Je me souviens de Mario, le locataire de mes parents. De nature immuablement heureuse, il comblait de vie le fond de notre cour. Il était de ces hommes rudes aux traits gravés par les intempéries et aux mains rabotées par le mortier. Chaque maison, chaque construction avait imprimé sa marque dans l'...
Je me souviens de Mario, le locataire de mes parents. De nature immuablement heureuse, il comblait de vie le fond de notre cour. Il était de ces hommes rudes aux traits gravés par les intempéries et aux mains rabotées par le mortier. Chaque maison, chaque construction avait imprimé sa marque dans l'album prodigieux de ses mains. Que de belles histoires racontaient-elles. Je les imaginais avalant chaque jour les conseils pour être meilleures que la veille, ces mains travaillaient dur pour apprendre à édifier des fondations plus solides et dresser des murs plus droits. Les mains de Mario étaient fières et fortes.
Mario, mon héros, mon confident, mon ami.
Sitôt rentrée de l'école, je courais jusqu'à sa porte toujours ouverte. Le décor du film tant attendu était en place : une gamelle ploplotait sur le réchaud, les godillots crottés de ciment pendaient courbaturés sur le clou et Mario, pieds nus sur le sol brut, cuiller à la main, fredonnait une chanson dont je ne comprenais pas les mots. Je guettais fébrilement son clin d'œil autorisant le feu de mes questions. Je me souviens particulièrement de ce jour où je le tourmentais au sujet de sa manière si saugrenue de parler. Il m'expliqua qu'il venait d'un autre pays que le mien, dans lequel on parlait une langue appelée italien. Lors de nos conversations, pour que nous puissions nous comprendre, il prononçait les mots que je connaissais, mais à sa manière d'italien. Je n'assimilais pas ce qu'il cherchait à me faire entendre. J'aurais trouvé tout à fait normal par exemple qu'il m'annonce qu'une mystérieuse déformation de sa bouche ou bien que sa langue, trop longue, l'empêchait de parler comme moi.
Je crois pouvoir dire aujourd'hui qu'en me racontant sa vie en Italie, Mario m'avait donné mon premier cours de géographie.
Bien des années plus tard, un jour de mai, ma mère reçut une lettre d'Italie dans laquelle la fille de Mario nous annonçait son décès. C'était dans l'ordre des choses, mais je fus surprise par la brutalité de mon chagrin. Un morceau de mon enfance s'envolait inexorablement vers un passé oublieux.Dans la lettre il y avait une photo : Mario, pieds nus, et moi devant sa porte au fond de la cour. Il souriait pleinement à l'objectif et moi, je regardais Mario. Je me souviens du fameux jour de la photo. Il avait installé son appareil sur l'escabeau et de ses puissantes mains blessées, il avait réglé le retardateur avec difficulté. Au dos de la photo, il avait écrit : "Cathy, il mio giovane amico".