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Le "Voyageur sur terre" est un recueil de quatre nouvelles découvert parmi les lectures de textes fantastiques que j'écume depuis plusieurs semaines : le fantastique est l'un des premiers thèmes de cette nouvelle année d’ateliers. Que ce soit au travers de romans, nouvelles ou livres théoriques, je m'y suis plongé avec, je dois le dire, une certaine volupté. On entre dans ce recueil comme dans un brouillard. Green...

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Les pleurs.

Larmes de sang Atelier Larmes

« Gabriel, c'est une rock star », aime à dire Charles-Henri.

Mais non, il ne peut pas le dire : l'expression n'existe pas encore. En revanche, il dit souvent :

« Nous sommes dans le spectacle depuis quatre générations ! Le métier, on le connaît »

Oui, Charles-Henri connait son métier. Il les maîtrise, ses « hautes œuvres » comme il appelle son office. Il n'a pas à rougir. D'ailleurs, le rouge, c'est à son habit qu'il le porte : un manteau que les hommes se transmettent dans la famille depuis plus de cent ans. Il le met à toutes les représentations qui se déroulent de manière immuable, selon un rituel sans surprise et qui pourtant sont toutes différentes. Jamais deux pareilles !

« Pour que le commerce soit prospère, il faut donner au client ce qu'il attend et Gabriel, il sait y faire ! » se vante Charles-Henri qui, à cinquante-trois ans, envisage de passer la main à son fils. Désormais, il ne se contente plus que de donner des signes de tête à ses assistants, de loin en loin, lorsqu'il sent un « ventre mou » au milieu du spectacle et qu'il veut accélérer le rythme. Mais cela n'arrive pas souvent ; ses fils ont gagné en autonomie, ils sont doués, les bougres. Gabriel, surtout ! Bien que cadet, il est le plus doué des deux et le préféré de son père. La relève est assurée.

Charles-Henri est en train de tourner autour du podium, comme à son habitude. Il observe le public. Des fous furieux que la police repousse au-delà du périmètre de sécurité. Ils sont là à vociférer, le laissez-passer à la main, la bave aux lèvres, la haine au cœur. Ils veulent être aux premières loges, toujours plus près, pour ne manquer ni un bruit, ni une odeur. S'ils pouvaient toucher, ils le feraient.

Les hommes hurlent « Crève ! Saleté ! ». Ils en font toujours une affaire personnelle : on a volé un pain ? C'est leur pain. On a trucidé un voyageur ? C'est leur ami, leur frère.

Les femmes, elles, s'agglutinent afin de tremper leur mouchoir dans le sang et de s'en frotter le ventre. « Ça rend fertile », crient-elles, tout en riant grassement.

Les temps ont changé, on ne pend plus, on n'écartèle plus, mais les femmes ont toujours cet air de folles et les hommes de brutes sauvages. Gabriel adore cette liesse, ces cris, cette violence dont il se nourrit. Il soigne sa mise en scène. Il en rajoute. Il en fait des caisses, sur sa petite scène.

Mais, ce matin, c'est l'accident bête ! Gabriel fait un pas de trop et tombe de l'estrade, de tout son poids, sans même avoir le temps de pousser un cri. Instantanément, la foule se tait. Charles-Henri est là, à quelques pas à peine. Il aurait pu retenir Gabriel dans sa chute ou au moins l'amortir mais tout se déroule dans son dos. Il entend le corps heurter le pavé et le cou se rompre. Cela fait le bruit d'un poireau dont on brise la tige entre ses mains. Charles-Henri se retourne et découvre une masse inerte, un tas de chair et de fripes. Il se précipite à son secours, le redresse. Gabriel n'a pas encore la raideur cadavérique à laquelle Charles-Henri est habitué. Alors celui-ci croit, un instant, que peut-être... Pourtant il en a manipulé des macchabées : des tout frais, des faisandés, des déjà durs, des encore mous. Pourquoi ce faux espoir le submerge-t-il alors qu'il sait pertinemment qu'il n'y a plus rien à faire ?

Charles-Henri fait rouler la tête de son fils contre sa clavicule, et se met à lui parler. Visage contre visage, bouche contre bouche. Il murmure avec tendresse des mots car les mots sont du vent, de l'air. Un souffle de vie dont il espère l'animer.

« Parle-moi, Gabriel. Tu t'es fait mal ? Ce n'est rien qu'une petite chute. Tu vas te remettre. »

Mais aucune réponse.

