Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clam...
Sous la vigne de Septembre, les premiers éclats du raisin font écho aux bruyères de l'horizon. Dans les montagnes que le soir assombrit, le langage de la terre devient mélancolie; un frisson d'arbre sur la pierre encore chaude, s'asseoir, regarder la vallée. J'aime le point de vue du village, ici au bas des escaliers, il se découpe dans le ciel et le clocher de l'église émerge entre les branches du tilleul. Toute ma vie dans cette vision, toute une vie de labeur, le poids de la terre sur mes épaules a sculpté de douleur mon corps. Ma peau est tannée, burinée par les hivers rudes et mes rides sont la cartographie intime de ce pays. La route qui passe sous la maison n'était qu'un chemin de pierres au départ, combien de genoux écorchés et de pleurs a-t-il fallu sécher? Cette même route qui a vu les premiers pas de Nanou, a aussi vu les derniers de ceux de "ma Philomène". Elle repose désormais là-bas, sous les bras de la statue de la vierge dans le cimetière près de l'église. Elle était si vaillante et si courageuse, petite silhouette enveloppée dans son éternel tablier bleu. Avec ses grandes poches sur le devant, il recélait bien des trésors: quignon de pain, pommes séchées qu'elle distribuait généreusement à ses chèvres et quelques épingles pour redresser son chignon voyageur. De l'étable, une vague odeur musquée me rappelle l'ancienne présence des chèvres, il y a si longtemps maintenant. Le troupeau était indiscipliné,mais Coquette la chienne savait toujours rassembler son petit monde. Il y avait cette "banude" et le bouc qui faisait si peur à la petite.Le bleu des murs a disparu sous la poussière. Il a fallu se résigner à vendre le troupeau, c'est le maquignon de la vallée qui est venu les chercher avec son fourgon. La Blanchette criait, appelait sa maîtresse... On aurait dit les cris d'un enfant. Philomène était à l'envers, tourneboulée. Le temps s'est déchiré et la nature a repris ses droits, tout se délite, plus rien ne subsiste. Le passé semble disparaître, enfoui sous les ronces et les toiles d'araignées. Le tilleul désormais est souverain et domine la jungle du jardin où quelques maigres dahlias se font une place au milieu des herbes folles. Mon cœur se serre, il veut garder aux creux du corps les dernières couleurs, les dernières odeurs qui distillent les images de ma vie.
Une silhouette bleue, au loin, sur le chemin... Le vent soulève la chevelure de l'herbe, une touche d'azur flotte et s'approche... Philomène... Un merle chante dans le lierre... Ma gorge s'étouffe... Un goût d'eau salée... Deux bras en arrondi autour de la tête pour remettre en ordre une coiffure sauvage avec une épingle. " Regarde grand-père ce que j'ai trouvé dans le tablier de grand-mère..." Nanou s'approche, dans le creux de ses mains, comme un trésor, un petit rectangle jaune avec un numéro.
" C'est le numéro de Blanchette," dis-je en murmurant.