Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clam...
Des clameurs me réveillent en sursaut.
Le feu ! Le feu !
Je dégringole le tronc à encoches qui mène à ma hutte.
Un flot acre et blanchâtre a déjà envahi l'espace.
Pedro arrive haletant :
- Trop tard pour éteindre, il faut partir, courez aux pirogues !
Les hommes ont déjà rempli des hottes de fibres qu'ils suspendent par une lanière à leur front. Les femmes, des bébés sur le dos et des enfants à la main, se pressent sur le chemin de la rivière alors que les flammes commencent à lécher les pilotis des habitations. En hâte, je suis le groupe.
Tout le monde se précipite dans les cinq embarcations de la tribu. Leurs muscles bandés, les hommes se mettent à pagayer avec énergie fuyant le crépitement meurtrier. Apeurés par cette agitation inconnue, les petits pleurent. Leurs mères les enlacent et se tassent pour éviter la pluie de flammèches qui s'abat sur nous. Notre pirogue glisse à toute allure sur l'eau noire envahie de débris, l'air saturé d'une fuméequi nous fait pleurer et cracher nos poumons.
Plus tard nous atteignons le fleuve. Le feu s'est éloigné, alors seulement, nous progressons dans le silence ponctué par le chuintement des pagaies sur l'eau.
Jusqu'ici large et serein, le cours d'eau commence à se rétrécir, son lit s'incline de plus en plus et le courant s'accélère. Malheur, les rapides ! Propulsés vers l'écume traîtresse, ballotés dans la chute, bringuebalés d'un bord à l'autre, nous nous agrippons aux parois de notre misérable embarcation. Les deux Indiens aux commandes, l'un à l'avant, l'autre à l'arrière, ploient sur leurs pagaies sans plus rien maîtriser. A l'affût des incessants obstacles, en sueur, la face crispée, les muscles rétractés à chaque secousse, je me sens lamentablement impuissant. A tout instant, l'esquif se heurte aux rochers, pique du nez dans un ressaut, rebondit, change de direction, manque de se retourner. Des gerbes d'eau nous assaillent. Les enfants crient de terreur, leurs mères dont l'une serre un nourrisson, marmonnent des prières. Le coeur dément, les tripes en révolte, moi le mécréant, j'implore les divinités. Soudain, un coup sourd contre la coque en péril qui bascule, semble se rétablir mais de nouveau s'en va frapper un récif, se précipite contre un autre, dérive follement vers un amas de troncs qu'elle percute avec une telle violence que la pirogue chavire.
Le courant me happe, l'eau ingurgitée m'étrangle, je me débats pour une goulée d'air. Le flot revient à la charge, me pousse, m'enfonce, me maintient sous sa férule, puis me laisse remonter, pour m'aspirer à nouveau. Bras et jambes dans tous les sens, je lutte comme un fou pour reprendre mon souffle. D'un coup, je sens quelque chose qui se colle à moi. Mon Dieu, le bébé ! Je l'agrippe et l'enserre d'un bras, nageant de l'autre, battant furieusement des pieds pour remonter à la surface, craignant à tout instant de le perdre. Et puis, bizarrement, je suis moins secoué, peu à peu, tout se calme alentour, le fleuve s'apaise enfin. Le nouveau-né contre moi, je suis emporté vers une grève où nous finissons par échouer. Titubant, crachant, dégoulinant, je mets pied à terre. Anxieux, j'examine le petit : il vit ! Je lui tapote le dos pour évacuer l'eau avalée, m'assure qu'il respire bien et commence à le frotter doucement pour le réchauffer. Il se met à pleurer. Que faire ? Je me demande ce que nous allons devenir quand j'entends des voix. Je reconnais celle de Pedro :
- Courage, on arrive !
Françoise Gailliard-Ghezzi