Les lèvres de Charles-Henri se mettent à trembler, doucement, d'un mouvement irrépressible. Toutefois, il ne veut pas pleurer. Ce serait admettre, accepter. Il se mord la lippe, il plante les dents dans sa chair, à en saigner, pour que la douleur soit purement physique. Ses joues se creusent, aspirées par le vide de sa gorge. La peine était donc là, tapie en lui ! Comment un homme peut-il abriter un tel chagrin sans en être conscient ? Où se niche d'ordinaire cette angoisse qui déborde aussi vite, aussi facilement ? Charles-Henri est secoué de spasmes. Ses épaules, son dos, ses jambes frissonnent comme si un froid glacial s'était abattu sur lui. Non ! Non ! Non ! Il ne veut pas laisser les larmes jaillir. Quitte à passer pour un fou, il veut sourire ! Oui, sourire pour que ça lui porte chance. Il ébauche un rictus pathétique. Il force ses lèvres à s'incurver vers le haut mais les muscles ne lui obéissent pas. Sa bouche s'étire vers le bas, en un croissant grotesque. Malgré lui, son visage cède à une mécanique corrompue qui complote contre lui ; il prend la forme d'un masque de tragédie grecque,

Charles-Henri tourne la tête vers le ciel. Son cou flétri se tend à craquer. Son estomac, sa gorge, sa bouche s'alignent en un canal droit dans lequel les larmes, longtemps retenues, s'engouffrent avec rage. Sentant la vague monter, il serre les mâchoires à s'en éclater les chicots, espérant l'endiguer. Alors les larmes trouvent le chemin des yeux. Charles-Henri a beau écraser ses paupières pour ne laisser nulle échappée possible, deux filets impétueux bondissent entre ses cils et les larmes se mettent à cascader de ride en ride, comme l'eau d'une fontaine ricoche de vasque en vasque, offrant un rideau liquide dans lequel viennent se refléter la foule, l'estrade et la veuve qui dresse ses longs bras vers les nuages. Le flot a l'air intarissable. Existe-t-il en chaque homme, une mare de tristesse qui ne demande qu'à être écopée ? Charles-Henri essuie cette eau amère d'un revers de bras mais à nouveau son visage est submergé. Comme si cette rivière remontait à sa source inexorablement, en un mouvement perpétuel, pour alimenter encore et encore son affliction.

« Ah ça ira, ça ira ! » chantait-il encore ce matin. Mais comment, cela pourra-t-il aller si… si vraiment… si Gabriel est… Il ne veut pas dire le mot. Il ne peut pas.

Autour de lui, la foule n'en perd pas une miette. Elle dévisage ce père qui, telle une Piéta improbable, a recueilli son fils après le supplice. Oui, la scène est quasi biblique. Quel spectacle ! Ils n'auraient jamais pu espérer un tel final. La compassion se mêle à une sordide exaltation. Le malheur des uns fait, décidément, le bonheur des autres.

Soudain, Charles-Henri éclate en un sanglot saccadé. Il expire, dents serrées, des bouffées d'air par paquets bruyants. Puis il inspire en un long appel d'air geignard qui lui fait vibrer la glotte comme un tocsin. Il tousse, éructe, postillonne puis reprend sa mélopée. Ses cordes vocales se déchirent. Un hoquet s'empare de lui. On dirait un éclat de rire. Peu à peu, les gémissements se transforment en un marmottement inintelligible. Des bribes de patois remontent à la surface. Le patois de ses parents, la langue de son enfance qu'il ne parle presque plus depuis son arrivée à Paris. Charles-Henri se met à prier en Normand pour que le seigneur lui accorde sa grâce :

« Vous avez ressuscité Lazare, ô Père tout puissant, ressuscitez mon fils ! »

Pour voir si Dieu l'a entendu, Charles-Henri secoue Gabriel, l'embrasse, le baigne de son larmoiement. Une onction qui se veut baptême citoyen, pour le retenir à la porte de sa dernière demeure et le ramener à la vie. Et puis, si Dieu ne l'écoute pas dans cette France de mécréants où toutes les valeurs ont été piétinées, Charles-Henri espère qu'une divinité républicaine, pour le récompenser de son engagement révolutionnaire, renversera le destin tragique de Gabriel.

Il redresse son fils, le serre contre lui, rabat le bras droit. C'est alors qu'il découvre quelque chose agrippé dans sa main. Entre les doigts raidis, une tignasse bouclée ondule sur un visage sans corps, c'est la tête grimaçante du supplicié qu'il brandissait, il y a quelques minutes encore, aux quatre coins de l'échafaud. Il faisait semblant de la jeter dans la foule, arrosant de sang le public ravi et provoquant à chaque fois des hurlements faussement écœurés. C'était son jeu de scène à lui, sa marque de fabrique. Il adorait ça, l'outrance. Mais cette tête lourde comme un boulet, la tête d'un faux monnayeur gras et replet, l'a déséquilibré. Gabriel, emporté dans son élan, est tombé de l'échafaud.

Elle pleure aussi, cette tête, non ? Mais de rire ! Elle s'est vengée.

Demain, dans la Gazette Nationale du 28 août 1792, on pourrait lire:

« Gabriel Sanson est mort, hier, en place de Grève, d'un accident du travail. Il était l'assistant de l'exécuteur des Hautes Œuvres du roi, Charles-Henri Sanson, son père. Paix à son âme. »...

Mais les accidents du travail comme les rocks stars n'existent pas encore… 

Vie
Demain

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Commentaires 1

Invité - Marie le lundi 1 juillet 2024 22:17

Vraiment original. Les faits sont surprenants, mais authentiques. Au passage, j'ai appris qu'une tête humaine humaine pesait entre 5 et 8 kilos!

Vraiment original. Les faits sont surprenants, mais authentiques. Au passage, j'ai appris qu'une tête humaine humaine pesait entre 5 et 8 kilos!
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