Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clam...
Métro parisien, Le quai fourmille d'une horde laborieuse, sacs sur le dos, sacoches au bout du bras, sacs à main sur l'épaule, guindée dans d'incolores uniformes. Agglomérés en rangs serrés sur la première ligne, ces vaillants soldats de la semaine de quatre jours piétinent le sol de leurs hauts talons, de leurs mocassins cirés ou non, tendent le cou à droite vers le panneau d'affichage, à gauche vers le trou noir du tunnel, dans une chorégraphie de girouettes, relèvent dans un mouvement métronomique les manches de leurs manteaux pour vérifier encore et encore leur montre, guettant fébrilement l'entrée d'une rame. Massés à l'arrière du front, des voyageurs occasionnels, touristes, badauds, patientent dans l'attente d'un désengorgement libérateur.
Une rame entre à quai, crache, vomit une fournée de travailleuses, travailleurs, qui exhalent des parfums nauséeux. Ces manchots serrés comme des sardines gesticulent pour s'extirper de la boîte tandis que les pingouins poussent un dos, s'agrippent à un sac, se cramponnent à la porte, pour y entrer, coûte que coûte, séance tenante. Ça se bouscule au portillon ! D'une épaule projetée en avant, en voilà un qui se hisse sur la plateforme du wagon, frôlant au passage l'arrondi d'une femme enceinte qui se reculant écrase les pieds d'une mère de famille encombrée du cartable de deux enfants qu'elle accompagne. Des bras tentaculaires se tendent pour s'ancrer à la barre de maintien, un couple s'arriment à leurs lèvres scellées dans un baiser que rien ne perturbe, des corps se contorsionnent pour approcher du saint graal de la banquette voire du strapontin lui aussi très convoité. Le transbordement achevé, les portes claquent sur un téméraire retardataire, la rame s'éloigne.
Dans le wagon, une onde magnétique de répulsion compacte les voyageurs déjà pressurisés à l'opposé de la porte par laquelle a surgi le dernier passager. Avec acrobatie, par une adroite position de ses deux jambes, il parvient à se stabiliser et à maintenir son équilibre. D'une poche de sa gabardine élimée, il dégaine alors un rutilant harmonica, sa main droite tatouée le porte à ses lèvres, sa main gauche cajolante l'entoure à son tour, ses joues mal rasées se gonflent. Il expire. Sur les banquettes, des têtes grises, blondes, chapeautées, pivotent pour identifier la source de la mélodie qui enfle et emplit la rame. Des soupirs d'agacement embuent les vitres du wagon. Un enfant y trace de son doigt malhabile les contours d'un paysage qu'un brutal coup de frein rature. L'homme qui lisait son encombrant journal chavire et s'échoue sur un jeune homme absorbé dans un jeu et qui balaie d'un revers de main l'importune lecture.
Plus de jus. La rame plongée dans l'obscurité s'illumine des torches des portables. Dans cette nuit étoilée, l'harmoniciste lance une note finale qui éclipse le brouhaha des voix agacées, contrariées. Dans cette nuit étoilée, quelques mains saluent l'artiste dans de muets applaudissements. Dans cette nuit étoilée, des yeux se baissent pour ignorer la quête du musicien, des sacs s'ouvrent et se referment, des menottes agitent la pièce de monnaie confiée. Dans un sursaut, la rame redémarre, l'harmonica reprend sa place dans la poche de la gabardine. Au prochain arrêt, terminus tout le monde descend, et le manège reprend.