Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le ...
Et il fut un temps où plus personne ne pouvait sortir de chez soi. C'était devenu dangereux. Et interdit. Une sorte de silence ouaté envahit la ville et la campagne, en France, mais aussi en Italie,dans toute l'Europe et même dans le monde entier. C'était inédit, impensable, incroyable. Mais vrai!
Les rues des métropoles chinoises étaient vides, des hauts parleurs, des drones criaient des ordres pour obliger les récalcitrants à rentrer chez eux. A Paris, Rome, Madrid, Berlin, Singapour, New York... tout avait changé.On n'était pas dans un film catastrophe, ce n'était pas Mars qui attaquait. C'était nos vies qui étaient menacées, sur notre planète terre, par un tout petit virus qui portait couronne mais qui se propageait à une vitesse exponentielle. Tous ne mourraient pas. Seuls les ainés et les plus fragiles tombaient comme des mouches. Mais beaucoup étaient touchés et à force, même les résistants, les incrédules, les farauds de la première heure se mirent à avoir peur et à observer les règles. Chacun écoutait les informations en boucle, le président comme s'il pouvait être un père sauveur,chacun se laissait sidérer en écoutant chaque jour monter le nombre des malades et des morts. Pour se rassurer on communiquait volontiers et plus que jamais avec sa famille et ses amis par téléphone, par mail, par skype. Heureusement qu'internet avait été inventé !
Au quotidien chacun vivait la situation à sa manière.
Hubert tourne dans son appartement parisien comme un lion en cage. Il a 40 ans, un job qui lui plait dans la téléphonie, plein de copains, le goût des petits bars autour de Montparnasse. C'est un Corona man. La convivialité nait tout de suite le vendredi soir rue de la Gaité autour d'un bon bock de bière. Hubert aime cette fraternité là. Il en a besoin. Elle lui manque terriblement dans son 4e étage sans balcon,comme lui manque son amie qui est confinée quelque part loin de lui, en province. Il est seul et il cherche un sens à tout cela. Il n'en trouve pas, il déprime.
Simone a 95 ans. Il y a cinq ans elle a quitté l'Auvergne pour entrer en maison de retraite dans le midi près de chez ses enfants. C'est une petite mémé aux frisettes blanc bleu, pimpante, à la démarche encore énergique. Sans être une grande élégante elle est soignée, elle porte toujours un foulard de couleur vive autour de son cou. Assorti à sa tenue. Enfin, en général, car elle n'y voit plus guère. Depuis deux semaines Simone est mal coiffée. Parce que la coiffeuse ne vient plus à l'EPHAD. Pas plus que le kiné ou la pédicure. Et les visites sont interdites. Pourtant ce qui gène le plus Simone c'est qu'elle ne peut plus aller au village acheter la crème qu'elle aime rajouter dans sa soupe. La gourmande !Autrement son rythme de vie n'a pas trop changé, les animateurs sont dévoués et s'efforcent d'occuper les résidents au mieux. On leur a bien expliqué la situation mais manifestement cela n'a pas été totalement assimilé par l'entendement de Simone. Elle dit à sa fille qui lui téléphone tous les matins à heure fixe: « Nous sommes des pestiférés ». Sa fille lui répond : « Mais non maman, au contraire, on cherche à te protéger de la maladie ». Et elle lui raconte l'histoire de Laurence dont le mari Laurent est atteint par le coronavirus, ils sont confinés avec deux enfants dans un petit appartement. Simone fait mine de s'intéresser : « Ah bon et c'est contagieux ça ? »…
Laurence et Laurent ont un appartement coquet mais pas si grand que ça pour quatre personnes dont deux petits diables qui aiment bouger. A Paris dans les beaux quartiers lesm² ne se négocient pas facilement. Laurent est fiévreux, patraque, un jour mal, un jour mieux. Il ronchonne car il n'aime pas être malade, il n'a pas l'habitude, c'est un hyper actif plein d'idées, créatif. Laurence ne sait plus où donner de la tête et des deux mains entre son activité professionnelle à suivre, son mari et ses bambins qui calent parfois sur les devoirs à faire via internet. Au diable les fractions, la multiplication des nombres décimaux et la symétrie axiale ! Elle lève parfois les yeux au ciel se demandant ce qui est pire entre un mari malade et deux enfants pleins de vie à canaliser. Sa mère disait souvent qu'un homme malade c'était beaucoup plus grave qu'une femme atteinte de la même maladie. Elle se dit : « ma mère avait raison ! ».
