Sa déambulation baroque, colosse barbu porté par son caddy, animait tout le quartier. Je craignais son apparition, démarche incertaine, marin bousculé par une mer houleuse. Il fendait sans un regard le flot des voitures, capitaine au long cours à la recherche d'un port d'attache, insensible aux clam...
Il y a Elle, celle qui descend le chemin serpentant dans la colline. Tout est calme, elle entend son cœur battre au rythme tranquille de ses pas. Sa natte, bien serrée se balance docile sur ses hanches. Il fait chaud déjà, le panier de fruits qu'elle apporte au curé est bien lourd. Une sueur aigrelette mouille son front. Ses chevilles sont fines, poussiéreuses au fur et à mesure qu'elle s'éloigne du village. Heureusement la rivière n'est pas loin, elle connait un petit coin à l'ombre des peupliers où elle pourra enfin plonger ses pieds menus. Elle enjambe le modeste pont de pierre, la lumière est plus poudrée près de l'eau. Giacomo lui a promis de l'emmener voir la mer. C'est comment la mer ? a-t-elle demandé candide. Comme tes yeux, lui a-t-il répondu. Elle a rougi, a baissé la tête, s'est émue ; elle qui s'effarouche d'un rien, ne connait que le clocher de son église, l'horizon du petit jardin derrière le logis et le rythme des saisons, pourquoi aller si loin ? Elle sait peu de choses de la vie et rien du monde au-delà de sa province, mais une épouse se doit d'être obéissante alors elle s'efforce de bien faire. Comment imaginer l'inimaginable ? Une feuille et elle vogue, glisse vers cette eau qu'elle devine sans pouvoir l'inventer. Une brème, une anguille se faufilant entre les cailloux et elle se songe, sirène, fluide mais insaisissable. Au village, on susurre que c'est un bon parti car elle parle peu, qu'elle est douce, sage, fragile, sans doute un peu simplette. Mais que sait-on de l'eau qui dort ?
Il y a Elle, celle qui claque la porte et s'envole de la maison dans un sillage de musc et de jasmin,pieds de gazelle,fourmis dans les jambes et tête dans les nuages quand elle entend la fête au loin, les rires, la musique, les chants. La foule, le bruit, les lumières, tout l'attire. Coquette, elle tourne sur elle-même, fait voler sa jupe, et ose laisser entrevoir un mollet impudique. Elle fredonne quelques « frottole » à la mode, s'arrête un instant pour dégrafer un peu son corsage et dénouer ses cheveux. Elle aime l'étincelle des regards qu'elle déclenche. Puis elle s'élance, danse, tourne, virevolte, le sourire est mutin, les yeux un peu cernés, brillants, elle est échevelée, frissonnante. Le mouvement toujours. C'est si bon d'avoir le tournis. Tout la trouble et la grise. Elle est luth, elle est flûte, elle est souffle, elle est musique. Vite une « pavane », encore une « gaillarde » avant le matin, vite encore un peu de temps, le monde est à elle. Qui oserait semettre en travers de son chemin ? Son regard ensorcèle. On lui fait place, on chuchote dans son dos que la liste de ses galants serait prestigieuse. Elle ne dément pas, elle s'en moque. Elle rit, œillade à droite, tête un peu en arrière, gorge déployée, elle n'est que vibration. Disponible, séductrice, fougueuse, capricieuse et indomptable. Sa palette est incandescente et insondable.
Pourquoi être raisonnable ? L'époque est au vaporeux, à l'imprécis, au nuancé ? Et bien elle préfère l'intense, le vibrant, le spontané, le feu, la passion et peu importe qui s'y brûle. La vie est trop courte.
Il y a Elle, celle qui souffle sur ses doigts engourdis, étire son dos douloureux et fait quelques pas. La famille va bientôt déménager et son mari lui a fait part de son souhait d'installer dans leur nouvelle demeure un portrait d'elle. Flattée, un peu embarrassée mais curieuse, elle a fini par accepter de recevoir le peintre dont il lui a parlé. Il est vrai que les distractions manquent à la campagne et que les travaux d'aiguille et de tapisserie finissaient par l'ennuyer. Elle a vite été touchée par ce bel homme taciturne au regard pénétrant et au geste sûr, qui manie les pinceaux avec dextérité, mélangeant les pigments, recommençant sans relâche, cherchant sans fin à façonner les couleurs et la lumière. Les séances de pose s'enchainent. Elle aime cette huile qu'il utilise. Elle en aime la matière, la texture, la densité, même l'odeur, qui la grise. Sa technique l'intrique et la fascine. Elle en oublie la monotonie des longues heures qui se succèdent et l'engourdissement qui l'enveloppe peu à peu. Sa pensée s'évade, musarde, parcourt le paysage qu'elle aperçoit depuis la loggia où elle est assise, s'étourditdes senteurs d'orangers, de cyprès et de verveine qui l'entourent. Elle laisse s'installer entre eux ce silence quasi religieux et le va et vient discret du regard qui les relient, puis reprend le murmure de sa rêverie vagabonde. Le jour tombe, les couleurs se feutrent, le chant des oiseaux et le son des cloches lointaines s'estompent. Seuls demeurent l'imperceptible glissement du pinceau sur le panneau de bois et la subtile complicité partagée par le Maître et son modèle. Elle se rassied, pose ses mains délicates sur ses manches de soie, relève le front et sourit.
Et il y a et il y aura toujours Elle, convoitée, désirée, jalousée, jamais conquise, un peu enjôleuse, un peu blasée,figée désormais dans son carcan de verre, savourant les regards intrigués, perplexes, attentifs, respectueux, admiratifs ou ricanants des simples mortels qui l'entourent et l'observent tous les jours.
Mouvement suspendu.
Elle que l'on a décrite naïve, paisible, moqueuse, arrogante, effrontée, ambitieuse et bien d'autres choses encore ; elle trône, sage rebelle.
Elle, l'inoubliable, l'intemporelle, l'énigmatique Lisa Gherardini.
L'intranquille Mona Lisa.
La secrète Joconde.