupable. En même temps elle a conscience d'être heureuse, d'être chérie par son père et sa mère, d'avoir de la chance. Que se passerait il si tout s'arrêtait soudain ? Elle en tremble, elle sent comme une menace, elle pleure en cachette, elle renifle en douce mais ne dit rien.
Il y a une jeune femme étendue sur le canapé de velours marron, elle a glissé un oreiller sous sa tête pour être plus à l'aise et se repose, tranquille. L'appartement est situé au quatrième étage, il est largement éclairé par de grandes baies vitrées qui vont du sol au plafond. De là on passe par dessus les toits de la ville et on voit les collines vertes où en étépaissent les troupeaux de vaches. Ici, les vaches sont rouges avec de longues cornes effilées, ce sont des Salers, une race rustique et rude, élégante aussi. Lucile a toujours aimé les vaches,depuis l'enfance ces animaux la rassurent, lui procurent une sorte de paix. La main sur son ventre Lucile se demande si son petit bébé aura lui aussi une connivence avec les animaux. Elle convoque avec tendresse le souvenir de deux ou trois de ses chiens qu'elle a beaucoup aimés. A ce moment son ventre se met à onduler par petites vagues, cela la fait sourire, c'est doux et attendrissant. Son bébé semble à l'unisson ! Elle aimerait bien que ce soit une petite fille, pour tenir compagnie au petit diable de trois ans qui pour le moment est sage vu qu' il fait sa sieste dans le lit à barreaux de la chambre d'à coté.Une petite princesse après un petit prince vif argent cela serait une aubaine. N'est ce pas ce que l'on appelle le choix du roi ? Lucile se dit que peut être elle en réclame trop à la vie, qu'il ne faut pas y penser, que cela porte malheur. Après tout un autre petit garçon c'est bien aussi.
Il y a une dame aux cheveux blancs accoudée à la fenêtre de sa chambre. Elle contemple le verger, les pruniers, le figuier et le jeune pommier qui est tout proche de sa fenêtre. Parfois, en douce elle va voler une pomme en vérifiant que personne ne la regarde. C'est un verger d'agrément dans la parc de la maison de retraite, on n'est pas censé ramasser les fruits.Mais Lucile ne peut pas s'en empêcher. C'est une petite vieille gentille, pas aigrie du tout par l'âge, qui fait plus de sourires que de nez grognons. Mais la rapine, elle ne peut pas s'en empêcher ! Elle a toujours fait ça, ramasser les pommes tombées sous les arbres, pour en faire de la compote, des tartes. Quand ce sont des pommes récupérées, pas des pommes achetées chez le marchand, cela lui procure une satisfaction bien supérieure… Elle est d'une époque où l'on ne gaspillait pas, ni les fruits un peu gâtés, ni les vêtements usagés, on gardait les cartons, les ficelles, les sacs en papier et même le dos des enveloppes que l'on avait reçues. Sait on jamais si les disettes et les guerres revenaient… Alors elle continue à amasser tout ce qu'elle reçoit, les papiers d'emballages des cadeaux, les pots de confiture vides, les boites de gâteaux secs. Tout s'empile, souvent en équilibre instable. Il faudrait ranger, mais elle n'y voit plus guère. Alors elle laisse comme ça. Elle préfère ouvrir sa fenêtre le matin pour laisser entrer le soleil. Elle s'accoude un bon moment à la petite balustrade où pendent deux pots de fleurs. Elle dit : « c'est dommage je ne vois jamais passer personne ! »