Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le ...
Comme chaque matin, au jour naissant, il reprend sa place contre le réverbère défoncé faisant face à la vitrine de la pâtisserie. Les épaisses fumées des premiers camions qui vont décharger les paysans avec leur victuaille, opacifient les lueurs de l'aube. Sali par la violence des nuits passées sur les étals du marché central, encroûté par la moiteur collante et gluante accrochée à sa peau, il ressent une faim lancinante.
De l'autre coté de la vitrine, tandis qu'il la voit froncer ses sourcils dorés rectilignes et entrouvrir légèrement la bouche lorsqu'elle s'attarde devant son comptoir réfrigéré, il écarquille les yeux le plus possible pour pénétrer dans cet univers lumineux et plein de fraicheur.
De son regard mobile, hagard dans ses orbites creusés par la disette, il contemple la tête haute, relevée d'un épais chignon blond aux reflets blancs sous la lumière crue du néon. Il vacille, ce chignon meringué, ce corps gracieusement rebondi! De ses doigts aux ongles noirs il se rattrape au réverbère. Elle se faufile derrière le comptoir,les bras blancs aux courbes arrondies embrassent une panière regorgeant de croissants dorés. Il glisse le long du poteau... Délicieuse torsion de ses hanches lorsqu'elle dépose, ici puis là, les précieuses viennoiseries! Il tente de se redresser poussant sur ses pieds gonflés, craquelés, fissurés. Plis et pliures de la chantilly, fondant sur sa poitrine d’albâtre, aux gorges profondes, soutenue par les lacets de son corsage! Sa vue se brouille, il cligne des yeux. Elle se penche en avant, réarrange lentement, patiemment les choux débordant de crème fouettée. La vitre lui barre la rue, imperturbable, droite et aérienne, elle va et vient dans la blancheur lumineuse de son commerce.
Il est maintenant allongé, sa misère rampe, la rue bruisse et crisse,la foule autour de lui devient plus compacte plus criarde, il se rassasie de la regarder vivre parmi les délices, il en oublie sa faim. Il goûte avec sa langue son palet moins asséché par ces images prometteuses. Il ferme les yeux un instant et vagabonde dans la pâtisserie: elle l'accueillerait avec ce froncement de sourcils si délicat, interrogatif et avant même qu'il ne lui passe commande, elle aurait choisi pour lui le plus monumental chou à la crème, et de ses mains délicates et agiles, le lui aurait déposé dans la sienne, encore noire de crasse, comme on dépose un objet précieux.
Son visage se détend comme s'il percevait l'onctuosité de la crème, elle emplit sa bouche, tapisse de velours sa cavité buccale. Soudain, il fronce les yeux, grimace, ses lèvres se replient en un rictus de dégout, une saveur métallique envahit sa langue, l'intérieure de ses joues, il rouvre les yeux.
Un gars lui barre la vue, l'air mauvais il se frotte le poing:
" Vire de là! A partir d'aujourd'hui c'est ma place! Va trainer ta misère ailleurs! "