Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le ...
Je surplombe le vallon, bercé par la lente danse, de sa végétation. Pas un bruit, pas d'apparente présence. Pourtant, tout semble bien là, réuni. Cristal, serait aujourd'hui, son seul, et unique possible nom.
Perdus dans le vert intense de cette luxuriance, j'aperçois au loin, ça et là, de furtifs points blancs. Sans doute, les traces de quelques rares habitations, aux reflets changeants, bercés par la lumière matinale, des premiers vents de saison.
J'hésite à pénétrer ce lieu, au combien séduisant. Pour nous humains, je crois, encore, trop souvent inconnu. Dans ces balancements d'hésitation, c'est souvent le dernier souffle, sur l'une des intimes braises de ma vie, qui finit par me mettre en mouvement.
Je descends, j'avance en sous-bois. Mes mains s'agrippent, aux profondes nervures de vieilles écorces primaires. Je suis dans la contradiction étrange, d'une attirante hostilité. Celle d'un monde, que je ne pourrais pas éternellement refuser, et un chemin de solitude, irréversible, jamais pratiqué. La peur d'un inconnu, qui attire.
Mes pas sont lents, incertains, glissants sur un chemin escarpé. Après de longs moments ombragés, je traverse clairières parfumées, contourne rochers, amas de sable aux formes mouvantes, portés par le vent de dunes éloignées, d'un océan incertain, invisible, puisqu'imaginé.
Toujours seul, en apparence, je sens cette ville mystérieuse, possible autre lieu de vie, s'approcher. Les indications du vieux livre du grenier, pourtant incertaines, semblent vraies. Incapable de me retourner, entre la peur d'être suivi et le douloureux besoin de tout quitter, mes pas m'accélèrent.
Espérant me distancier, de vieilles ombres à oublier, je me sens porté, non plus par de volontaires mouvements, mais par un de ces élans, qui rend léger. Celui des rêves, et de la pensée.
J'arrive enfin, à cette intime paroi inconnue, que je peux maintenant décrire. Sans la situer, ni la révéler. Seul, un abandon peut y conduire. Quelques éléments de la vieille carte imprimée, au dos du livre, m'ont permis de l'approcher et de la reconnaître, après un long cheminement intérieur, durement préparé. Cristal, nom d'une paroi aux facultés étranges, perdue au milieu de nulle part. Le seuil d'une porte, vers un unique nouveau monde.
J'essaie, j'avance, toujours porté par cet étrange élan, d'hésitante volonté. Je ne connais pas sa forme, invisible à l'œil. J'y appose les deux mains, y approche la totalité du corps, rien ne se passe. Étonnamment, je ne sens pas la fraîcheur d'une vitre, contre laquelle on viendrait s'appuyer, mais la chaleur, d'une laiteuse maternelle douceur.
Je l'imagine sphérique, sur une hauteur illimitée. Je me glisse contre elle, fais de nombreux pas de côté. Je sens l'émotion me gagner. Je sais, si je continue à croire l'histoire de cette possible autre vie, que la suite sera sans retour. Suis-je porté par l'élan de quitter mon passer, ou celui de rejoindre un avenir ?
Rien ne change. Révélé, par la lecture de mes nombreux rêves, je dois m'y prendre autrement.
Je recule légèrement, pour toucher cette paroi, d'un caressant bout du doigt. L'index de la main droite, sans importance, c'est naturellement celui que j'ai choisi, comme pour un chemin, que je voudrais indiquer. Je l'approche délicatement. Je le sens maintenant s'enfoncer. Les mots du livre le précisaient, pour que la magie opère, il faut croire à un autre possible. Cheminer et avancer, progressivement.
Je ne peux plus le retirer. Sans douleur, presqu'en joie, je le sens fondre et se transformer. Lentement épelé, de toutes les lettres qui le composent. D'où je suis, je me vois progressivement absorbé, par cet autre monde, pour renaître enfin, de l'autre côté. Désincarné, porté par ces nuées de lumières, maintenant libre de les approcher et de m'y confondre.
Plus de corps, plus de gain, plus de perte. Plus d'humaines matérialités. Certains penseraient, plus d'utilité, donc plus de vie. Alors que pour moi, dans cet instant, dans l'élan de ce nouvel idéal, dans cette vie de Cristal, tout pourrait simplement exister.
Je comprends mieux, puisque plus approché, le sens des nuées blanches, perçues du haut du vallon. Inconsistantes, elles sont le reflet lumineux de nos mots et de nos pensées. Ici, libres de se composer, sans quête de raison ni de sens particulier. Juste, pour la beauté d'exister. Tout ne devient alors, plus que danse et mélodie, sous le prisme d'une lumière, aux couleurs et aux densités variées.
Que l'on se comprenne bien, ce monde n'existait pas à priori. Uniquement, si ensemble, lettres et notes, décidions de le nommer et de le créer. Plus on s'éloignait de la paroi naissante de cette ville, plus tout était vide, puisque de musiques et de mots, encore à inventer et à composer. Nous décidions ainsi, au fil de nos joies, de nous rassembler, pour dessiner autour de nous, autant de tableaux, de poèmes et de mélodies, dignes de la nature et des plus grands maîtres de nos vies.
Nous ne nous arrêtions jamais, au sens premier. A la couleur d'une fleur ou à l'aspect d'un instrument. Ils n'étaient que prétexte, à émotions, beautés, rires et larmes. Nous dansions en nuées, regroupées, étirées ou séparées, selon ce que nous voulions vivre, chanter et partager.
Nous écoutions la musique des arbres, différente au printemps, de la fin de l'été. Nous pleurions, sous le chant des violons. Nous rêvions de l'intimité incertaine, d'une goutte de pluie, posée sur un pétale. Allait-elle s'évaporer sous le soleil, ou se laisser glisser au cœur de cette rose, d'un parfum, au souvenir jamais oublié.
Je ne comprends plus rien de la révélation de ces mots. Quoi de plus infligent, pour une nuée de lettres, que d'être qualifiée, de rêves et d'imaginaire. Elles passent aisément, de l'avant à l'après, et s'enivrent sans fin, de leurs incessantes créativités. Ne s'amusent-elles pas tout autant de nous, que nous nous distrayions de leur danse effrénée ?
Les ajoncs commencent à fleurir, sentent-ils la vanille, ou le coco ? Plus je m'en approche, moins je le sais. Leurs parfums évoluent, en fonction de la couleur de l'océan et de la présence qui m'accompagne. De quel côté du Cristal, sommes-nous le plus souvent ? Le craquement des feuilles à l'automne, est-il si différent, de la douceur du printemps ?
Suis-je vraiment, en train de rêver ?