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Nouvelles de Julien Green

Le "Voyageur sur terre" est un recueil de quatre nouvelles découvert parmi les lectures de textes fantastiques que j'écume depuis plusieurs semaines : le fantastique est l'un des premiers thèmes de cette nouvelle année d’ateliers. Que ce soit au travers de romans, nouvelles ou livres théoriques, je m'y suis plongé avec, je dois le dire, une certaine volupté. On entre dans ce recueil comme dans un brouillard. Green...

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Le dernier passager

Immortalite Nouvelle sur l'immortalité

Ma besogne est si ancienne que ma mémoire en a gommé les prémices.

Depuis toujours, mes souvenirs sont portés par le fleuve.

Ma gondole est la même : étroite, humide et sombre. Elle ne porte qu'un voyageur à la fois. En plus de ma charge bien sûr. Je suis certain de n'avoir jamais dérogé à la règle même en des temps dont il ne reste que des effluves éparses dans mon esprit. Ils étaient pourtant parfois des centaines en file indienne, organisés, désorganisés à attendre le passage tranquille de ma barque. L'attente pouvait alors prendre pour certains des années, mais je n'accélérais jamais l'allure. Mon bateau ne tremblait pas et mon passager n'avait pas à craindre la morsure des vagues glacées. Il gardait presque toujours le silence et laissait rarement plonger sa main dans les eaux troubles du Styx. Plus la berge s'éloignait et plus les battements de son cœur ralentissaient.

Ma réminiscence la plus lointaine remonte aux premiers hommes. Ceux encore velus et au langage plus proche d'un râle animal que d'une langue parlée. Lorsque je tendais ma main et réclamais mon dû, ils reniflaient longuement mes os nus comme pour me mordre. Ils payaient tous. En petites pierres colorées ou en bois sculpté.

Je n'ai jamais connu mauvais payeur. Plus tard, les bourgeoises retireraient leurs lourdes boucles d'oreille en argent et les princes offriraient les pièces en or masquant leurs paupières. Ceux qui n'avaient rien livreraient leurs vêtements, leurs dents... J'accepterais toujours, dans ma grande clémence, leurs souvenirs. Les plus beaux seulement pour accompagner mes traversées silencieuses.

Les premiers hommes disparurent de mes berges remplacés par des hommes et des femmes de plus en plus savants. De plus en plus humains. Des assoiffés d'humanité. Vikings, explorateurs du nouveau monde, papes, chrétiens et musulmans, empereurs de Chine, rois d'Europe et pharaons superbes. J'ai accueilli sur ma gondole les plus glorieux noms du monde…

...comme les plus miséreux de tous. J'ai connu des corps maigres et des visages émaciés creuser mon navire. Des peaux noires marquées par cette humanité galopante. Sanglés comme des bêtes. Leurs blessures les rendaient parfois méconnaissables. Leurs plaintes continuaient longtemps à résonner sur mes rives. Certains esclaves avaient été baladés d'un bateau à un autre toute leur vie. D'une cale à une autre. D'une prison à ma maison.

Je n'ai jamais fait aucune distinction. Entre le bourreau et sa victime. Les courses se ressemblaient toutes. Lorsqu'ils furent des milliers d'êtres nus et tremblants sur le rivage je n'ai pas rechigné à la tâche. J'ai tendu encore et encore mes mains pour réclamer le droit de passage. Les enfants, les vieillards et les femmes furent les premiers à quitter la plage. Des hommes les rejoignirent bientôt si maigres et pâles qu'ils se confondaient avec mon propre reflet. Je croisais leurs yeux vitreux qui avaient vu l'horreur : des diables en tenue élégante leur donner la mort. Je cherchais longtemps un souvenir heureux, préservé, caché dans leur mémoire avant de les autoriser à me rejoindre.

Les bourreaux sont arrivés eux aussi. Bien plus tard. Un petit matin au lever du jour alors que je ne les attendais plus. Je n'ai jamais fait aucune distinction. Mais parfois. Une poignée de fois seulement durant ces quelques voyages ma barque s'est versée et mon passager est tombé dans les eaux noires du Styx.

