Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clam...
Le papet était assis dans son fauteuil de velour vert, un léger sourire aux lèvres. Il avait ce regard si particulier des personnes malvoyantes, fixant quelque-chose d'informe devant lui et tendant l'oreille à la musique de la vie environnante. On arrivait à lire dans ses yeux gris clairs toutes ses émotions. Il attendait l'heure du repas. Quelle heure ? Il avait oublié. Il n'avait plus de notion du temps. Il se fiait à son horloge interne mais elle avait subi les outrages des années. Son grand âge perturbait sa belle marche. Il savait simplement que le temps qui s'écoulait achèverait bientôt de le dévorer. Très diminué par la vieillesse, il était couché dans son lit la majeure partie de la journée ou bien assis dans ce fauteuil. A ce moment précis, il était heureux de percevoir dans cette maison l'affairement des personnes qui lui étaient chères. Sa famille, son clan, sa descendance. Le son de la télévision en arrière-fond, les chamailleries des enfants pour des crayons de couleurs, les bribes de discussions animées au loin dans la cuisine, les odeurs d'ail et de persil en train de frire dans une poêle... Les éclats de voix des enfants, encore. Ces petits riens qui le fatiguaient tant, mais qui le remplissaient maintenant d'une totale satisfaction intérieure. Le sentiment du travail accompli, la relève était bien assurée.
Installés à la table de la salle à manger, les enfants s'occupaient en attendant midi avec des coloriages magiques et autres activités manuelles que leur mère et tante avaient imprimés. Ils avaient reçu comme recommandation de ne pas trop faire de bruit pour ne pas déranger le papet qui écoutait la télévision. Mais les rivalités enfantines avivaient très vite les activités. Les chamailleries au sujet des coups de feutres visibles sur la feuille ou sur le soin de ne pas dépasser allaient bon train. La petite Lise, de son côté, observait son grand-père. Elle le trouvait beau. Elle ne pouvait pas lui parler car elle ne comprenait pas sa langue. Il parlait un dialecte bien à lui, un mélange de catalan et de patois occitan. Elle s'appliquait alors à dessiner son visage sur une page blanche ce qui provoqua les fous rires de ses cousins. Elle alla déposer un baiser sur la joue de son grand-père qui souriait, comme si au-delà de la vue et de la parole ils se comprenaient.
L'heure du repas approchait. On s'agitait autour de lui. Les enfants rangeaient leurs affaires. On dressa la table avec la nappe brodée, les assiettes, verres et couverts que l'on sortait du buffet seulement pour les grandes occasions. Il fallait maintenant se lever pour aller s'installer et prendre place autour de cette table. Ces petits déplacements d'un meuble à l'autre, d'une pièce à l'autre étaient devenus un supplice. Son corps ne répondait plus aux ordres de sa volonté. L'ensemble de ses os et muscles lefaisaient terriblement souffrir. Il lui fallait de l'aide pour tout changement de position. Une de ses filles l'empoigna à bras le corps pour le mettre en station debout. Avancer un pied, puis l'autre, et recommencer. Il espérait ne pas trébucher car il ne voyait plus où il allait. Il était obligé de se laisser guider. Il voulait que ça s'arrête, ce n'était plus une vie. Toutes les personnes présentes alors dans la pièce stoppèrent inconsciemment ce qu'elles étaient en train de faire. Immobiles, tout le monde observait cet homme se mouvoir avec difficulté. Ils étaient prêts pour intervenir au moindre signe de faiblesse, et en même temps n'osaient pas ciller par peur de rompre cet équilibre fragile. Le papet avait bien vieilli. Il avançait à tout petits pas mais la cadence restait régulière. Tout le monde se taisait, retenant les respirations. On entendait plus que le frottement des chaussons sur le carrelage. Il traversait péniblement la salle pour aller prendre place en bout de table. Cette action quotidienne des plus banales parut soudainement devenir une marche solennelle. Le temps d'un instant tout s'était figé autour de ce grand-père, ce monument sacré. Ils étaient là aujourd'hui pour le soutenir dans ses derniers pas, comme il avait soutenu chacun d'eux dans leurs premiers.
Le repas s'éternisait à présent, le brouhaha des discussions le fatiguait. Les lumières devant ses yeux bougeaient et se mélangeaient en un tourbillon qui l'étourdissait. Il voulait se reposer.
L'amour sincère et inconditionnel, voilà les valeurs qu'il leur avait transmis. Il était serein et impatient à la fois. A présent, il était pressé de retourner se coucher espérant fermer les yeux pour le grand sommeil.
E.G