Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le ...
Posée, là, dans le relax bleu azur, comme une chose cassée, attendant d'être réparée, elle pose la main sur son bras droit, vers le haut, là où ça fait mal. Lentement, elle masse. Sous la pression, le lait couleur d'opaline entre doucement dans sa peau. Le muscle, tendu comme un arc, se détend un peu.
Devant elle, des châtaigniers à l'infini, campés sur un paysage vallonné vert bouteille, de gris, olive. Dans le lointain, frémit une brume de chaleur.
Depuis plusieurs jours, le soleil traverse anormalement ce qu'il touche, rôtit les feuilles, les arbres, la terre. Même les cailloux. Les murs de pierres brunes rayonnent d'une chaleur continue et attire un lézard sans queue qui s'y promène, tête en bas. Malgré l'ombre du châtaignier et un léger souffle, une goutte glisse le long de son bras. Elle hésite à entrer dans la maison pour y trouver un peu de fraîcheur.
Des cris roulés bruyants et mélodieux la mettent en alerte. Elle lève la tête. Sur le bleu vibrant du ciel, un vol de guêpiers se détache, formant des cercles concentriques au- dessus d'elle.
Fascinée depuis toujours par la gent des animaux à plumes, elle sort péniblement du fauteuil, à l'aide d'un seul de ses bras, suit les oiseaux des yeux, tourne sur elle-même, note la transparence de leurs ailes jaunes et les observe longuement. Ils disparaissent soudainement. Comme ils sont apparus.
Elle se rassied.
Ses yeux vagabondent. La Bête l'obsède. Blanche, un peu cabossée, l'air renfrogné de ne pas l'avoir accompagnée.
Sa Bête aurait dû être là, à ses côtés posée sous un châtaignier, l'attendant pour continuer l'aventure.
Plus tard, elle aurait encore été là, avec elle, se reposant de la route sur une prairie paille, brûlée du soleil, surplombant le lac. Avec une vue digne d'un hôtel quatre étoiles. Devant ce paysage, elle aurait préparé son petit déjeuner et aurait vu, sur la droite, pas bien loin, une autre maison sur roue. Près de celle-ci, un chat noir étalé-couché sur un long coussin jaune poussin, aurait été attaché, pour qu'il ne s'enfuie pas, suppose-t 'elle. Un homme lui caresserait le ventre tout en douceur et avec soin, pendant que l'animal s'étirerait de plaisir, les yeux clos.
Elle lui aurait donné le nom d'Adam. Il aurait le cheveu bouclé, poivre et sel. Une gueule large, ouverte et bronzée. Elle aurait immédiatement flashé.
Mais elle devrait tout aussi vite éteindre le feu et l'oublier.
Adam et Sa Bête, il y en aurait un de trop.
Ses yeux flottent à nouveau. Elle se lève doucement, le regard et le corps aimantés par une bâtisse en planches de bois de pin, appuyée sur la colline, là-bas en marge du paysage. Elle rouleboule, oubliant son bras, jusqu'à sa porte.
Entre.
S'arrête.
Son souffle est court. Ses yeux se trempent. Débordent un peu. Devant elle, une énorme vague de livres. Partout, tout autour, de haut en bas, de bas en haut, à gauche, à droite. Comme une déferlante, dressée, immobile.
Elle longe la bibliothèque, s'arrête, penche la tête et parcourt la tranche des livres. Elle sort doucement d'entre-deux-autres "Les jardins à l'anglaise". Elle s'assied et l'installe sur ses genoux.
Là, un chemin sinueux de gravillons gris clairs serpente, en haut duquel un point de vue sur un érable remarquable couleur anis. Elle se pose dessous pour trouver la fraîcheur, rêver, lire, écrire. En contrebas, un pont relie les deux rives du bord d'un lac, légèrement chiffonné par un souffle d'air carrément bénin. Elle y passera volontiers la nuit, s'y laissera bercer par le bruit volatil du clapotement de l'eau.
Au sommet de la vague-bibliothèque, une tranche jaune sable, « Pour un jardin sans arrosage ». Les graminées des prairies naturelles lui caressent les jambes puis ses pas crissent dans les jardins de graviers et ses pieds fouillent et se détendent dans le gazon coréen velouté. Sur les bords, des lauriers roses, des cactus, des plantes grasses.
Quelle liberté d'aller vers le jardin qu'elle veut. De voyager dans ces espaces sans contrainte. Personne n'est là pour lui dire où aller, quelle route prendre, que visiter, quel jardin choisir. Ni quel coin fouiller.
Alors elle explore. Tourne à droite, à gauche, fait marche arrière, marche avant, demi tour, batifole, se pose et s'assied au bord du poêle éteint avec, devant elle, ce « jardin punk » où le propriétaire a laissé la nature reprendre ses droits. Sur la droite une zone humide, un bassin, un verger plein de pommiers. Sur la gauche, un sanctuaire de biodiversité. Le travail d'un artiste, sans doute fainéant, rebelle, fauché et écolo... Elle le cherche. Aimerait le rencontrer, lui parler, l'entendre surtout. Il doit être un peu provocateur, décomplexé. Il cherche la nature et finit par la trouver. Elle cherche l'aventure et finit par la trouver.
Elle ne le repère pas, l'appelle. « Houhou ? L'artiste ? ». Pas de réponse.
Elle reviendra.
Près de la porte, une carte Michelin des jardins de France qu'elle déploie. Appuyée sur ses deux bras, elle la scrute, la fouille, la creuse, la dévisage. Y plonge. S'imprègne de chacun. Vole d'un lieu à un autre.
Elle y est à Chaumont sur Loire, aux Jardins suspendus de cochons, au parc des Escargots, au jardin des cinq sens et des formes premières, à la Roseraie des Pommiers...
Mais, à ce moment-là, des cris roulés bruyants et mélodieux. Elle va vers la porte.
Descend de La Bête.
Lève la tête.
Les guêpiers sont là, au-dessus d'elle. Ils dansent en cercles concentriques.
Anouk.
Nîmes, août 2022.