Un petit chapeau aux couleurs fanées sur la tête, ce matin-là, comme chaque matin, tenant à la main son cabas duquel dépassaient poireaux, fanes de carottes et plumes de volaille fermière - c'était jour de marché - Albertine Parut poussa de toutes ses forces la lourde porte de l'église, franchit le ...
Assise sur mon rocher, j'épie l'île plantée au large de notre côte sauvage. Aucune embarcation ne s'aventure près de ce lieu ombrageux martyrisé par la mer, qui poignarde avec violence l'à-pic de ses falaises. Dans le miroir des vagues qui font rougir ses bleus, l'île danse. S'admire. Grimace. Se déforme. Se déguise de dentelles blanches comme les ombres de lunes pleines. Croque le vent. L'immensité qui la cerne crache le velours de ses violets turquoise sur la roche qui grince. Terrifiés les bruits glissent en silence dans la transparente opacité de l'air.
Les vestiges d'un château émergent du lacis des grands arbres. Ses ruines suffoquent sous les cendres bouillonnantes d'un passé aphasique. Je traverse les flots qui flambent sous la lune. Je trébuche sur les odeurs piquantes qui s'égosillent dans la plaine de l'île. Des orangers violine souffreteux et braillards me poursuivent. Les gris perlés s'accroupissent comme des ânes battus. Les odeurs vocalisent sous mes narines. Ma peau se cogne aux fragrances courtoises qui se volatilisent sur mon passage. Puis soudain comme des bombes laviques éjectées d'un volcan bleu le passé reverdit. Les écorces rosissent. Les houppiers bleuissent. Alors la terre restitue des souvenirs dans la fraîcheur étouffante de l'île. La plainte du jardinier résonne sur les écorces carminées.
-"Comtesse Opaline, je nourris et abreuve la terre. Mais aucune fleur ne veut pousser sur l'île !"
Troublée, la comtesse Opaline peint chaque soir une fleur différente. Sa palette est musicale. Elle laisse ouverte les fenêtres du château. La nuit, en séchant, la fleur se décolle du papier et s'envole vers le parc. Chaque matin, ému, le jardinier cueille l'unique trésor du jardin pour l'offrir à la comtesse Opaline. Elle crée alors chaque soir davantage.
Les rubiacées aux formes bipolaires, rock'n roll avec les opiacés. Les grenouilles cramoisies dégrisent dans les jardins d'eau survolés par les nymphéas en voiles de mariées. La chélone pourprée, le dé à la main, festonne les ruisseaux. Les cloches des muguets vocalisent dans les sous-bois. Les lys répondent avec leur voix de tête en arpentant les allées. A minuit la grande Mauve enfile ses bijoux et valse avec les roseaux.
Près du château les roses bleu marine en large décolleté diapré choralisent avec les hortensias aux perruques poudrées d'argent. La lavande camphrée et la menthe sauvage entrelacent leurs odeurs. L'azurite prédit l'avenir dans sa boule de saphir. La lobélie en aube pourpre se fait appeler "Eminence". Le bougainvillier rubicond escalade les tours pour enlacer les meurtrières.
Les ombres mozartiennes entonnent, allegro molto, la symphonie numéro quarante.
Assise sur mon rocher, je les aperçois dans la nudité des vestiges. Lui, offrant des brassées de fleurs. Elle, dans sa grâce Opaline, souriant d'un bonheur retrouvé.