Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le ...
Janvier, curieux prénom d'autant qu'il est né en Septembre. Mais cela lui donne une touche anachronique et romanesque. Janvier est marcheur sur corde. Non pas funambule qui lui utilise des balanciers mais vrai marcheur sur corde, sans rappel ni balancier. Ainsi il a fait les canyons du Colorado, les gratte-ciels de New York, les temples de Petra. Il a même traversé le vieux Toulouse de Saint Sernin aux Augustins sur les fils téléphoniques. Autant le dire alcoolique de ciel.
Janvier va être papa. Pour l'occasion, il a enguirladé sa péniche de lanternes chinoises.
Marine a des yeux bleus, bleu de Prusse, d'où son prénom. On ne pouvait raisonnablement pas l'appeler Prusse, la guerre était encore trop fraîche à cette époque. Pour le malheur de ses voisins Marine est claquettiste, si vous préférez danseur de claquettes. Accessoirement débardeur aux halles, jongleur de pizzas et étudiant en médecine. Cette dernière activité se résumant à 3 semaines de bachotage avant les examens.
Il va être papa. Il a dévalisé le chocolatier de la rue Saint Rome
Alexander est en quatrième année de Droit. Plus exactement c'est la quatrième année qu'il est en première année. Il fume des Dunhill, roule en Mini Cooper, vote à gauche et porte une veste Corto Maltese à col relevé avec un petit carnet dans la poche intérieure. Il a une passion, l'illusion, et un modèle, David Coperfield. Il vient juste d'obtenir sa première ceinture d'illusionniste.
Il va être papa. Il a envoyé un camion de roses Dancing Queen à la maman
19 Mai 1973 Salles des pères, Maternité de Hôtel-Dieu.
Assis en lotus, les yeux loin devant, la paume des mains vers le ciel (en l'occurrence un plafond écaillé) Janvier s'est exilé dans une psalmodie intérieure.
Lentement il réveille ses mains, ses bras, ses jambes, étire ses orteils, se lève, puis de la pointe du pied, en tâtonnant, cherche la corde, cette corde invisible sur laquelle il monte, réglant sans arrêt le fil à plomb de ses chakras, cherchant des mains le soutien de l'air. Ici, il n'a pas le ciel solide et familier pour l'épauler mais un air flaccide et mille fois remâché. Enfin, une fois trouvé le point d'apesanteur il avance sur la corde comme sur un chemin initiatique.
Marine a des fourmis dans les jambes, dans les talons, dans les orteils. Il n'y tient plus, se lève, s'assoie, jette ses pieds, martèle le plancher, talon-pointe, step-slam, glissé-brossé, le rythme est trouvé, souple et syncopé, un de ces rythme venu d'ailleurs, qui traverse la nuit, traverse la maison d'une persienne à l'autre, traverse la rivière, résonne dans la montagne, un rythme de premier matin du monde
De sa poche Alexander sort une table qu'il déplie devant lui. De sa manche un tapis vert, un bouquet de fleurs, un vase Haviland et un jeu de cartes qu'il ouvre et ferme d'un clin d'œil comme un éventail. Il aligne les cartes sur le tapis en petits tas mystérieux, vérifie, rectifie, ajuste sa gourmette, puis, d'un geste manucuré, les retourne, une à une, jusqu'à la dernière. Les arcanes ont parlé ce sera un garçon, le plus beau du monde.
Soudain la porte s'ouvre. Sœur Olympine vient chercher les papas. D'un pas ému, une boite de chocolats à la main, nous entrons tous les trois dans la salle des bébés. Mais surprise, il n'y a qu'un bébé et qu'une maman, Ludmilla, au milieu, l'or bleu de ses yeux souligné par les cernes de maman toute neuve. Dans ses bras, au fond d'un puits de soie blanche, une minuscule chose fripée comme une pomme sortie du four.
C'est une fille, dit Ludmilla, elle a les yeux de Marine, le nez de Janvier les menottes d'Alexander. Le reste est de moi.