Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clam...
Il y a toutes tes hésitations, les « j'y vais, j'y vais pas », de l'aplomb, aux vacillations et ces chutes inévitables. Dans mes yeux, je joue la réplique « ouiii », « allez », « ohhh !! » jusqu'à ce jour où d'un coup d'un seul tu enchaînes quatre semblant de 1ers pas ! Ensemble on exulte!
Il y a tes chuchotis maladroits, juste derrière, tout contre la porte de ma chambre. Ils me réveillent et m'émerveillent. Ton excitation est palpable et bruyante. C'est aujourd'hui l'aube de mes 30 ans. Tandis que vous peaufinez votre entrée et vos cadeaux, moi, vaporeuse dans mes draps, je déguste ma vie et mes choix, qui défilent dans ma tête. Et dire que nous avions hésité à mettre un enfant « de plus » au monde.
Il y a le crissement de la bille de ton stylo qui, gênée par tes efforts trop crispés, dessine les 1ères lettres irrégulières de l'alphabet que tu apprends comme des trophées que tu collectionnes. De mes épluchures je lève mes yeux, mouillés par les oignons et les émotions- ils rencontrent les tiens qui se dressent, depuis le podium que tu t'imagines.
Il y a ta silhouette scintillante d'eau et de lumière réunis. Ton corps souple et tendu n'est fait que de muscles et d'élastiques. Je te contemple, concentré et silencieux sur la margelle du plongeoir. Soudain, saisissant, ton cri de guerre bien qu'attendu nous tend dans une exaltation joyeuse. Ton corps s'élance, se plie, cingle les airs avant de fendre l'eau.
Il y a tout un tintamarre qui encourage ton 1er discours. Et oui c'est ton anniversaire et tout tes amis autour. Comment ai-je pu contenir en moi ce beau et fort jeune-homme qui m'adresse avec tendresse son sourire qui me fait chavirer, une fois encore.
Et puis il y a soudainement un coup dans mon ventre qui me ramène à toi et à moi. Instinctivement ma main se pose sur mon ventre rond…consciemment mon cerveau la retire. La chambre est blanche. Le silence est épais. Ton père est à la fenêtre. Il ne nous regarde plus. Ambiance clinique et cynique. Il est 7h10. Ils seront là dans 5 minutes.
On va t'endormir, je vais t'expulser, on va t'emmailloter puis on va t'enterrer.
Tiens, le JE devient ON pour ton abandon. Suis-je lâche ou faible pour les avoir laissé gagner la partie ?
Dans ma tête leurs voix compatissantes résonnent. Elles se veulent fermes. Sans appel. « Jamais il ne parlera ! Jamais il ne marchera ! Jamais il n'apprendra !»
Mais ce qu'ils ne savent pas c'est que : Jamais tu ne me regarderas ! Jamais tu ne me bouleverseras ! Jamais tu ne me remercieras ! Jamais, jamais, jamais !»
Je les entends, ils sont déjà là. Dernière fois que tu es toi, bientôt tu ne seras plus que « lui ». De l'avenir on t'envoie directement au passé, sans te donner un souffle au présent.
Comment te dire adieu ?