Dans son logis prés de Joinville le Pont, Lucile est confinée avec son chat. Ses enfants sont chez leur papa, elles les aura avec elle la semaine prochaine. Alors elle en profite pour avancer dans son travail à distance qui n'a pas faibli. Elle aura tout son temps pour eux ensuite. Elle les sent inquiets, il faut qu'elle les fasse parler, qu'elle trouve les mots pour les rassurer. Chaminou, lui, est le plus heureux de tous les chats de la terre. Le confinement il connaît, il en a fait un art au quotidien. Et avoir sa maitresse en permanence pour lui tout seul, quelle aubaine ! Lucile se construit chaque matin un bon moral en organisant son temps entre travail, marche (un peu) sur les bords de Marne, rangements, courses alimentaires, gymnastique et même danse tahitienne car sa prof propose un cours en vidéo. C'est chouette. La crise stimule les imaginations et la créativité. L'autre jour elle a halluciné en voyant arriver sur son écran ce spam : « Confinement, c'est le moment de faire le plein de sextoys... nous pensons fort à vous et vous proposons un peu de folie...». Mais elle a entendu aussi que des hackers avaient décidé de cesser leurs attaques contre les Centres Hospitaliers et qu'ils avaient joué les Robin des bois en punissant un fabricant de respirateurs qui avait augmenté ses prix de façon astronomique… Quand il lui reste un peu de temps elle peaufine son album photo sur le Rajasthan. Elle se dit qu'elle a eu bien raison d'emmener ses enfants là bas parce qu'ils ont aimé ce pays de couleurs, ses paysages, ses gens si gentils, si naïvement curieux. Que ce voyage est une vraie leçon de vie pour des ados, qu'il leur a donné une idée de la fragilité des choses. Elle est triste car elle vient d'entendre que l'Inde aussi était entrée en confinement. Elle se demande comment les Indiens (1,3 milliards d'individus, le tiers de la planète) eux qui vivent dans la rue et en communauté vont pourvoir gérer ça. Elle pense que les conséquences psychologiques de cette crise seront lourdes et vont compliquer les effets des conséquences économiques. Que chacun va devoir changer en profondeur. Peut être devenir plus attentifs aux autres ?
Pierrot et Pierrette ne sont pas les plus malheureux dans leur petit pavillon de banlieue près de Sartrouville. D'abord ils sont à la retraite, donc ils n'ont pas à se préoccuper de devoir assurer leur travail ou d'en être privés. Ensuite ils ont un jardin et une jolie vue sur les collines de St Germain en Laye. Pierrot dit volontiers de lui qu'il ne marche plus qu'avec des accessoires : pour voir, pour entendre, pour respirer en dormant la nuit. Mais il ne renonce pas. Chaque matin il étire consciencieusement ses muscles récalcitrants. Et tout se remet en route. Pierrette n'est pas plus souple que lui mais beaucoup moins disciplinée. Elle, ce sont les mots qui l'obsèdent: ceux qu'elle lit, ceux qu'elle écrit, ceux qu'elle entend. C'est une éponge. Elle donnerait sa vie pour un bon mot. Enfin, pas seulement. Elle vit surtout pour son Pierrot, leur famille et leurs amis. Entre gazon et mironton, ils essaient tous deux de réfléchir à ce qui se passe, de mettre des mots sur tout ça. Ils avaient 18 ans en 1968, l'époque où il était interdit d'interdire, où l'imagination était sensée avoir pris le pouvoir. Ils ont connu l'amour sans contraception, l'amour sans le sida, la consommation « allons y joyeusement » et le quotidien sans préoccupation écologique. Comment donc sont venus la pollution extrême, la détérioration de la planète, la mondialisation à outrance et les risques de pandémies ?
