Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le ...
Elle est là, sortant des toilettes où elle s'est changée ; vêtue d'un short moulant et d'un haut de bikini succinct, elle fait tournoyer au-dessus de sa tête son tee-shirt qui lui donnait à priori trop chaud. Elle s'égosille, « allez, allez, allez, levez les mains en l'air ». Les yeux brûlants, les bras ouverts. Les mêmes gestes, la même façon d'inviter à la rejoindre dans sa dance endiablée, ses amis comme les miens lui emboîtent le pas. J'ai soudain peur, je ne la connais plus ou plutôt je la reconnais trop. Sous la boule à facette les mouvements hachés bleu vert et rose qui la tiennent en haleine dans l'obscurité, je me vois. Je vois Suzanne, ma fille. Je ne sais comment le dire : je rencontre Suzanne ma fille, pour la 1ère fois, je me retrouve en elle, celle qui donne son corps à la fête… La gorge qui s'échauffe, la voix qui déraille, les gestes qui dérapent et c'était parti pour de bon, sans la boule à facette cette fois, mais avec la même fièvre, même si la moquette bouclée verte stoppait net mes volte-face.
C'est marrant ; il y a un côté bonne action à danser avec les copains de nos darons et daronnes et en même temps quelque chose de subversif. Je crois que le plaisir se situe presque plus dans la situation que dans l'instant. S'immiscer avec délectation, voire un peu de provocation dans les pas de danse trop contenus des ridés et des coincés. Faire fi des règles sociales dans ma petite robe verte à pois qui volait plus vite que mon ombre.
Rien à changer avec elle hormis sa tenue : elle est à poil sur la piste, enfin c'est tout comme. La peau dorée. Quelle belle plante.
Houhou…. Y a-t-il quelqu'un pour m'aider à retrouver ma fille, celle qui entortille son doigt autour de la maille de son pull quand on lui cause ?
Mais qu'a-t-il bien pu se passer le temps d'une minute aux toilettes ? Comment va-t-on s'entendre maintenant toutes les deux ? Où vais-je trouver ma place avec cette diablesse ? On dirait une mère adoptive qui va à son 1er RDV !
Ethel, Caro, Aude me tombent dessus ; hilares, ce n'est pas vraiment du soutien qu'elles m'apportent ! Ethel crie dans mes oreilles « C'est tellement drôle de te voir sur la piste ! ».
Oui, là je ne sais vraiment plus comment réagir, rire ou pleurer.
Possédée par l'esprit de la fête, je vois une sorcière qu'on ne pourra pas arrêter, ses jambes rebondissent, ses fesses tremblent. Perspective de la soirée : franchir chaque limite, les unes après les autres. Ça commence par des déhanchements outranciers calés sur les mots qui se télescopent, un verre qui en remplace un autre, l'heure qui suit c'est les émotions qui dégoulinent, les fous rires qui hoquètent. Éventuellement si c'est un soir de chance, l'envie irrésistible couplée d'une confiance débordante débouchent sur une pelle sauvage ; dommage le pic est atteint, commence la descente en roue libre :l'articulation de chaque mot s'engourdie, la maison devient mobile, s'ensuit les hauts de cœur russes, les plates excuses, la libération avec mon ami Jacob Delafon, enfin l'accalmie sur la ouate de l'oreiller, bref les queues de fin de soirée oubliées…Jusqu'au visage d'un inconnu au réveil, près, un peu trop près. Un visage que tu connais si bien Suzanne, même si avec la peau toute lisse et les cheveux longs il n'est plus tout à fait le même, pour un inconnu, mais toi, regarde bien ses yeux, ce sont aussi les tiens !
Des yeux verts avec une couronne dentelée autour de la pupille, qui a la couleur des feuilles mortes. Les yeux de l'amour qui m'ont fixée à lui pour la vie, qui me fixent à toi pour l'avenir. Tantôt noisette, tantôt or selon le passage des éclats de lumière qui dansent sur ton visage. C'est la plus belle fête, tu me souris, d'un coup de menton tu désignes le clou de la soirée, la si convoitée boule à facettes, à 700 points, de chez Jeanine, 1er stand à gauche en arrivant sur la place. Avec ton sourire édentée, tu avais ramené ton trophée ; tu savais déjà illuminer tous ceux qui croisaient ton regard, même si tu ne remplissais pas encore ton bikini.
Entre mes doigts j'attrape une de tes boucles, rebondies, fermes et lisses, appuyer sur son ressort qui ne se fatigue pas, sur les bancs de l'école, la banquette d'un café, le canap de la maison, le tabouret de mon studio, des heures durant à rêver de ma vie de grande, même qu'un jour je serai maman. Elle s'interroge sur mon regard perdu. Je reviens.Elle me prend la main et me catapulte au milieu de la piste.
Mes boucles aujourd'hui sont sèches, rugueuses, indisciplinées, qu'importe elles ont fait des boutures.