Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clam...
Les bras chargés : de vestes, de chemisiers, de pantalons et de fouleurs colorés, elle prétexte de se tromper à chaque fois qu'elle tente de s'introduire dans une cabine d'essayage tout en s'excusant et en terminant invariablement par un grand éclat de rire. Une fois qu'elle a trouvé sa cabine, elle y dispose les vêtements choisis, ressort comme pour aller en chercher d'autres. Elle effleure de ses mains un présentoir l'air préoccupé, parcours du regard la mer de vêtements disposée en vagues colorés, puis se ravise, retourne dans la cabine et enfile sur son pull un chemisier, s'enroule autour du cou un foulard chamarré et s'achemine dans le magasin la tête haute en pivotant sur elle-même comme l'aurait fait un mannequin lors d'un défilé de mode. Intrigué, fasciné,je l'observe oubliant pourquoi je suis venu chez ZARA, je l'entends murmurer lorsqu'elle me frôle :
Debout les crabes la mer monte, et celui là qui attend attend quoi ? quoi ? courir dans les allées je vais la saisir cette ligne, je vais la tendre et plonger dans les limbes duveteuses des foulards, laissez moi me hâter sans hâte toucher l'air de mes bras, battre l'air de mes jambes,
Elle se déplace avec grâce et légèreté, se penche sur des clients du haut de son mètre 80, incline son beau visage surmonté d'un chignon très serré, leur sourit, les conseille et lorsqu'une dame âgée lui demande si elle pense que cette taille peut lui convenir alors son expression se durcit, et elle déplie son long corps, la toise en prenant un air offusqué « mais Madame, vous vous méprenez, je ne suis pas une vulgaire vendeuse ! Où avez-vous la tête ! Vous ne me reconnaissez pas ? » Puis elle poursuit sur un ton dur et véhément : Debout crabesse à la tête rouge rouge à lèvre violine il danse sur ta bouche tordue et vieille et édentée et triste et déjà mourante expiant ta luxure.
La vieille dame s'empresse de partir éclaboussée par les éclats de rire sinistres de l'étrange inconnue qui, tout en effleurant les portants se saisit de diverses robes, indifférente aux tailles. Son pas s'est un peu alourdi, elle semble hésiter, finalement elle regagne sa cabine, tire le rideau avec vigueur et je l'entends converser, commenter, questionner.
Non monsieur je vais vous montrer mon talent talon d'Achille la mer monte la mer monte laissez moi pleurer la mer meurtrie par la voracité des crabes, votre regard me brule consume mon ventre et tous ces crabes qui veulent si loger debout les… deux bouts de ficelle, fermer la béance de ma panse ? Embarrassée par tant de linge, elle pousse du pied sous le rideau le surplus de vêtements qui forme à présent un drôle de tas bigarré et informe, je fixe cet amoncellement, il me rappelle des naufrages échoués en bordure du monde; d'autres clientes me regardent d'un air interrogateur. Elle parle haut à présent et son ton devient plus incisif comme si quelqu'un la menaçait.
Non ! quitter l'armure trop étroite, de l'air, de la mer, mes narines s'en-iodent, mes yeux s'en-salent, ma peau s'en-rayonne éblouit le soleil palissant, la mer monte seigneur la mer monte les crabes grossissent s'étirent volent mon éclat le salissent s'y vautrent violent ma bouche mon sexe au secours !!
Elle pousse un cri et surgit devant moi les cheveux défaits, le regard affolé, tout le corps en extension propulsé par la violence de sa peur, les bras en croix et je ne me rends compte de sa nudité que lorsque les clientes autour de moi en font la remarque.
Je reçois ce corps supplicié comme une offrande à ma solitude