Depuis une semaine Sylvie bataille chaque jour pour se rendre du nord de Paris où elle habite jusqu'au faubourg St Antoine pour prendre son service dans l'hôpital du même nom. Elle est infirmière en réanimation, elle sait combien son travail est vital en cette période. Alors elle ne ménage ni son temps ni sa peine. Elle court dans les couloirs pour parer au plus pressé, accueillir, préparer, organiser, trier, répertorier, prévenir, alerter, piquer, intuber, rassurer… Elle a toujours eu la vocation chevillée au corps, elle y croit. Bien sûr c'est très dur en ce moment. Les gardes s'enchainent qui durent 7 heures, et peuvent se prolonger jusqu'à 10 heures au final ! Ils manquent parfois de blouses, de masques, de gel, de lits. A quoi pensent ils la haut, nom d'une petite pipe ? Avec cette pénurie intermittente il faut mettre sous clé ces biens précieux… C'est lourd de devoir s'habiller en scaphandrière à chaque fois, de se protéger, de faire attention, de faire vite et bien malgré la fatigue. La peur rode. Ses enfants et ses parents ont peur pour elle. Elle, ce qui la vide c'est de devoir laisser les patients seuls dans leurs chambres, calfeutrés avec leurs angoisses, sans le soutien de leurs proches. Et on ne s'habitue pas à perdre des malades, parfois si brusquement, si absurdement. Cela pèse sur les ressources physiques et morales. L'autre jour elle s'est endormie sur son écran d'ordinateur. Bien sûr elle se sent soutenue par la cohésion de l'équipe, par une sorte de solidarité générale, par l'opinion publique. C'est comme s'ils étaient devenus, eux tous les soignants, les héros de la nation. Tous les soirs à 20h il y a des gens qui applaudissent aux fenêtres. Ils reçoivent des sandwichs, des salades faciles à manger, des repas tous prêts que des restaurateurs leur offrent généreusement. Il paraît que des taxis prennent gratuitement à leur bord les personnels médicaux. Tiens, faudrait qu'elle se renseigne...
A Compiègne Roberta est seule dans sa petite maison en bordure de forêt. Elle ne peut même pas aller s'y promener, c'est interdit. Ellesouffre de sa solitude mais elle se sent soulagée que son mari Bernard soit décédé il y a six mois, avant tout ce bazar. Elle s'apaise en se disant qu'elle a pu l'accompagner de sa sollicitude pendant toutes ces semaines, même les plus atroces, les dernières, celles des soins palliatifs. Ils ont pu se dire au revoir, détacher peu à peu les fils de leur long compagnonnage. Des fils dénouées mais pas cassés. C'est comme si elle vivait encore avec lui, elle lui parle, elle sent sa présence, son odeur est encore dans la maison. Ils n'ont pas eu d'enfants mais elle n'a pas de regrets. Son métier de professeur d'espagnol a comblé quelques unes de ses espérances. Elle l'a vécu avec passion. Elle a encore des contacts avec certaines de ses anciennes élèves. L'autre jour elle a parlé par skype avec Manon. Elle l'a laisséeexprimer ses angoisses à propos de sa mère Sylvie en première ligne à l'hôpital, son incompréhension de la situation actuelle qui trouble et menace ses jeunes certitudes. Elle l'a écoutée, rassurée, conseillée. Ça elle sait faire. Elle se dit que c'est sa façon d'être encore utile alors que l'essentiel de sa vie est derrière elle, qu'elle a mangé presque tout le gâteau qui lui avait été donné. Non elle n'a pas peur de la mort, elle est inéluctable, elle arrivera tôt ou tard. Alors cette petite Manon c'est la chaine de transmission.
