Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clam...
De la fumée. Il y a beaucoup de fumée. Beaucoup de gens fument, beaucoup de gens boivent. La plupart tiennent leur verre dans la main droite et leur cigarette entre l'index et le majeur de la main gauche. Étrangère à cette ambiance festive, Dorothée observe gestes et mouvements comme une éthologue. Elle regarde cette foule qui éclate en conversations bruyantes et s'étonne du mimétisme général. Elle ignore ce qu'ils se racontent mais constate leur enthousiasme communicatif, ricochet de rires et de voix qui résonnent dans ce lieu mythique parisien. De temps en temps, elle fait un petit signe aux uns et aux autres, un petit salut discret. Elle voudrait accélérer le temps, être déjà sur le départ. Elle tire légèrement sur sa jupe qu'elle pense trop courte pour l'occasion, avale un grand verre d'eau et s'avance nerveusement vers le micro. Son intervention est très attendue.
Elle est seule face à un public qui ne s'est pas encore rassemblé. Bien droite sur l'estrade, elle dispose méthodiquement ses documents sur le pupitre, rituel familier censé l'apaiser. Ses jambes tremblent, elle cherche fébrilement un appui, se rapproche discrètement d'une chaise, pose ses deux mains sur le dossier, contact rassurant qui l'aide à calmer les battements de son coeur. Ses crises de panique récurrentes dès qu'elle est confrontée à la foule la désespèrent. Elle a appris à les contrôler mais l'angoisse la tenaille toujours aussi intensément, son dos est raide, sa capacité de penser anéantie.
Une femme, tailleur Chanel, s'avance vers elle accompagnée de sa petite fille qu'elle tient par la main. Dorothée vacille, son environnement se rétrécit brusquement au point de se réduire à ces deux mains insérées l'une dans l'autre. Hypnotisée par cette image, Dorothée aperçoit à peine le dessin que lui offre l'enfant. Son regard s'embrume, ses oreilles bourdonnent, une bulle cotonneuse s'empare de son corps. Elle n'est plus vraiment dans la salle, une petite fille en pleurs appelle désespérément sa mère, elle hurle, affolée au milieu d'adultes qui l'ignorent. Moment d'effroi. La femme au tailleur s'approche de Dorothée qu'elle a vu pâlir et lui demande si tout va bien. Dorothée hoche la tête en signe d'approbation sans savoir précisément comment elle va. Elle se sent comme au sortir d'un rêve qui l'aurait profondément marquée, encore endormie mais éveillée comme jamais, une belle au bois dormant qu'un souvenir aurait tiré d'une profonde amnésie. Quelqu'un frappe dans ses mains en invitant chacun à venir s'installer pour la conférence. Dorothée esquisse son plus beau sourire comme elle le fait chaque fois, mais aujourd'hui sa bouche ne se fige pas en un rictus de malaise, elle sourit sincèrement à tous ces gens venus l'écouter et se sent honorée par une telle attention. Un épais silence remplit la salle. Dorothée tapote sur le micro, jette un regard à l'assemblée avant de prendre la parole, légère et concentrée.