Il y eut les vagues de famine, les génocides, les guerres et les pestes. Des milliers d'hommes affaiblis aux portes de mon domaine. A chaque siècle, un cortège de mourants venait grossir les rangs de la file. Je les accueillais tous sans hâte.

Je n'arrive pas à me rappeler précisément de leurs visages. J'imagine qu'il y en a eu trop et qu'ils se ressemblaient tous dans leur peine. Je me remémore ponctuellement les histoires et les formes de quelques-uns. Souvent des enfants terrifiés dans ma barque, recroquevillés dans mon ombre. Ils pleuraient en silence et ce trajet coutumier me semblait plus long encore qu'à l'ordinaire. Une passagère dans un lointain souvenir portait sa robe de mariée. Elle était ensanglantée et tenait son ventre comme pour protéger l'enfant qui demeurerait en elle pour l'éternité. Elle m'avait supplié de faire quelque chose. Ses yeux étaient baignés de larmes et ses lèvres tremblantes. J'ai attendu longuement sur ma barque qu'elle soit prête à m'y rejoindre. Parfois certains étaient soulagés. Les personnes les plus âgées. Elles arrivaient souriantes et dans mon navire me comptaient les bribes de leurs vies. Elles s'étonnaient parfois de pouvoir librement respirer ou de se mouvoir sans douleur. Pour ces histoires racontées je leur suis d'une extrême gratitude.

Parfois, lorsque la lassitude me gagnait je stoppais ma barque au milieu du lac. A mi-chemin entre la côte et le bout du voyage. D'ici je ne voyais ni la destination ni la file infinie de mes passagers. Il n'y avait que la brise et le clapotis régulier des vagues. Le ciel n'avait pas d'étoiles. Il faisait toujours nuit noire au bord du Styx. Je n'ai vécu qu'ici et une trainée de lumière dans l'immensité sombre me terrifierait. Elle viendrait troubler l'attente. Troubler l'ennui. Troubler la mort.

La mort...Je me suis parfois demandé si elle commençait dès le rivage que je gardais ou sur l'autre rive. Celle-là que mes pieds n'ont jamais foulée. Je restais toujours sur ma barque. Le passager mettait timidement pied au sol. Sur du sable mouillé. Ses pas creusaient la plage. Son dos s'enfonçait dans un halo lumineux et avant qu'il ne disparaisse complètement, mon embarcation s'éloignait déjà dans les ténèbres. Il ne se retournait jamais pour saluer son dernier guide.

Les humains sont des êtres insolites. Ils évoluent sans cesse. Leurs vêtements, leurs coiffures, leurs manières de parler et de se mouvoir a changé au fil des siècles. Ils vivaient de plus en plus vieux et mouraient en meilleur santé. Leurs corps m'apparaissaient, durant un temps, moins mutilés par la maladie. Comme préservés. Ensuite ils ont encore mué et du métal et des ossatures robotiques ont mangé leur peau humaine. Des jambes de fer qui leur permettaient de courir plus vite avaient remplacé leur carcasse de chair. Des implants derrière leurs oreilles pour réaliser quelques miracles de la Science. Il semblait alors que les hommes et les femmes que je recevais, parfois mi-droïdes mi- humains vivaient plusieurs vies avant de s'éteindre lorsque la machine s'enrayait enfin.

Cela ne dura qu'un temps. Mes berges qui s'étaient vidées furent à nouveau la proie d'assauts récurrents lorsque des hommes affamés et assoiffés se regroupèrent pour attendre ma venue. Le monde avait changé et il n'y avait plus assez de place pour tous. Pour les robots mais aussi les hommes. Pour leur entrailles, et leurs estomacs qui avaient besoin de carburant. L'eau, l'énergie, la faim avaient provoqué de nouvelles guerres. Des migrations qui entraînaient la mort. La guerre... ce mot avait été dans toute les bouches depuis la nuit des temps. Il résonnait encore sur les rives du Styx. Avec sa pesanteur coutumière.

La guerre... J'étais fatigué de ces voyages répétés.

