Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clam...
Expirer longuement, se laisser glisser, sombrer.
Au rythme d'un souffle lent, nous cheminons, les yeux en éveil. Tout voir. Alors un autochtone nous regarde, s'agite. Puis deux, trois, dix, tous différents. La lumière s'égaie sur les corps en mouvement des habitants de ce lieu où le bleu assume pleinement sa couleur.
S'avancer comme en apesanteur, s'abandonner à cet univers lénitif. Notre volupté éclate en éblouissement lorsqu'un feu d'artifice de feu-follets orange jaillit devant nous. Survient un festival de petits êtres aux couleurs saturées qui déambulent, accélèrent, font demi-tour, nous croisent, vont et viennent, seuls, par deux, par bandes, nous frôlent. Dans cette euphorie de mouvements flamboyants, nos sens exultent.
Une construction massive et sombre dégringole à la verticale. Au pied de la muraille, s'étale le premier niveau de la cité, une plaine couleur sable piquetée de buissons brouillons, au-dessus desquels virevoltent en un vaste mouvement chorégraphique des nuées de congénères. Par endroits se dressent des édifices obscurs, véritables HLM dont les co-locataires surgissent de tous les étages. En suspension dans le bleu ouaté, comme envoutés, nous sommes sous hypnose. Défilent dans ce jardin planté d'éminences en pins parasol, en chou-fleurs multicolores, en arbustes ébouriffés, des êtres en tenue de carnaval perpétuel. L'extravagante créativité de cet univers est un enchantement.
Des taches oblongues se dessinent sur le sol. Le soleil accompagne nos déplacements et dénonce la présence des populations du crû. Et le plancher se met à tressaillir. Des silhouettes filiformes se dressent, s'érigent en périscopes, pour rapidement disparaître dans le sous-sol. D'autres habitants aux yeux disproportionnés, à la fois curieux et inquiets, sortent de leur domicile et guettent, immobiles, jamais loin de chez eux. Le plancher tremble encore, pour laisser s'échapper un individu, totalement enfoui.
En descente vers les niveaux inférieurs, nous nous retrouvons aspirés pour un voyage sans heurt, en un mouvement unique avec les habitants des lieux. Nous survolons d'immenses éventails, prouesses architecturales d'équilibre, qui rendent grâce au bleu, le bleu sublime, le bleu qui aspire, le bleu absolu. La cité se fond alors en un seul et même corps, enveloppée dans le bleu silencieux, le bleu intime.
En douceur, quitter l'infini des bas-fonds, revenir explorer les étages supérieurs. Basculer du vertige de la découverte à la curiosité de l'observation. Des scintillements nous ramènent à la lumière, dans les vergers et quartiers urbains qui avaient capté notre attention. La masse sombre du grand mur apparaît comme le cœur de ville avec ses habitats troglodytes, ses passages souterrains, ses alcôves, ses percées en œil de bœuf. Une véritable cité ouvrière s'anime ici, avec ses stations de nettoyage, ses agents de filtration, ses partages commensaux, ses échanges mutualistes.
Nous fouillons. Tête en bas, sur le côté. Tête en haut, cou cassé. Sous les feux de nos lampes d'Aladin, un plafond s'illumine sur une vaste fresque peuplée d'une mosaïque ethnique, derrière l'œil ahuri d'un être vermillon. Au regard indiscret de la lumière, surgit alors une effervescence argentée de minuscules individus, agglutinés les uns aux autres, leurs paires d'yeux orientées dans le même sens, prêts à se déplacer comme un seul corps, comme face à une éventuelle attaque. Des filets de lumière s'infiltrent dans d'étroites ruelles, nous invitant à de nouvelles perspectives. Nous nous faisons anguilles.
Sur les toits terrasse de la cité, les rais du soleil réjouissent les couleurs. Il est temps de quitter le bouillonnant petit peuple, architecte de cette déroutante cité qui déjà devient improbable, évanescente, mystérieuse.