A Brooklyn, Gilles suit avidement les nouvelles qu'égrenent les chaines d'info américaines et aussi les françaises. Il est l'un de ces Français qui travaillent à NYC. Il y est depuis 6 ans et il appartient aux deux pays. Sa femme Line passe aussi beaucoup de temps à s'informer, elle voit venir une situation sanitaire mondiale dramatique depuis longtemps. C'est par nature une inquiète et une prévoyante. Aussi les frigos, les placards et les congélateurs de la maison sont pleins. Il faut nourrir deux adultes et deux ados qui ont plutôt bon appétit. Les deux filles et leur mère sont à la maison en télétravail et en devoirs à distance. Pendant un temps Gilles parvenait à aller à son bureau à vélo. La plupart des autres collaborateurs étaient en télétravail, il était tranquille dans le vaste open space, tout seul avec sa petite plante verte ! Mais cette semaine le voilà confiné « at home »par obligation. Par chance l'appartement a une terrasse sur le toit. La vue sur Manhattan au loin y est superbe et c'est une manière de s'aérer. Gilles et Line s'inquiètent, ils savent que les USA n'ont pas de système social adapté pour soutenir les gens malades. Le Président a commencé par se moquer de la crise avant de virer de bord en martelant qu'en Amérique tout est fait pour juguler l'épidémie. « On s'en occupe ! »Et d'ailleurs Dieu n'est il pas automatiquement du coté des Américains ? Mais cela n'a manifestement pas rassuré les consciences. Dans plusieurs métropoles du Texas et de Californie les ventes d'armes ont considérablement augmenté. Pensent ils vaincre le coronavirus avec des fusils ?
La peur. Elle rode, elle fait sortir les rats des égouts.
Guillaume est médecin généraliste dans une petite ville du Gard. Le cabinet qui compte plusieurs médecins s'est organisé pour répartir les RV et accueillir les patients avec la distanciation et la sécurité nécessaires. Dans le même temps il renseigne par téléphone et gère les inquiétudes. En amont des réunions avaient eu lieu pour anticiper les besoins. Il a été question de remettre en service un local désaffecté de l'ancien hôpital pour pouvoir y accueillir si besoin des malades atteints par le coronavirus. Les réunions ne comptaient que des responsables de la Mairie et des médecins de la ville. Mais l'info a fuité dans la presse. Peu de temps après, une nuit, le local a été fracturé! Heureusement aucun matériel n'y avait été entreposé. Encore plus insensé : Guillaumea lui même, à son domicile été victime d'une tentative de cambriolage. Comme si un médecin allait stocker chez lui des masques, du gel ou des médicaments ! Et ce que des petits crétins sont capables de faire à titre personnel, des Etats sont aussi capables de s'en rendre coupables. Ainsi cette histoire inconcevable d'une cargaison de masques envoyée par avion par la Chine à l'Italie, faisant escale en République tchèque et y étant confisquée par les douanes au profit du peuple Tchèque !
Le monde entier a pris un virage à 180°, c'est normal que beaucoup peinent às'adapter. Entre le je m'en foutisme et la panique totale y aura t il un espace pour un calme à conquérir ? Les solutions aux drames économiques qui vont découler de ce gel brutal et complet de toutes activités, aux catastrophes personnelles qu'elles entraineront ne peuvent venir que d'un effort de réflexion collectif et d'un esprit de solidarité. Seront ils assez forts pour conjurer les individualismes forcenés, la voracité des rats et des requins ? On s'aperçoit aussi que cela menace de durer, plus qu'on imaginait. On n'a pas d'expérience physique du confinement à ce point là. Quand ce sera fini va t on reprendre sa vie là où on l'avait laissée ? Ou bien aura t on appris de cette crise sans précédent ? Les recettes restent encore à inventer.
Le mois de mars se termine, les arbres bourgeonnent déjà, le printemps nous appelle.
Le monde d'après commence maintenant !