Il y eut ensuite les grands brûlés. Les irradiés. Ils ressemblaient à des monstres sculptés à la cire chaude. Cette fois-ci plus personne ne parlait de guerre mais d'autre chose. D'une lueur rouge qui avait décimé l'horizon. Je suis certain de l'avoir vu jaillir au-dessus de mes ténèbres familières et d'en avoir ressenti la chaleur. C'était une étoile filante dans le ciel noir. La seule étoile que je ne verrais jamais. Je comprenais plus tard que cet astre était une arme redoutable. La plage n'avait alors jamais été aussi pleine. Les jours passaient et mes voyageurs s'étiraient à perte de vue. Leur nombre augmentait sans cesse comme si l'ensemble de l'humanité s'était donné rendez-vous pour mourir.

Je n'avais plus le temps de me laisser bercer par la rumeur du lac. La foule attendait. La foule grondait. Je perdais définitivement la notion du temps. Le siècle des lumières était peut-être hier, ou était-ce celui de la conquête spatiale ? Cet amas d'hommes qui me faisait face n'avait plus de formes ni d'âge. Ils attendaient.

La tâche fut longue. Le rivage prit des années à se vider. A la fin, il n'était plus qu'une poignée d'hommes. Blancs comme la mort. Maigres et fatigués. Des poches sous leurs yeux et le teint cireux. Ils avaient vécu quelques années encore protégés dans des bunkers fortunés. La mort les avait rattrapés eux aussi. Finalement, malgré tout leur argent, ils n'avaient pas plus à donner que les autres en échange de leur dernier voyage.

Je ne me souviens d'aucun de leur visage. Néanmoins mon dernier passager fait exception. Je ne me rappelle ni les traits de sa face ni la maigreur de ses mains ou de son cou. J'étais étonné de le voir déambuler seul le long du lac sombre. Il est monté dans ma barque et arrivé à la moitié du parcours, à l'endroit exact où je me reposais jadis quand mes os étaient trop usés, il a levé les yeux vers le ciel et a murmuré « le ciel est sans étoile, comme sur Terre à présent ». Il avait soupiré « la terre des vivants est devenue la même que celle des morts ». Il ne savait pas qu'il était le dernier des hommes. Moi non plus à cet instant.

Il est parti comme les autres. Sans un regard pour le fleuve, la barque et moi. Sans un regard pour ce monde sans étoile qui le glaçait tant.

J'ai attendu. Des siècles et personne n'est venu. Ma berge restait désespérément vide. J'espérais que le rouage reprenne, qu'un seul au moins y ait réchappé. J'étais cette fois-ci fatigué de cette attente. Je promets que j'ai attendu encore et encore les yeux rivés sur le rivage. Dans l'ennui j'ai essayé de me souvenir, de leurs transformations, de leurs rires et de leurs larmes.

Des visages apaisés et de l'inadmissible dans leurs yeux. Des hommes bons qui n'avaient que des souvenirs heureux à me confier, aux plus cruels d'entre eux qui avaient assez pour me payer en rubis et or raffiné. Au fond du Styx, les trésors de l'humanité reposaient et j'étais désormais le seul à les contempler.

J'ai attendu encore.

Aujourd'hui, j'entreprends mon dernier voyage. Je quitte le rivage pour la dernière fois. Ma barque glisse avec aisance dans les courants. Moi qui n'ai jamais connu la moindre appréhension à me rapprocher du halo de lumière voilà que je tremble et que la peur m'assaille. La mort que je croyais m'être familière ne m'indiffère plus. Je pose pied à terre et comme toute les fois où j'ai vu mes voyageurs le faire je m'avance vers le puits doré. Comme hypnotisé. Je sais que je ne rebrousserai pas chemin. Je crains pourtant d'avoir peur, moi, le passeur du temps. Lorsque je passe mes mains devant mes orbites creuses pour me protéger de l'éclat, mes vieux os s'entourent de chair et de peau. Je sais que l'ensemble de mon corps s'est recouvert de ce doux pelage humain. J'avance encore et laisse échouer ma pagaie sur le sable brûlant. Le poids sur mes faibles épaules se retire enfin.

Je suis le passeur du temps. C'était mon ultime voyage.

Je suis le dernier passager. 

Violette
L'heure du bain
 

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