Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le ...
La cloche de l'église avait sonné midi depuis déjà un bout de temps, pourtant rien ne bougeait. Depuis plusieurs heures une foule de plus en plus dense s'était rassemblée le long de l'unique route qui traversait le village et passait par son centre, là où se trouvait la mairie. Quelques groupes s'étaient d'abord installés, amenant même des chaises pour les plus vieux, puis peu à peu, venant des ruelles perpendiculaires, de plus en plus de gens s'étaient rassemblés. Ils se connaissaient tous, c'était un petit village d'environ mille habitants. On riait, on se donnait des grandes claques dans le dos, on parlait des affaires courantes. Petit à petit cependant, et la chaleur aidant, une tension avait commencé à envahir la foule. Un énervement devenait palpable, accentué par l'arrivée d'une nuée de mouches qui agaçait la peau. On s'était rassemblé là pour une chose précise, un moment attendu mais qui n'arrivait pas. Alors on commença à rouspéter, des cris fusèrent, certains dirent qu'ils étaient là pour rendre justice mais qu'ils ne voulaient pas perdre plus de temps. On avait autre chose à faire et on n'allait pas y passer la journée.
Les regards se tournaient régulièrement vers les deux immenses vantaux de bois d'une grange. Soudain, ils s'ouvrirent lentement, et Pierre le charpentier apparut, tirant par le mors son cheval qui hennissait et refusait d'avancer Celui-ci tirait une charrette encore dans la pénombre et qu'on ne distinguait pas bien. Le cheval était rétif, inquiet peut-être à la vue de tous ces gens attroupés. Pierre dut le calmer pour qu'il se mette en marche. Alors elle apparut. A genoux à l'avant de la charrette, les mains liées dans le dos, elle portait autour du cou un écriteau accroché à une lourde chaîne et sur lequel il y avait une inscription. Elle baissait la tête et ses longs cheveux noirs cachaient son visage. D'abord il y eut un silence, puis un murmure parcourut la foule. Certains crurent ne pas la reconnaître et s'approchèrent pour mieux la voir. Oui c'était bien elle mais amaigrie, changée, loin de la jeune fille enjouée vêtue de robes moulantes qui marchait crânement dans les rues du village, faisant résonner de manière insolante le bruit de ses talons aiguilles. Quoi, cette pauvre chose vêtue d'une robe à moitié déchirée, c'était elle... ? Voilà ce qui arrivait quand on se comportait mal...il y avait toujours un moment où le Bon Dieu vous punissait...
- C'est quoi putain dit la petite Georgette en tirant la manche de sa mère.
Celle-ci se retourna et en maintenant fermement le visage de sa fille entre ses deux fortes mains de paysanne.
- Regarde, regarde bien ce qui arrive à une fille de mauvaise vie. Regarde et ne l'oublie jamais.
La foule retenait sa respiration, suspendue au balancement chaotique de la charrette. Mais Juliette leva la tête et son regard parcourut cette haie de visages. Alors une insulte fusa, et comme si on n'avait attendu que cela, une autre à gauche,une autre à droite retentirent. Des mots violents la percutèrent. Il y eut des ricanements quand elle reçut une motte de terre sur le visage. Une peur jusque là inconnue la traversa. Les femmes du village semblaient particulièrement remontées contre elle. Elles hurlaient des mots que Juliette n'entendait pas. Germaine chez qui elle se rendait étant petite pour acheter des bonbons et qui la prenait dans ses bras en la serrant contre sa forte poitrine, Stéphanie la couturière qui lui avait appris à coudre, Solange la femme du boulanger qui lui offrait parfois une petite gourmandise...toutes ces femmes réclamaient vengeance. Alors Juliette chercha du regard les hommes qu'elle avait connus. Voyons, oui, c'était Joseph, là-bas... Mais Joseph regardait la pointe de ses souliers et ne leva pas la tête à son passage. Et Louis, toujours joyeux, qui se disait amoureux la dernière fois qu'elle l'avait reçu, Louis qui s'était mis à ses pieds en lui promettant tant de choses. Oui, bien sûr, Louis, qui prenait un plaisir si bruyant quand il était avec elle...mais le regard de Louis était aussi froid que la lame d'un couteau et il cracha sur elle à son
passage. Les visages grimaçaient maintenant dans une vague menaçante. Juliette n'entendait plus les mots, elle ne croisait que des regards...de haine !
- Pourquoi ? Pourquoi... ?
Soudain une femme sauta sur une des roues de la charrette et saisit fermement le visage de Juliette d'une main. Comme les autres elle avait faim, faim d'en finir une fois pour toutes avec une histoire qui avait duré de si longues années, faim de recommencer une nouvelle étape et de partir sur de nouvelles bases. Pour cela il fallait effacer la honte, les errances, les erreurs, il fallait oublier...elle sortit une demi tomate de sa poche et elle barbouilla méchamment le visage de Juliette qui se débattait. Cette souillure déclencha de nouveaux rires, libérant une ambiance de fête...
La foule enserrait maintenant la charrette au plus près et empêchait le cheval d'avancer. Justement on était sur le parvis de l'église. Juliette leva des yeux suppliants sur le prêtre qui était sur le pas de l'église.
Le père François connaissait bien Juliette, elle était venue régulièrement à l'église jusqu'à ses quatorze ans. Il se souvenait de son joli visage rond, et de ses yeux rieurs et doux. Depuis quelques années, elle ne venait plus, mais il en entendait parler en confession. Sa jeune beauté avait rapidement mis les hommes en émoi, et sa liaison avec l'officier allemand alimentait les rumeurs du village. Une haine sourde seulement entendue dans son confessionnal avait commencé à se répandre comme les prémices d'une maladie. Le père François n'aimait ni les remous, ni les vagues et encore moins les tempêtes. Il referma soigneusement la porte de l'église.
Juliette tremblait, elle ne savait pas si elle avait la fièvre ou si elle avait froid ou peur. En passant, elle vit un tout jeune homme qui pleurait. Elle s'accrocha à ces larmes. C'était Rémi, le fils du boulanger. Il lui semblait qu'il avait treize ou quatorze ans, elle l'avait déjà croisé sur la place du village. Il l'avait alors regardée avec émerveillement et elle avait souri. Enfin quelqu'un qui comprenait, il y en avait au moins un...
La charrette passa. Les larmes de Rémi s'imprimaient dans ses chaussures. Il repensait à tous ces mois où il l'avait rêvée, il serrait les poings en pensant à la douceur de ses cuisses qu'il n'avait jamais connue et ne sentirait jamais. D'autres que lui en avaient profité, d'autres s'étaient rassasié de son corps. Rémi la haïssait plus que tout. Il pleurait maintenant sur ses rêves perdus, et tout en la regardant s'éloigner, sur son enfance qu'il venait de quitter...