Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le ...
Elle est là discrète, recueillie. Le toit rouge brique de la maison d'en face se découpe sur le fond gris du ciel.Un gris épais presque noir. Elle ne voit que la maison aux volets vert amande. Aux volets clos. La façade blanche est recouverte de glycine. La glycine est fanée. Derrière la fenêtre de sa chambre elle observe ce décor figé dans le silence.
Et puis, comme une pluie printanière, fine, légère, rafraîchissante, parfumée de végétaux, voilà les larmes qui arrivent. Violettes. Aux reflets bleutés. Il semble que toute la couleur et le parfum sucré de la glycine se soient déversés sur ses larmes. Elles glissent câlines réconfortantes telle une ondée après une journée douloureusement chaude.
Mais, alors que le vent agite la glycine, un séisme se propage à la lisière de ses paupières. Elle ne peut rien retenir. Voilà, ça déborde...
Des gouttelettes salées piquantes et blessantes se précipitent sur son doux visage. Flottent sur sa peau satinée. Un long fleuve de tristesse lèche ses joues, glisse dans le creux de ses fossettes, rebondit sur ses mâchoires, patine le long de son cou pour s'écraser sur le col dentelé de sa robe.
Elle sait pourquoi les larmes ont jailli, aujourd'hui, jour de lacélébration de l'irréparable.La vie qui bascule.Brisée. L'agonie d'une existence heureuse.
La lumière du réverbère se pose sur la façade, de l'autre côté de la rue. Une insulte à sa peine ? Ou bien l'espoir de l'oubli ? Peut-on entraver l'inoubliable ?
Les larmes reviennent. Amères. Indomptables. Impérieuses. Epaissies de rancune. Insolentes. Comme infusées dans un bain acide, ses joues ne sont que douleur. Sa peau ravagée est gorgée d'eau salée.Elle pose ses mains sur ses paupières. Pour éponger le trop plein de peine qui surgit par rafales. Elle n'a pas le contrôle de ce flux incessant. De ces déferlantes.
Ça déborde une telle douleur. Ça abîme. Ça use. Ça défigure.
C'est presque une absurdité cette eau de larmes qui s'écoule. Despotique. Humiliante.
Maintenant voilà qu'elle a froid. Un froid humide à cause de tout ce liquide. De la fragilité qui est en elle s'écoule doucement une rivière de douleur...
La lumière ruisselle sur la grille de la maison d'en face. Elle revoit ses parents devant le portail. Le taxi qui arrive. Les embrassades. Les mots qui rassurent. "Profitez bien !Envoyez des photos ..." Le geste de leur main. Cet au revoir joyeux vers la fabuleuse aventure.Le voyage de noce qu'ils n'avaient jamais fait. Leurs visages heureux de nouveaux retraités qui veulent rattraper ce que la vie ne leur a pas permis de faire. Un recommencement. Un cadeau. Le bonheur...
Et aussitôt l'image qui la hante ; Celle de l'avion qui s'écrase juste après le décollage...
Ils venaient d'acheter cette petite maison pour être au plus près de leur fille. Leur unique fille.
Elle s'éloigne lentement de la fenêtre. Recouvre son visage d'une serviette éponge, appuie légèrement pour absorber le liquide. Elle prend une grande respiration... Se décide à sortir.