Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le ...
On lui disait souvent qu'il avait de belles mains, des mains de pianiste.
— De chirurgien, il répondait.
Elle lui avait dit qu'il avait des mains émouvantes, cela l'avait touché, il avait demandé la sienne, elle avait accepté, ils s'étaient mariés peu après.
Il n'avait pas seulement de belles mains, aux doigts fins, réguliers, il maitrisait également l'art de la poignée de main. Il en avait l'élégance, on pourrait même dire qu'il en avait le charme. Sa poignée de main venait de tout le bras, son geste partait de l'épaule, l'avant-bras se levait vivement mais le coude permettait l'inclinaison nécessaire pour que cela ne parût pas violent, le poignet enfin donnait toute la souplesse à une main aérienne mais non flottante.
Tout le charme tenait ensuite dans la prise de la main de l'interlocuteur. La sienne invitait celle de l'autre à venir se serrer, se lover presque, la pression des doigts marquait suffisamment d'intérêt mais pas de volonté de dominer. L'inclinaison donnait la juste hauteur, la traction était équilibrée, ni faire vaciller, ni rejeter.
Le secret pourtant résidait ailleurs. Il ajoutait une légère inclinaison du buste et surtout une fine rotation des épaules, la gauche un peu en avant, ce mouvement donnait l'impression qu'il voulait vous prendre dans ses bras, vous enlacer, vous traiter en ami, en être cher, mais la légèreté du mouvement ne vous mettait pas mal à l'aise, ne semblait nullement intrusive. Vous vous sentiez aimé sans être débordé.
— Un bonjour de qualité, c'est la moitié de la guérison.
Il aimait à répéter cela à ses étudiants en médecine.
Il était un bon chirurgien.
Il avait le charme de la poignée de main.
La réputation, cela fait tout.
***
On n'admirait pas que ses mains, il était de compagnie agréable. On le voyait dans les réceptions tenir son verre entre le pouce et le majeur. L'index se permettait parfois de pointer légèrement pour appuyer une affirmation ou souligner une plaisanterie. Il tenait le verre suspendu et buvait en souriant. On aimait être auprès de lui.
On le vit ensuite tenir le verre à pleine main, le plus fermement possible. Il essayait d'ailleurs de le poser dès qu'il le pouvait, évitant ainsi que n'apparaissent de faibles ondes vibratoires sur la surface du liquide. Le verre posé, il mettait sa main droite serrée en poing dans la main gauche ou bien il croisait les doigts et tenait ses genoux. Il souriait.
Quand il était seul, (elle était souvent chez des amis), il gardait le verre à la main et ne souriait pas. Ou bien, il posait le verre et tendait les mains devant lui, il les contemplait, il mesurait leur tremblement à l'aune de sa maitrise perdue.
Il ne prenait plus les mains de ses patients, il leur indiquait simplement le fauteuil où s'asseoir.
Il posait les feuilles médicales sur son bureau et ne les tenait plus entre ses doigts.
Il saluait ses confrères à distance d'un geste rapide de la main, comme un salut amical. La réputation, c'est fragile.
***
On le voit désormais garder la main droite dans sa poche de veste. Il demeure cependant une certaine élégance dans son salut, à distance, cette légère inclinaison du buste. Quand il est obligé de sortir sa main de la poche, il tire légèrement sur la manche de la veste pour la cacher.
Avec ses anciens collègues de l'hôpital, au contraire, il tire sur cette manche pour légèrement la remonter, imperceptiblement. Le regard de l'interlocuteur, d'instinct, se porte sur ce pouce mutilé, à demi amputé, sur la large cicatrice qui remonte de la paume au dos de la main, sur cette position étrange presque fermée des doigts.
— Oui, ce stupide accident de bricolage, une scie sauteuse, plus moyen d'opérer bien sûr, il dit.
Les ex-collègues opinent, oui, c'est un malheur. Quand il part, ils se regardent d'un air entendu, un malheureux accident arrivé au moment opportun, pensent-ils, à la main droite. Aux autres, il dit que son métier de médecin conseil à l'Agence de santé lui convient parfaitement, qu'il est heureux.
Elle ne le voit plus que de temps en temps, parfois par hasard.
Il boit du jus d'orange ou de l'eau gazeuse avec tranche de citron quand il est invité quelque part.
Il s'entraine à taper rapidement d'une main sur son clavier d'ordinateur.
La réputation fait le reste.
Jean-Francois Dietrich
Ce texte, écrit à partir de la proposition de triptyque sur le geste, nous raconte une vie au travers d'une poignée de main et, comme nous l'annonce le titre, d'un geste ou deux. Un bel exemple de texte bref qui réussit à évoquer le temps long au travers de l'évolution d'un détail, d'un objet, d'une appellatio... ici d'un geste. Le modèle du genre reste le grand novelliste Dino Buzzati. La maitrise des reprises, des motifs et des formes de phrases fournissent à ce texte sur le geste les qualités nécessaires à une courte nouvelle.