Le gris établit un nouvel ordre ouaté du monde. Paul Claudel.
Le gris avance d'un pas hésitant, il trébuche le gris.
Il progresse pourtant en gonflant les nuages, il s'étire en caressant le monde, creuse une surface, deviens vallon ou combe, estompe une arête sur l'horizon.
Tu es lisière, le gris.
Tu nimbes.
Tu te déposes comme un voile mouvant, déchirant des percées lumineuses puis soudain, tu éteins, avales les nuances sans les mâcher ; elles glissent avant de se diluer et mon regard se perd, désorienté par tant de monotonie.
Plus loin tu déroules l'asphalte, tu construis, bâtis des dalles à l'horizontalité muette, grimpes sur les façades, lâches de crayeuses bavures, une couleur Titan, dure comme la pierre que tu n'es plus, coffré, coulé, tu t'ériges le gris, dissimules, ordonnes, canalises les foules qui t'arpentent sans empathie, tu pars à l'assaut des toits, les hérisses de pointes métalliques, au point qu'on t'herborise. Comme pour mieux briser ta brusque solidité, comme pour t'empêcher de rejoindre l'éther.
Insouciant, tu résistes.
Ardoise, bitume, fumée, bruine, perle, tourterelle, tu me nargues, grisette, et je chavire. Vertige des nuances, constellation subtile, tu côtoies le violet ou l'ocre, séduis un bleu, captures une lumière en saisissant le blanc. Le peintre te conjugue au pluriel, De Staël ou Morandi ne s'y sont pas trompés qui n'osent pas le noir.
Tu es le velours de mon canapé, le reflet de ma tasse, la brume de mon éveil, la lavande que je viens de planter. Tu chasses le définitif de ton inconstance vaporeuse, virtuose du doute, de l'indéterminé. Tu accentues mon errance et parfois je m'aventure, à tâtons, dans tes insaisissables contours. Dans mon trouble, je peine à te saisir mais jamais tu ne m'aveugles.
Tu as de ces douceurs, de ces envoutements, le gris, qui enveloppent comme un linceul, apprivoise ma vieillesse, pare mon corps d'obsolescence délicate, par petites touches, comme la gomme mie de pain efface, effleurant à peine le trait acéré qui lentement m'a dessinée.
Ton incertitude sourde orne ma vie, le gris, comme le point de rencontre de tous les possibles.