Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clam...
C'était un lundi. Dans la plaine, le jour se levait, l'espace offert aux yeux des hommes paraissait infini. Une brume légère couvrait les reliefs et la neige masquait les dénivellations. Toutefois, une trouée dans ce halo permit à un groupe de cavaliers équipés de longue vues de distinguer tout au fond, en direction du sud, les vastes étangs gelés qui fermaient l'horizon. C'étaient des capitaines des dragons qui s'étaient frayé un chemin jusqu'à l'avant des positions et dans les rangs des soldats on s'était prestement écartés devant le souffle puissant de leurs chevaux rouges fauves et le cliquetis des gourmettes. Gauthier, simple artilleur regardait avec envie leurs superbes uniformes verts, leurs casques de cuivre et leurs sabres qui jetaient des éclairs. Lui, il était transi de froid, la maigre couverture sortie de son havre sac ne l'avait guère protégé du gel pendant la nuit. Il continuait de trembler machinalement, son corps ne pouvait s'en empêcher, agité par une sorte d'excitation mêlée de peur. Ses machoires se tendaient : il allait se battre avec ardeur et un jour, lui aussi, il aurait un bel uniforme vert et un cheval rouge.
En face, sur le plateau, à une petite dizaine de km, il y avait aussi des hommes en armes rassemblés. Leur langage était guttural, ils parlaient plusieurs langues. Pas moins de deux empereurs les gouvernaient, et les généraux qui les commandaient étaient légions. Ils formaient ce que l'on appelle une coalition. Ils étaient des alliés, unis par la même rancoeur, le même désir de revanche. Plusieurs centaines de régiments étaient agglutinés, leurs uniformes composaient une mosaïque de couleurs bigarrées. Parmi elles le bleu galonné de rouge des Cosaques du Tsar, le noir à brandebourgs dorés des Hussards autrichiens, les bleus et verts foncés des Voltigeurs prussiens, les blancs et bleus marine des Grenadiers suédois. La masse était silencieuse, comme recueillie. Sa lourde présenceavait fait taire le cri des corbeaux. On entendait juste le hennissement des chevaux, les bruits des canons qu'on pousse, des chariots qu'on tire, les cliquetis des fusils et des sabres, les claquements des bottes. La puissance de l'armée des Alliés s'étalait avec ostentation, leurs troupes étaient quatre fois plus nombreuses qu'en face.
Soudain, dans la plaine des roulements de tambours et des sonneries de trompettes s'élèvent. La cohorte des musiciens vit son moment d'exaltation. Les autres soldats les appellent avec dérision « les loin des balles ». Pourtant ce sont eux qui entrainent l'armée toute entière au combat et ils risquent leur vie autant que les autres ! Sur son cheval blanc le chef en tenue verte des chasseurs de la garde et bicorne à plumet tricolore lève le bras. Un rayon de soleil perce les nuages et frappe son doigt qui se tend, il se sent invincible, il lance ses troupes à l'assaut du plateau.
La scène se passait le lundi 2 Décembre 1805 au sud de la Moravie. On parlera dans les livres d'histoire du soleil d'Austerlitz qui nimbait ce matin là un empereur au sommet de sa gloire. On passeragénéralement sous silence ceci : en quatre heures de temps, dans un rectangle de 8 km sur 12, il y eut 1500 morts et 7000 blessés coté Français ainsi que 16 000 morts et 11 000 prisonniers coté Alliés.